Un mariage de princesse russo-américaine, un chat sauvé des eaux et des clowns à l’hosto cette semaine sur les écrans. Entre autres…
Anora de Sean Baker
Issue d’une famille russophone de Brooklyn, la jeune Anora tire le diable par la queue — et pas que le diable — en travaillant comme strip-teaseuse dans un club. Lorsque Ivan le jeune fils d’un oligarque russe veut s’attacher ses services pour une virée quelques jours, l’effeuilleuse entrevoit l’occasion de se faire un joli pécule. L’escapade se métamorphosant en proposition de mariage, Anora croit vivre un miracle… jusqu’à ce que les parents d’Ivan décident de reprendre le contrôle par l’intermédiaire de leurs hommes de main. Seulement, Anora n’est pas du genre à se laisser faire…
On trouvera dans Anora ce que l’on s’attend à y découvrir. Surtout depuis que la caisse de résonance cannoise (et la Palme d’Or afférente) ont lancé la machine et révélé qu’il s’agissait d’une relecture modernisée du mythe de Cendrillon, recontextualisé dans le bling bling de Las Vegas et les néons des boîtes new yorkaises. Leur rouge vitaminé est d’ailleurs repris sur l’affiche comme dans la bande-annonce — laquelle met en avant le tempérament pétaradant de l’héroïne-titre, comme elle dévoile une séquence-clef du film (on y reviendra), au risque d’en tuer la surprise pour les spectateurs.
Sean Baker opte peut-être ici pour des décors plus luxueux et des plans moins statiques, il n’empêche : Anora s’inscrit dans la continuité de ses films précédents, qui sont autant des portraits que des tranches de vies de personnages issus de la frange inférieure de la société américaine. Peu enclin à la pudeur ou à la réserve, son cinéma affiche frontalement les addictions, les lâchetés, la misère… Toute cette réalité térébrante qu’une moitié de l’Amérique fantasmant sa gloire passée tente d’occulter en cherchant des boucs émissaires.
Bouquet final
Anti conte de fées malgré son début idyllique, Anora tiendrait plus dans sa seconde partie de la farce noire à la After Hours pour sa course-poursuite nocturne à la poursuite du jeune marié ou de la comédie absurde façon Arizona Junior pour ses pieds nickelés chargés d’escorter l’épousée (avec un peu de Fargo, pour suggérer le froid). Le point de bascule s’effectue lors de cette fameuse séquence dévoilée par la bande-annonce, présentée par Baker lui-même comme le nœud du film. Son statut de “moment charnière” est en effet très, voire trop visible, à l’instar de son écriture dramatique, surcomposée quand le reste du film semble viser — malgré les excès inhérents aux personnages — une forme de réalisme. Baker eût affiché un carton : « attention, morceau de bravoure ! » qu’on n’eût pas été davantage surpris.
Le réalisateur n’est pas le seul à pratiquer ce genre de hameçonnage redoutablement efficace sur les jurys. Ruben Östlund ne doit-il pas ses deux (!) Palmes d’Or à des séquences-chocs ? Deux dîners durant lesquels il malmène des bourgeois : avec un acrobate singeant un primate dans The Square (2017) ; avec une tempête faisant vomir les passagers du paquebot de luxe de Sans Filtre-Triangle of Sadness (2022). S’il est un cache-misère bien commode pour certains, l’exercice de virtuosité que constitue ici la séquence centrale ne pas (heureusement) l’alpha et l’oméga d’Anora. Car au-delà de la trajectoire douce-amère de la strip-teaseuse, derrière l’écran des défaites et des désillusions, il y a ce que Baker réussit sans doute le mieux : montrer que malgré le cynisme et la brutalité triomphants subsistent des mains secourables et des cœurs purs — tel le personnage incarné par Willem Dafoe dans The Florida Project (2017). Celui d’Anora est moins visible de prime abord, il offre en tout cas au film un finale d’un dépouillement, d’une intensité et d’une tendresse indicibles. La grâce de cette simple scène de clôture, qui va à l’encontre des artifices du vaudeville médian, est de celles qu’on n’oublie pas.
Anora de Sean Baker (É.-U., 2h19) avec Mikey Madison, Mark Eydelshteyn, Yuriy Borisov, Karren Karagulian… En salle le 30 octobre 2024.
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Flow, le chat qui n’avait plus peur de l’eau de Gints Zilbalodis
Dans une nature où subsistent les vestiges d’une civilisation humaine, un chat mène une existence solitaire, entre routines et prudence. Sa quiétude va être mise à mal par la soudaine submersion des terres. Contraint d’embarquer sur un bateau à la dérive, il doit partager son esquif avec d’autres animaux pas toujours amicaux. Mais entre ce salut flottant et sa peur maladive de l’eau, son choix est vite fait…
Rares, hélas, sont ceux qui avaient découvert Ailleurs (2020, trop mal sorti pendant la période Covid), le premier long métrage du cinéaste letton. Ce tour de force visuel empruntant aux jeux vidéos de quête dans un univers post-apocalyptique avait pourtant de quoi séduire par son esthétique 3D épurée. Sans qu’on le sache, ce coup d’essai — et déjà authentique réussite — préparait à une nouvelle aventure immersive d’un calibre encore plus saisissant. Car si Flow reprend les fondamentaux d’Ailleurs (l’idée d’un voyage-fuite immersif en direction d’une hypothétique “issue”, le tout dans une absence totale de dialogue), la réalisation — à la fois la mise en scène et la “facture artistique” de l’ensemble – opère ici un saut qualitatif prodigieux.
Nouvelle vague
On a certes l’habitude de s’ébaudir sur les miracles de la technologie ; Flow ne vise toutefois pas la surenchère mimétique pratiquée par Le Roi Lion version Favreau dans la contrefaçon de la réalité. Ici, c’est la fluidité du vivant qui épouse la pureté d’un trait ne cherchant pas masquer son origine artistique, jouant sur l’aspect “presque réel“ de la ligne claire ou du flat design. Cet espace laisse justement tout l’espace à l’interprétation poétique. D’autant que Flow est aussi une fable : avec cet nef embarquant des animaux ontologiquement distants ou concurrents, la référence à l’Arche de Noé ou à L’Odyssée de Pi est évidente. Ce qui change ici, c’est l’évacuation totale de l’Homme et la préservation des caractéristique propres à chacune des bêtes. Sans aller jusqu’à dire qu’il s’agit d’un film anti-spéciciste, Flow incite les spectateurs à éprouver le ressenti de chaque espèce, et non à partager des affects copiés sur les humains par l’habituel (et confortable) anthropomorphisme.
Impossible de finir sans évoquer le sous-texte écologique de cette fable montrant une nature regagnant ses droits avec violence. Elle pourrait en soi servir de leçon ou d’avertissement mais c’est avec la toute fin que l’on prend la pleine mesure de sa morale faisant de surcroît un écho terrible aux inondations frappant actuellement l’Europe.
Flow, le chat qui n’avait plus peur de l’eau de Gints Zilbalodis (Let.-Fr.-Bel., 1h25) animation dès 8 ans… En salle le 30 octobre 2024.
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Sur un fil de Reda Kateb
Acrobate dans une troupe d’artistes de rue, Jo est victime d’un accident en plein spectacle. Blessée et sans ressources, elle effectue sa convalescence en se rapprochant d’une association de clowns d’hôpitaux spécialisés dans l’accompagnement d’enfants et de leur entourage. Encouragée par un partenaire de jeu, elle se lance dans l’aventure; Mais cette nouvelle discipline requiert peut-être encore plus d’équilibre et d’adresse que son ancien métier. Et Jo, malgré sa bonne volonté, commet quelques faux pas…
Marquant les premiers pas du comédien Reda Kateb dans la réalisation, Sur un fil est de ces films où le cinéaste fait preuve d’humilité en se plaçant derrière son sujet — doublement, pourrait-on dire, dans la mesure où il n’apparait même pas devant sa propre caméra. Valorisant la mission humaniste et sanitaire des clowns d’hôpital et le dévouement du personnel médical (versus les costumes-cravates en charge de la gestion comptable/administrative des établissements médicaux). il habille son plaidoyer d’un conte sur la reconstruction personnelle, mise en abyme aérienne de la guérison, en évitant les poncifs sur les clowns tristes. Lumineux et pudique, notamment grâce à Aloïse Sauvage, alias Jo.
Sur un fil de Reda Kateb (Fr., 1h56) avec Aloïse Sauvage, Philippe Rebbot, Jean-Philippe Buzaud… En salle le 30 octobre 2024.