Le cinéma cette semaine montre une jeunesse meurtrie au Kosovo, en Israël, au Maroc, dans les Vosges. Et même une vieillesse ronchonne dans le sud de la France. Entre autres…
Notre monde de Luàna Bajrami
2007. À l’étroit dans leur village du Kosovo, Zoe et Volta s’enfuient pour étudier à l’université de Pristina. Pour ces deux cousines élevées comme des sœurs depuis la mort du père de l’une durant la guerre, le choc et les déconvenues vont se succéder dans cette capitale en pleine reconfiguration, et qui ne sait que faire de sa jeunesse…
2007. À l’étroit dans leur village du Kosovo, Zoe et Volta s’enfuient pour étudier à l’université de Pristina. Pour ces deux cousines élevées comme des sœurs depuis la mort du père de l’une durant la guerre, le choc et les déconvenues vont se succéder dans cette capitale en pleine reconfiguration, et qui ne sait que faire de sa jeunesse…
Malgré un titre en phase avec l’ambition de ses personnages — et sans doute celui (légitime) de sa jeune interprète-réalisatrice, le premier long métrage de Luàna Bajrami, La Colline où rugissent les lionnes avait connu une existence un peu trop discrète dans les salles. S’il n’en est pas la suite, ni la préquelle et encore moins le remake, Notre monde permettra cependant aux spectateurs d’avoir une petite idée de ce qu’ils avaient manqué puisqu’il débute peu ou prou dans le même contexte géographique et avec des héroïnes similaires, aspirant à s’affranchir de leur village. Mais, comme une variation sur ce thème initial, Luàna Bajrami épouse ensuite une direction différente en les plongeant dans un roman d’apprentissage urbain édifiant.
Autre monde
S’il n’est guère étonnant que la cinéaste s’empare d’une partie des souvenirs des siens à travers ce film, et nourrisse dès les première minutes le récit grâce à des images d’archives condensant sans nul doute les souvenirs de nombreuses familles de l’ex-Yougoslavie, on ne peut que s’incliner devant la maturité de sa démarche, dépassant de loin la catharsis individuelle. Certes, elle a l’âge de ses héroïnes et partage sans doute nombre de leurs préoccupations, mais n’est en rien contemporaine de leurs difficultés dans un pays ravagé par une guerre fratricide, rongé par les pénuries et les carences, où le désespoir s’impose comme horizon à la jeunesse.
Hautement documenté, Notre monde est ainsi (et surtout) le portrait d’une génération confrontée au deuil précoce de ses appétits légitimes. Un portrait de groupe où les individualités s’épanouissent et apprennent à graviter dans d’autres sphères, qu’elle soient intimes ou collectives. Vingt ans à peine après les faits qu’elle n’a pas directement vécus, Luàna Bajrami livre un regard étonnamment intérieur et lucide sur ce Kosovo en jachère, ce mixte saisissant d’orient et d’occident ici dépeint sans folklorisme. Et avec sincérité, surtout.
Notre monde de Luàna Bajrami (Kos.-Fr., 1h25) avec Albina Krasniqi, Elsa Mala, Don Shala… en salle le 24 avril 2024.
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Le Déserteur de Dani Rosenberg
Oublié sur le champ de bataille par son groupe lors d’une opération, Shlomi, un soldat israélien apeuré s’enfuit précipitamment de la zone de combat et rentre au bercail. Alors qu’il prétexte auprès des siens une permission, l’armée le considère comme ayant été enlevé, voire mort au combat. Il lui faut alors repartir sur le front pour tenter de normaliser sa situation sans être découvert…
Si la sortie de ce film, alors que la tension au Proche-Orient est au plus fort depuis des années, pourrait se voir comme un signe du destin pour les superstitieux, cette terrible synchronicité a au moins le mérite de situer les choses dans le concret du quotidien, transmutant ce qui pourrait être une fiction en histoire contemporaine réaliste. Et au-delà, en une fable universelle, énième plaidoyer anti-militariste/pacifiste.
Seul au monde
À ce titre, il faut saluer le courage de Dani Rosenberg — un nouveau Nadav Lapid ? — d’épouser le regard sans doute minoritaire dans son pays d’un “soldat oublié“, livré à sa panique et poussé par l’instinct de survie à quitter l’absurdité d’un champ de bataille de laquelle il se sent étranger. Car pour quoi, pour qui se bat-il ? Son “devoir“ ? Pour faire comme parents (qui ne savent pas s’il le faut le couvrir ou le dénoncer ? Comme sa grand-mère (dont la mémoire s’efface) ? Pour son peuple (et les civils qui ne s’émeuvent plus de alertes aériennes ni de voir déambuler des bidasses à la plage lestés d’armes lourdes) ?
La banalisation de l’état de guerre, dans les faits comme dans l’esprit, est ici rendue palpable. Et c’est sans doute plus effrayant que le cauchemar de Shlomi ou le final, faux happy end. Lequel offre, d’un point de vue purement cinématographique, un écho estomaquant à l’ouverture haletante.
Ressemblant à bien des égards au Feu follet de Malle — et donc au protagoniste de Oslo, 31 août de Trier — ; à la fois invisible et surmédiatisé à son corps défendant, jamais au bon endroit, contraint à des mouvements absurdes, Shlomi devient un symbole. Celui d’une génération désireuse de s’affranchir de l’héritage empoisonné de décennies — de siècles — de conflits pour écrire par elle-même sa destinée. « Quelle connerie la guerre », écrivait jadis Prévert dans Barbara ; « je ne veux pas la faire » ajoutait Vian dans Le Déserteur. Bientôt un siècle, et rien n’a changé…
Le Déserteur de Dani Rosenberg (Isr., 1h38) avec Ido Tako, Mika Reiss, Efrat-Ben Tzur… en salle le 24 avril 2024.
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Indivision de Leïla Kilani
Placée sous la coup d’une matriarche surnommée La Générale, une famille marocaine s’apprête à vendre son immense propriété à un promoteur. Mais il faut l’unanimité que son fils Anis refuse : celui-ci préfèrerait voir lieux sanctuarisés pour les oiseaux. Pendant que la famille se déchire, Lina, la fille muette d’Anis filme embrouilles et manigances qu’elle diffuse en direct sur les réseaux sociaux…
De prime abord, c’est la proposition plastique d’Indivision qui frappe l’œil : écrans saturés de compteurs et d’icônes renvoyant aux réseaux sociaux — le “canal” entre l’insularité du cercle familial et le monde extérieur dont use Lina, agissant comme une cinquième colonne — ; compositions à la limite de l’abstraction montrant le ciel zébré d’oiseaux ou la nuit embrasée… On comprend vite que ces artefacts de modernité, masquent tels des paravents une réalité beaucoup plus simple. L’intrigue reprend en effet un canevas digne d’une tragédie antique, avec ce qu’il faut de trahisons, de deuils et de punitions. Le tout sous le battement d’ailes des volatiles.
Leïla Kilani avait déjà suscité la curiosité avec Sur la planche (2012), un portrait d’une jeunesse ambitieuse tangéroise frayant avec l’illégalité. Elle continue d’intriguer ici avec cette fresque en condensé d’une famille vouée à être dévorée par ses propres démons. Une famille profondément matérialiste qui n’hésite pas à sacrifier au nom du lucre les habitants du bidonville installés depuis des lustres sur ses terres, et ne manifeste aucun affect pour la valeur des souvenirs, de la poésie, ni de la beauté… Ironiquement, c’est par l’immatérialité du streaming et grâce à l’idéalisme du fils ornithologue qu’elle sera vaincue. Shakespeare disait bien que l’on était de l’étoffe dont nos rêves sont faits…
Indivision de Leïla Kilani (Mar.-Fr., 2h07) avec Ifham Mathet, Mustafa Shimdat, Bahia Boutia El Oumani… en salle le 24 avril 2024.
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Le Mangeur d’âmes de Julien Maury & Alexandre Bustillo
Dans une petite ville du fin fond des Vosges, une scène de crime particulièrement sordide — un couple qui s’est entretué jusqu’à l’extase — réunit une policière et un gendarme. Tous deux lestés de secrets intimes, les enquêteurs conviennent après une approche rugueuse de faire équipe pour tenter de mettre la main sur l’incarnation du croque-mitaine local, le mangeur d’âmes…
Parmi les rares artisans français à œuvre “avec amour et acharnement” dans le registre du cinéma d’épouvante ou du gore, le duo Maury/Bustillo ne pouvait que rencontrer l’univers d’Alexis Laipsker — la version auteur de ce multi-casquette davantage connu des amateurs de poker. Entre leurs mains, Le Mangeur d’âmes devient un thriller d’ambiance (le décor des Vosges y contribue au plus haut point), rehaussé de quelques séquences visuellement adroites : le double homicide réciproque des parents est ainsi un monument de boucherie chorégraphique. Mais la forme habile ne suffit pas à compenser une intrigue un brin rudimentaire, où le doute ne pèse guère longtemps sur l’identité du coupable. Et malgré les ambiguïtés intéressantes portées par les comédiens, on reste globalement sur sa faim.
Le Mangeur d’âmes de Julien Maury & Alexandre Bustillo (Fr., int.-12 ans avec avert., 1h50) avec Virginie Ledoyen, Paul Hamy, Sandrine Bonnaire… en salle le 24 avril 2024.
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N’avoue jamais de Ivan Calbérac
Rangeant son grenier, un général en retraite ronchon découvre des missives compromettantes adressées à son épouse quarante ans plus tôt. Abasourdi, il embarque avec sa moitié adultère (minorant les faits) afin de se venger de son ex-rival, semant au passage le trouble dans la vie de ses enfants. Mais si le général vire ganache, l’amant a encore de beaux restes…
Auteur à succès et fécond, Ivan Calberac semble avoir accéléré son rythme de production… mais pas changé ses habitudes dans la composition de ses distributions, volontiers peuplées de têtes d’affiche, ni abandonné son sujet de prédilection : la famille. S’inscrivant dans le registre de la “comédie de remariage“ (à la française) où les époux chamailleurs seraient incarnés par un duo de légende — Azéma-Dussollier, c’est un bon demi-siècle de 7e Art et des palpitations garanties pour les aficionados de Resnais —, Calberac joue sur du velours. L’ajout de Lhermitte est également à inscrire dans la colonne des bonnes inspirations.
Toutefois, si l’auteur fait preuve d’un indubitable métier dans la mécanique de la comédie et exprime des préoccupations plus grave et profondes au détour de la conversation, il abandonne ses intentions au vestiaire (la question des maltraitances enfantines, du déni, de la solitude de l’amant…) ou les martèle avec une insistance désuète de boulevardier (le coming out de la fille). Dommage qu’il ne prenne pas davantage de temps pour manier l’allusif — un film de cette nature se prête ô combien à la lecture entre les lignes — ; il préfère visiblement se consacrer à une forme d’efficacité. Pourtant, les deux ne sont pas incompatible. Mieux : ils se marient bien ensemble, donnant naissance au relief et à la profondeur.
N’avoue jamais de Ivan Calbérac (Fr., 1h34) avec André Dussollier, Sabine Azéma, Thierry Lhermitte… en salle le 24 avril 2024.
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Frères de Olivier Casas
Quand Michel, brillant architecte en pleine charrette, apprend que son frère Patrice, directeur de clinique, a brutalement pris la poudre d’escampette, l’instinct le pousse à tout quitter afin de tenter de le retrouver au fin fond du Canada. Tous deux sont en effet indissolublement liés par une enfance dramatique : rejetés par leur mère pendant la guerre, ils ont survécu en autarcie pendant sept ans dans une forêt à l’âge où d’autres jouent aux billes…
Si l’on admet que le cinéma est l’art de la convention, du pacte tacite entre le spectateur et le narrateur, on peut tenir pour crédible — au moins le temps du film — le fait que deux enfants à peine en âge d’entrer à l’école primaire aient pu survivre sept années en forêt dans une quasi-autarcie. Cela pourrait être l’objet d’une fiction, d’une “belle histoire de résilience“ un peu tire-larmes, en postulant que les gamins s’en sortent sans dommage. Le problème ici est que ce conte est torpillé par le drame ultérieur : la tentative de Michel de sauver Patrice de sa dépression suicidaire.
Non seulement les deux “films” d’Olivier Casas se mélangent mal (il eût été préférable de traiter l’un ou l’autre, mais pas les deux en même temps dans cette alternance pompière), mais que le “second” fait tellement peu de cas de vraisemblance chronologique — il est sensé de dérouler dans les années 1990 mais semble être contemporain — qu’il amène à faire s’interroger sur l’authenticité globale de ce qu’on nous montre et raconte. On en sort avec du doute, plus que de l’émotion. Au moins un peu de lumière a-t-elle été braquée sur la situation (voire l’existence) des enfants abandonnés durant la guerre.
Frères de Olivier Casas (Fr., 1h46) avec Mathieu Kassovitz, Yvan Attal, Alma Jodorowsky… en salle le 24 avril 2024.