Dans son dixième long métrage, Stéphane Brizé renoue avec les histoires intimes qui l’avaient révélé. Chronique de retrouvailles sur fond de station balnéaire déserte, Hors-saison raconte ce qu’il se passe entre un burn out et un second souffle, avec Guillaume Canet et Alba Rohrwacher et en bonus la musique de Vincent Delerm. Conversation avec le cinéaste.
Beaucoup de vos films précédents travaillent sur la verbalisation, parfois spectaculaire, des maux intérieurs. Dans Hors-saison, comment vous êtes-vous attaché à filmer le silence ?
Stéphane Brizé : Cette question du silence revient souvent, mais avec une évocation de la lenteur. Alors que je ne trouve pas que le film soit lent — j’ai bien entendu que ce n’est pas votre question. En fait, je pense que c’est le monde qui va trop vite. Le film s’attache à saisir quelque chose du temps à un moment où on n’est pas en colère. C’est un travail que j’ai pas mal fait dans les films avant La Loi du marché — même si La Loi du marché est un film très silencieux pour Vincent [Lindon, NDR]. Dans tous ces films précédant La Loi du marché, on me parlait souvent des silences et du temps que je prenais. Mais prendre le temps de regarder la vie, je pense que c’est mes effets spéciaux.
Ce qui m’intéresse, c’est de réussir à recréer des instants comme si, nous, spectateurs, on était à un endroit d’hyper-voyeurisme, dans des situations hyper intimes. Quand je dis intime, ce n’est dans la chambre, c’est être à côté de la table de personnes qui se retrouvent ou de discussions très importantes. La vie passe par beaucoup de silences. Il y a une espèce de logorrhée qui souvent sert à masquer les choses. Il faut accueillir les silences tels qui existent. Quand je tournais En guerre avec Vincent, je lui avait dit : « c’est marrant, là, en une seule séquence, tu as plus que dans les trois films qu’on a faits auparavant ensemble. »
Guillaume Canet et Alba Rohrwacher sont nouveau chez vous. Comment leur choix s’est-il imposé ?
Ça a été un cheminement pour Alba. Guillaume est arrivé tout de suite. C’est quelqu’un que je suis depuis longtemps. On ne se connaissait pas intimement : on s’envoyait des messages l’un l’autre, pour se parler du travail ; on s’était vus quelques fois. Je le suivais de la même manière que j’ai suivi pendant un certain temps Lindon en me disant : « le temps lui va bien, la patine lui va bien ». Il a aussi un charme redoutable, quand même. Comme un acteur américain, il y a un truc… C’est pas une question de beauté, c’est une question de charme. C’est quelque chose dans lequel je peux me projeter, Et j’ai besoin de projeter quelque chose de moi dans l’acteur, parce que le film est écrit “avec moi-même”.
Chez Guillaume, il y a un truc dans lequel je me projette beaucoup : il dit carrément qu’il est “né triste”. Moi, je suis né mélancolique, donc il y avait comme quelque chose de la proximité. Et en fait, c’est comme si la tristesse était comme une erreur de casting avec lui. On ne la lui attribue pas ça parce qu’il a mis beaucoup de choses en forme pour pouvoir la masquer : le charme, la drôlerie… C’est finalement ça que j’utilise, que je filme beaucoup. notamment au début du film.
Alba, c’est un miracle de jeu (…) On atteint un niveau de mystère. C’est une grande actrice et je ne comprends pas par où ça passe. Ça me dépasse, mais je l’utilise pour le film.
Stéphane Brizé
Après, quand Guillaume a été choisi, qui met-on en face ? Il y a plusieurs contraintes. Si je mets quelqu’un d’aussi connu que Guillaume en face, j’ai peur que ça fasse bizarre. Mon hypothèse, elle s’arrête quand on va présenter le film à Venise, parce que Alba est plus connue en Italie. Une femme qui aurait un petit peu au-dessus de 45 ans, qui serait une très grande actrice et ne serait pas connue. C’est-à-dire quelqu’un qui est passé entre les mailles du filet de la notoriété. Pas facile, quand même, à trouver. On cherchait, on a casté des gens et c’est la directrice de casting qui m’a évoqué Alba.
Pour interpréter des personnages qui ont beaucoup renoncé, il faut de très grandes actrices — comme Meryl Streep dans Sur la route de Madison ou Sandrine Kiberlain dans Mademoiselle Chambon. Parce que si vous prenez une petite chose qui fait chier pendant deux heures, c’est pas très cool et ensuite vous ne comprenez même pas pourquoi le mec peut être amoureux de la personne ! Non, il faut quelqu’un qui a une puissance de feu colossale. Alba, c’est un miracle de jeu. Comme Sandrine. On atteint un niveau de mystère. C’est une grande actrice et je ne comprends pas par où ça passe. Ça me dépasse, mais je l’utilise pour le film, c’est génial. C’est extraordinaire.
Vous êtes également à l’écran — ce que vous faites rarement — dans elle rôle du metteur en scène de la pièce que le personnage de Guillaume Canet a plantée…
C’était surtout moins cher… (sourire)
Mais tenir ce rôle, symboliquement, a quand même du sens…
Oui, symboliquement, ça a du sens. Ça m’amusait de me retrouver dans Paris Match à jouer avec Guillaume. À un moment, je lui parle, le mec prend des photos. On est dans un décor de théâtre, moi qui n’ai jamais mis les pieds sur scène. Ce qui n’est pas tout à fait vrai : au début de mon parcours à Paris, j’ai pris des cours de théâtre et j’ai monté plusieurs pièces. Et en montant ces pièces, je me suis rendu compte que le théâtre n’était pas du tout mon langage. Quand j’ai commencé à écrire des choses, sans aucune connaissance de narration, de technique dramaturgique, néanmoins, les images me venaient en tête. Donc ça m’amusait d’être face à … et c’est surtout aussi moins cher que de demander à un comédien qu’on va payer une journée et ensuite de faire la voix off…
Le texte que vous dites au personnage de Guillaume Canet est violent…
C’est violent et… sans hausser le ton, pour bien lui montrer qu’en fait, le mec s’est comporté un peu comme une merde. Il quitte le spectacle, il a certainement dû quitter Alice, il a l’air d’être assez coutumier du fait. Mais quand on ne sait pas comment faire, on s’y prend mal systématiquement, c’est inévitable Donc c’était assez rigolo à faire. Et si je me disais que quelqu’un pouvait le faire mieux que moi, pour le même prix, j’’aurais pris quelqu’un d’autre. Mais quand on fait des castings, en fait, je donne beaucoup la réplique. Et… c’est rigolo à faire, pour autant, je ne me mets pas devant la caméra. Et là, c’était un petit rôle.
Vous ne mettez pas votre co-scénariste Marie Drucker non plus devant la caméra…
Alors, ça n’a jamais été discuté, ça a toujours été sûr et certain que les gens qui n’étaient pas là, ne seraient pas présents à l’écran. Le ton de la voix de Marie est suffisant pour comprendre qu’il y a quand même un espace d’incompréhension. Je ne doute pas que pendant longtemps, la cohérence du couple était totale. C’est comme une histoire de deal, en fait. N’importe quelle relation amoureuse ou amicale, c’est jamais qu’un deal. C’est un peu trivial de parler de relation amoureuse en disant que c’est un deal ou un troc. Mais en même temps, le deal, le troc, s’arrête quand ça ne convient plus à l’une des deux parties. C’est comme ça qu’on l’a construit avec Marie.
Quand je suis en train d’écrire, je scanne constamment tout ce qui passe à ma portée
Stéphane Brizé
Au départ, on se questionne : on n’a pas de dramaturgie. On a le point de départ : ça sera un homme, une femme, ils se sont aimés, ils ne sont pas vus depuis 15 ou 20 ans et ils se retrouvent par hasard, hors saison, dans une situation balnéaire. Au début, on ne parle que de psychologie. On psychanalyse un personnage. Qui ils sont, pourquoi ils ont été ensemble, qu’est-ce qui les a séparés… Donc, s’il était allé avec une femme, s’il la quitte, c’est pour aller avec quel type de femme… Et puis ça se construit.
Le fait que Marie joue arrive beaucoup plus tard : un jour, on était en train de travailler, un appel est arrivé. À sa façon de répondre à la personne — de manière assez autoritaire mais hyper calme — je lui ai dit : « est-ce que tu accepterais de faire sa femme ; ce serait bien qu’il se soit avec la star du JT ». Je savais qu’elle avait cette capacité de jeu, je l’avais fait jouer dans Un autre monde. Elle a trouvé ça rigolo, et puis sur les arguments de la présentatrice, elle était à l’aise. Donc, c’était super.
Quand je suis en train d’écrire, je scanne constamment tout ce qui passe à ma portée, que ce soit une musique, un dialogue, un ton de phrase, le visage de quelqu’un… Ça peut être intéressant.
Justement, la musique fait partie intégrante du récit. L’aviez-vous déjà en tête dès l’écriture ?
Je fais fabriquer systématiquement la musique pendant que j’écris. Très tôt pendant le process d’écriture. Là par exemple, je suis en train d’écrire un scénario, je suis allé voir un spectacle il n’y a pas très longtemps, je l’ai trouvé intéressant — c’est que des trucs hyper intuitifs — j’ai contacté les musiciens, pour voir si on travaille ensemble. Pour Hors-Saison, il n’y avait pas de récit d’écrit, par rapport au ton du film, c’est-à-dire que je voulais quelque chose de mélancolique, mais je ne voulais pas plomber. Quelque chose de dérisoire, de beau, d’émouvant. Et Delerm a ça dans sa musique : il y a quelque chose qui résonne dans l’inconscient collectif. C’est comme s’il disait constamment tout autour de sa musique : « c’est pas si grave d’être en vie » Je trouve que c’est une élégance. C’est pas triste, c’est mélancolique, mais on ne va pas pleurer non plus.
Je ne le connaissais pas personnellement. Je l’ai appelé et je lui ai dit : « Voilà, j’aimerais bien qu’on travaille ensemble, si ça t’intéresse. —D’accord, c’est quoi, je peux lire le scénario ? — Non, il n’est pas encore écrit. C’est l’histoire d’un homme et d’une femme qui se sont aimés, séparés, puis se retrouvent par hasard, quinze ans plus tard, dans une session balnéaire hors saison. » Et y en a au moins un de nous qui dit : « C’est un truc de chanson de Vincent Delerm. » (sourire) C’est un peu le cas, oui. Du premier coup de fil aux échanges qu’on a eus encore récemment, c’est un rêve de travail. Parce que le mec est génial, c’est ce que j’aime chez les gens. C’est la même chose avec Alba, avec Guillaume. C’est de très gros bosseurs, mais très à l’écoute. On peut se parler. Ce n’est pas qu’il n’y a pas d’ego : il a un point de vue très fort sur les choses mais il peut entendre, il est très à l’écoute. Il m’envoyait des morceaux. Et je lui précisais avant tout : « Je te préviens, les morceaux que tu fais en maquette, t’as intérêt à bien les enregistrer parce qu’il est fort possible que j’utilise ta maquette à l’arrivée. » Il a joué le jeu. Et il y a des morceaux qui sont des morceaux de la maquette ; parfois c’est que la ligne de piano, parfois on a fait des arrangements autour…
Donc j’ai écrit avec la musique de Delerm. Je pourrais quasiment le créditer comme co-scénariste du film… Si ça ne m’enlevait pas de droits d’auteur, je le mettrais comme co-scinéariste. Je trouve ça tellement génial d’avoir ce gars formidable. Les artistes qui me touchent sont ceux qui arrivent à imposer un geste — un son, un rythme en l’occurrence pour un musicien. Pour un réalisateur, c’est imposer un geste de cinéma. Il faut beaucoup d’autorité, en fait, pour imposer un geste. Delerm, c’est pas banal, À la première note, on sait que c’est du Delerm.
Et puis on avait évoqué pendant longtemps l’idée de faire une chanson à partir du film. C’est resté un peu comme ça, dans le flou. On en a parlé à Venise, quand on a présenté le film. Quelques mois sont passés. Et là, il y a quelques semaines, il m’envoie un lien : « voilà, j’ai fait la chanson ». En fait, il a récupéré des phrases du film. Donc on entend quelques phrases du film. Et après, il chante. Il a écrit une chanson C’est un shoot à 300% de Delerm, pour ceux qui aiment. Du Delerm pur. C’est sublime. On a tourné des images de Delerm en plateau, on a mélangé les images du film C’est très élégant. Et c’est super.
Cela ne vous donne pas envie d’avoir désormais un musicien attitré pour tous vos film ?
Il y en a beaucoup qui travaillent tout le temps avec la même personne. Almodovar travaille toujours avec le même gars. Moi, j’aime bien travailler avec les mêmes personnes, mais sur la musique, à chaque fois, je change. Parfois, il n’y a pas de musique — comme La Loi du marché. Le prochain film, Delerm, il n’aurait pas pu faire de la musique.. Il faut des notes correspondantes C’est une ligne d’écriture à part entière. Mais il faut quand même que ça se marie.
Hors-Saison de Stéphane Brizé (Fr., 1h46) avec Guillaume Canet, Alba Rohrwacher, Sharif Andoura… Sur les écrans le 20 mars.