Centré sur la période 1976-1978, “Bob Marley : One Love” narre l’exil londonien de la légende du reggae et la conception de l’album Exodus. Mais aussi les querelles intestines en Jamaïque comme du couple Marley. Un portrait nuancé signé par le réalisateur de “King Richard” et interprété par le très habité Kingsley Ben-Adir. Rencontre.
Qu’est-ce qui vous intéresse autant dans les biopics ?
Reinaldo Marcus Green : Je n’ai jamais pensé faire un jour des biopics ; c’est juste qu’ils n’arrêtent pas de me poursuivre pour une raison ou une autre. À la base, c’est toujours l’histoire qui me motive. Pour King Richard, celle des sœurs Williams, deux filles de Compton, qui sont devenues deux des plus grandes sportives de tous les temps. C’est une histoire incroyable. Et elle est racontée à travers le prisme du père, ce qui était inattendu, donc intéressant pour moi.
Ce n’est pas très différent ici : Bob Marley, c’est le mec que l’on voit sur les T-shirts, sur les sacs, sur les pin’s… Mais pour être honnête, je pourrais sortir deux trois lignes de sa musique, mais je n’en savais pas beaucoup plus sur lui. Et je pense que c’est le cas de beaucoup de gens. Pourtant, son histoire est incroyable. C’est un enfant de Trenchtown, un héros improbable, un sans-abri, au père absent. Il n’est pas censé être l’un des plus grands musiciens de tous les temps. mais la vie s’est quand même déroulée de cette façon pour lui. Cette histoire en elle-même est extraordinaire.
Il se trouve que ça devient des biopics. Pour moi, ce sont des films sur les hommes, sur les familles et sur les relations. Et c’est l’histoire principale que nous essayons de raconter. Le format est le format ; j’espère que nous avons pris un chemin détourné plutôt que des sentiers battus. Pour moi, ce film ne devrait pas être ressenti comme un biopic traditionnel. Tout d’abord, par le langage ; par la façon dont sont dépeints, les visions, les flashbacks. Il y a une énergie légèrement différente de celle d’un biopic classique.
Aviez-vous vu Marley (2012) le documentaire de Kevin Macdonald sur Bob Marley et si oui vous en êtes vous servi ou éloigné pour votre film ?
RMG : Je l’ai adoré ! Je pense qu’il a fait un travail brillant. Quand j’ai commencé le projet, j’ai essayé de comprendre ce qu’il nous restait à faire : il avait dit tellement de choses sur la vie de Bob… J’ai donc essayé de trouver ce qu’était notre histoire, notre fil conducteur, ce qui a conduit à faire de Rita [Marley, l’épouse de Bob] un personnage beaucoup plus important dans notre film, avec le choix d’une chronologie plus resserrée : de 76 à 78. Donc oui, ce documentaire était très bien fait et il a été une excellente base pour moi, au moins pour “ressentir“ Bob. Mais il y avait encore tellement de choses à découvrir sur sa vie. Et je suis encore en train d’en découvrir.
Plusieurs membres de la famille de Marley comptent parmi les producteurs. Quel a été leur degré d’implication dans le projet ?
RMG : Quand j’ai réalisé King Richard (La Méthode Williams), l’implication de la famille a été très importante pour “renforcer” le film. Je n’aurais pas entrepris ce nouveau projet sans celle de la famille Marley. Tout d’abord parce qu’ils avaient les droits sur la musique : si on vient voir un film sur Bob Marley, on veut entendre sa musique ! Lors de notre première réunion pour le film, Ziggy Marley était au téléphone, ça donnait l’impression que c’était réel. Au début de notre discussion, il a évoqué non pas King Richard et toutes ses récompenses mais l’un de mes premiers films. Un court métrage de 14 minutes, Stone Cars, que j’avais tourné en Afrique du Sud en école de cinéma. Là, j’ai su que nous étions d’accord. Nous avons donc parlé de films comme La Cité de Dieu, Amours chiennes, Orpheu Negro… Le type de films que j’aime ; la musique venait en second lieu.
L’implication de la famille a donc été énorme, de l’engagement à la réalisation du film. Une fois que j’ai eu leur bénédiction pour raconter l’histoire de leur père, ça n’a fait que renforcer les choses pour moi comme pour tous les membres du staff technique ou artistique. Et puis, j’ai eu l’impression d’avoir des “extensions” de Bob sur le plateau en voyant ses enfants, la façon dont ils marchent, dont ils parlent. N’ayant jamais rencontré Bob, je ne pouvais qu’imaginer combien Ziggy lui ressemble. L’avoir était formidable : c’était comme avoir un grand frère sur le plateau. Ils voulaient la vision d’un réalisateur pour aider à mettre en lumière l’histoire de leur famille. En tout cas, c’était un atout énorme pour moi dans le processus de réalisation.
Dans le film, vous montrez Bob Marley et la musique passer du statut de messager à message. Le film passe-t-il pour vous également du statut de messager à message grâce à la performance de Kingsley ?
RMG : Absolument. Je pense que durant cette période particulière, de 1976 à 1978, Bob est passé du statut de star nationale en Jamaïque à celui de star mondiale. Exodus a définitivement changé la musique — et le reggae pour toujours. Exodus a changé Bob et permis à son message d’être diffusé, d’être transmis à des millions de personnes, comme il ne l’avait jamais été auparavant.
En ce qui concerne la performance, c’est sûr que Kingsley apporte de l’humanité et de la vulnérabilité à à l’histoire de Bob. En interview, le vrai Bob donnait l’impression d’être détendu, relax… Mais je crois que ça n’était pas le cas et que sa vie privée était très différente : il était constamment entouré ; ce devait être un énorme fardeau à porter. Par l’introspection, Kingsley a vraiment approché cette humanité de Bob. Il a compris tout ce que Bob portait : la pression de la société, de la Jamaïque, de tout ce qui se passait personnellement et professionnellement pour lui à cette époque. La façon dont il a pu canaliser cela dans son personnage privé par rapport à son personnage public a été formidable. Alors oui, je lui tire mon chapeau à Kingsley pour tout le boulot qu’il a fait, pour tous les samedis et dimanches qu’il m’a consacrés !
Kingsley, quelle a été votre plus grande appréhension à l’idée de “devenir” Bob Marley ?
Kingsley Ben-Adir : J’ai essayé de trouver un peu d’esprit de Bob. Pas de l’imiter parce que quand il danse et chante, il y a quelque chose de profondément spirituel. Nous n’avons jamais voulu faire une caricature — déjà, ce n’est pas possible : moi, je suis physiquement très différent de Bob. Je ne parle pas le patois jamaïcain et sa culture n’est pas la mienne. Mais vraiment, comprendre que Bob a été un enfant qui a grandi dans le ghetto des banlieues de Jamaïque, à Trenchtown, et que c’était dur. Il a vécu une expérience très complexe. J’ai passé du temps avec sa famille et ses amis qui l’ont connu quand il avait 13 ans ; avec eux, j’ai tout appris sur Bob.
Trouver l’esprit, la vulnérabilité de quelqu’un dont nous savons tous qu’il est un héros, c’est très dangereux, parce que vous voulez vous assurer que cela semble réel — comme on le fait avec n’importe quel personnage — mais avec Bob, c’est un peu comme une terre sacrée. Dans la séquence du cabinet du médecin, j’ai eu l’impression que ça se passait en vrai — en plus, son fils était là. C’était très émouvant, parce que je me disais que c’était le moment où Bob découvrait qu’il était malade. Comment jouer ça ; comment Bob doit-il réagir à ce moment ? Il n’y a pas eu un jour où je me suis dit : « Je l’ai ». Car non, je ne l’avais pas. J’avais besoin de la famille et des amis de Bob avec moi tout le temps pour me sentir en sécurité. C’est devenu une conversation communautaire.
On ne fait pas un film sur Bob à moins de vouloir l’honorer d’une manière ou d’une autre. Et j’ai l’impression qu’en tant qu’acteur, essayer de comprendre ses qualités plus vulnérables me semblait valable si la famille voulait les explorer. Je n’aurais pas voulu faire le film pour jouer le héros, la légende et tout ça. Il était la légende, mais quand il quitte la scène, il était aussi fatigué. Et donc il fallait trouver la complexité et la nuance de sa vulnérabilité tout en voulant faire un film commercial que tout le monde peut voir.
Comment avez-vous récréé la gestuelle sur scène de Bob Marley ? Avez-vous travaillé avec un chorégraphe ?
KBA : Avant d’auditionner, je n’ai pu m’empêcher de le regarder sur Youtube. J’ignorais ce qui se passait, c’était tellement magnétique ! Le concert au Rainbow Theater à Londres dure environ 1h20, et c’est fou. En tant qu’acteur, j’ai trouvé ça très dangereux. Avec la chorégraphe Polly Bennett, nous avons passé un long moment à le regarder, sans rien faire. Ensuite j’ai dû d’abord comprendre comment MOI je danse pour arrêter certaine choses afin de devenir Bob. Parce que Bob, d’un point de vue technique — très ironiquement, je ne m’en doutais pas — il y a beaucoup de tensions (il fait la démonstration) Il est comme dans une boîte et puis ça devient trop, alors il se laisse aller… Et ensuite, il revient toujours dans sa boîte. Alors quand je danse, je reste ici, juste comme ça, les yeux toujours fermés. Bob chantait pour sa vie, je n’en savais rien.
Le rastafarisme est l’un des thèmes centraux du film, connaissiez-vous cette religion avant le projet ? Et comment l’avez-vous abordée ?
KBA : Eh bien, j’ai appris que c’est une religion à plusieurs branches mais aussi un mouvement politique. J’ai aussi parlé à des Jamaïcains qui m’ont dit ne pas être religieux mais suivre le mouvement rastafari… C’est donc compliqué.
Pour moi, le thème central du film, c’est la sécurité. Le voyage de toute une vie d’un homme pour trouver la sécurité et la paix intérieure. Bob Marley : One Love est un message de paix universelle — celui de Bob. Plus je l’ai étudié et plus j’ai essayé de le rencontrer en tant qu’être humain. Et la question qui en a résulté a été : « est-ce que je me sens en sécurité ? Qu’est-ce que cela signifie de ne pas se sentir en sécurité, de ne pas ressentir d’amour ? » La sécurité intérieure, pour moi, est synonyme de paix et d’amour intérieurs, d’unité de la communauté, de paix et d’amour mondiaux. Bob ne s’est pas réveillé un matin en disant simplement « paix, amour et unité ». Il a accompli un voyage pour le comprendre en lui-même.
Considérez-vous la résilience comme l’une de ses caractéristiques ou de ses forces ?
KBA : On appelait Bob Marley « le Général », « Skip » comme le capitaine… Il était connu en Jamaïque comme un dur à cuire. Sa résilience, c’est pareil. Sa famille m’a demandé quelque chose de profond. Ils ne sont pas cinéastes, mais ils voulaient quelque chose de profond. Bob était à la fois un dur et un gars sympa ; ceci et cela. Alors j’ai dit : « D’accord, mais j’ai besoin de savoir qui était ton père quand il avait quatre ans. J’ai besoin que tu me dises la vérité. Je ne peux pas faire de miracles. Je ne suis pas un magicien. » Et c’est juste de la psychologique, c’est tout : c’est un gars du ghetto avec un traumatisme. Moi, si j’ai peur, je ne suis plus sûr de moi. Bob, lui, l’était tellement.
Il était comme Malcolm X de ces gens héroïques qui mettent tout — leur santé, leur famille — au second plan pour faire passer leur mission en premier. Moi, je ne peux pas. Je le fais pendant trois mois pour un film, et puis j’arrête. Mais Bob croyait vraiment qu’il chantait pour Dieu. Je pense que presque toutes ses chansons contiennent, d’une manière ou d’une autre, quelque chose à propos de Dieu. Ce sont toutes des chansons spirituelles, religieuses. Pour finir, je pense que sa résilience est très jamaïcaine. C’est peut-être un peu culturel.
Bob Marley : One Love de Reinaldo Marcus Green (E.-U., 1h47) avec Kingsley Ben-Adir, Lashana Lynch, James Norton…