Trader “repenti”, Gilles Mitteau a choisi depuis bientôt une décennie de mettre ses compétences économiques au service du grand public sur sa chaîne Heu?reka mais aussi dans “Tout sur l’économie (ou presque)” un livre décomplexifiant le monde de la finance et ôtant leurs complexes à ses lecteurs. Conversation édifiante avec un économiste pensant en-dehors de la boîte…
Quatre ans après, c’est déjà la seconde édition, revue et augmentée de Tout sur l’économie (ou presque). Est-ce lié à un effet d’accélération dans le monde économique induisant des modifications d’importance ?
Gilles Mitteau : Disons que l’économie est beaucoup liée à l’actualité. Et même s’il y a des tendances de fond, ça change très vite. Et pui,s on a envie d’être renseigné sur ce qui se passe en ce moment.
Justement, l’actualité politique a été submergée de termes économiques visant à justifier tel ou tel programme électoral. Quand on est comme vous économiste, au sens scientifique du terme, on doit avoir envie de remettre les choses en perspective…
(sourire) Évidemment, mais ce n’est pas toujours facile. Moi qui connais quand même deux-trois trucs à l’économie, je peux aussi me faire embrouiller par des discours un peu techniques. Je trouve que le meilleur moyen de se repérer dans tout ça, c’est de prendre un peu de recul et d’avoir des grandes idées sur les courants de pensée : car chacun va hiérarchiser les problèmes en fonction de ses valeurs. Par exemple, si on prend l’actualité, on a trois courants de pensée et la question : « est-ce que le budget va boucler » ? Je pense pas que ce soit la vraie question mais plutôt : « que vont-ils défendre comme valeurs ? » Le budget, après, ils feront ce qu’ils pourront — et il faudra bien que ça boucle ! On ne va pas lancer des trucs s’il n’y a pas les sous.
L’argument de la dette revient dans beaucoup de bouches. Votre livre donne des clefs pour ses vacciner contre cette peur presque millénariste.
Quelqu’un qui aurait comme conviction d’être individualiste, pas trop pour aider les gens mais plutôt pour le chacun pour soi, ça ne passerait pas. Il va alors utiliser l’argument de la dette. C’est là que nous les économistes, nous arrivons : « attention, c’est plus compliqué ! Vous ne pouvez pas utiliser cet argument, si vous voulez défendre une idéologie, défendez vraiment ce qu’est votre idéologie. Si vous pensez que, dans le monde actuel, il y a trop d’entraide et on veut aller plus vers de chacun pour soi, dites-le, mais n’utilisez pas la dette, n’utilisez pas la monnaie ou je sais quoi pour essayer de faire valoir votre argument. » Dans le livre, justement, j’essaie d’expliquer pourquoi ce genre d’argumentaire technique ne fonctionne pas pour dire que les choses ne peuvent pas changer. La dette est un problème, oui, mais il ne faut pas vraiment la rembourser.
Commençons par expliquer le concept de monnaie… et le fait qu’il s’agit de “promesses” faites par les banques, reposant sur la confiance…
Essayer de se demander ce qu’est que la monnaie, c’est vraiment une question philosophique ! On n’a pas vraiment la réponse. Encore aujourd’hui, ce n’est pas si facile de comprendre ce qu’est la monnaie dans nos sociétés, On utilise des termes — les agrégats monétaires M0, M1, M2, M3 voire au-delà —, et on n’est jamais trop d’accord sur ce qu’il faut regarder. Il n’y a pas vraiment de frontière nette.
Les premières monnaies, c’est de la confiance : « je t’aide pour un truc et je garde ça dans un coin mon esprit ; toi aussi, tu viendras m’aider quand j’aurai besoin de ton aide à un moment donné ». Et quand on devient un peu nombreux, on commence à noter ces promesses dans un petit carnet : « ah, lui, il me doit un coup de main ou un verre etc. » , mais aussi les valeurs d’un coup de main : « je vais aider pendant 2 heures, 5 heures, 3 jours… » Ce ne sont plus les mêmes niveaux de dette, Il y a des échanges de valeurs qui se créent. Après, on commence à se transférer des dettes de l’un à l’autre : l’aide que je donne à un moment, on va me la rendre — soit toi, soit quelqu’un d’autre. Cette idée permet à la monnaie d’arriver. Après, c’est institutionnalisé et on met des prix, des valeurs, des euros, des dollars derrière. Mais fondamentalement, ça reste de la confiance.
Quand on va voir la banque et qu’on demande des sous pour un projet — comme rénover sa maison — on va en fait utiliser des matériaux, des services et du travail fait par d’autres gens pour réaliser ce projet. La banque donne le droit d’accéder au travail des autres… mais il va falloir aussi travailler pour eux en retour. C’est l’idée de rembourser la dette. Elle crée la monnaie pour donner accès au travail des autres, mais il faut la rembourser vis-à-vis de la société. Il faut rendre cet argent par son travail, par quelque chose qui a de la valeur au vu de la société. C’est un peu tout ça, l’idée de la monnaie.
Si l’on reste dans l’univers de la banque, vous expliquez que la masse monétaire circulante est bien inférieure à la richesse totale…
Il y a une différence entre la quantité de monnaie et les richesses créées : c’est la différence entre stock et flux. On peut le comprendre avec un billet de 10 euros. Par exemple, on va dans un hôtel et on paie sa chambre avec ce billet ; ensuite le responsable de l’hôtel utilise ce billet de 10 euros pour payer une dette qu’il avait chez le boulanger. Le boulanger utilise à son tour ce billet pour payer un truc chez le garagiste et le garagiste paye un truc. Le même billet de 10 euros circule en créant de la valeur et à chaque fois on enregistre de la valeur dans le circuit économique. Le même billet peut déclencher plusieurs fois le compteur de richesse.
Cette création de richesse est aujourd’hui mesurée par le PIB (Produit intérieur brut). Paradoxalement, tout ne rentre pas cet indicateur…
C’est quoi la richesse, et comment l’enregistre-t-on ? La question est un peu compliquée. Le PIB a été créé à la suite de la crise de 1929. En 1929, on n’avait pas le PIB pour mesurer le pouls de l’économie. Comment faisait-on pour savoir si l’économie marchait ou pas ? On n’est même pas obligé de compter en dollars : on peut regarder la production manufacturière ; compter en nombre de poutres produites, d’acier, en quantité de voitures ou d’habits produits, de denrées agricoles etc. En 1929, ils se rendent bien compte que ça chute, donc qu’il y a un problème économique. Dans le courant des années 1930, un économiste propose de tout agréger en un seul indicateur qui serait le PIB. Soit la quantité de richesses qu’une zone géographique (une région, un pays, le monde…) produit sur une année.
Mais avec ce PIB, plusieurs choses ne sont pas mesurées. Déjà, comment faire pour additionner la production d’acier et la production de blé ? On peut regarder les tonnes d’acier produites et les tonnes de blé, mais ça n’a pas de sens d’additionner les deux en tonnes. Donc on va mettre un prix, une valeur par-dessus — et là, déjà, c’est moins palpable. Dans une situation où on a très faim, le blé doit avoir plus de valeur que l’acier. C’est très qualitatif, cette histoire de prix. Ensuite, une fois que tout est en euros ou en dollars, on additionne tout et on tombe sur le PIB. Ça veut dire que tout ce qui n’a pas de prix n’est pas dans le PIB. Tout le travail qu’on fait à la maison, le fait d’aider nos enfants ou ses amis, on pourrait dire que ça a de la valeur économique, mais ce n’est pas dans le PIB. Tout l’environnement, le travail de la « nature » n’a pas de prix… donc ce n’est pas dans le PIB non plus.
Et ce qui vient “avant” (et avant le jour de dépassement) n’est pas dans le PIB ; tout ce qui est d’occasion ou de seconde main non plus…
Effectivement, c’est la création d’une nouvelle richesse qu’on essaie d’enregistrer dans le PIB. Le fait de s’échanger quelque chose déjà existant n’entre pas dans le PIB. Mais si par exemple je gère un site qui permets aux gens de s’échanger des choses qui ont déjà été produites et où je prends des commissions à chaque fois qu’il y a un échange, on le considère comme une nouvelle richesse, un service qu’il faut continuellement rendre, donc ça va être dans le PIB. Quand on achète une maison d’occasion, la transaction n’est pas dans le PIB. Mais la commission prise par l’agent immobilier l’est.
Donc chaque fois qu’il y a des intermédiaires, il y a une création de richesses qui entre dans le PIB…
La comptabilité les considère comme tels. Après, on peut se poser plein de questions : quand on regarde les transactions immobilières, c’est un service de mettre les gens en relation pour qu’ils puissent s’échanger des biens immobiliers. Ça a une valeur, c’est important, heureusement que c’est là. Mais comment valorise-t-on ce service ? L’agent immobilier prend une commission sur la valeur du bien. Fait-il mieux son travail quand les prix de l’immobilier sont élevés que quand les prix sont bas ? Non, son travail est le même. Il est indexé sur le prix de l’immobilier puisqu’il prend un pourcentage ; on va donc valoriser plus de richesse d’agent immobilier quand les prix montent que quand ils baissent. Ça peut paraître bizarre.
Quid de l’offre et de la demande, érigées comme l’une des valeurs cardinales de l’économie ? Font-elles partie de ces paramètres investis d’une réputation exagérée ?
On peut interpréter cette histoire d’offre et de demande de plusieurs manières. Effectivement, quand on dit que les prix montent parce qu’il y a une demande forte, on ne dit pas grand-chose : il faut essayer de comprendre d’où vient cette demande. D’un milliardaire qui veut tout acheter ? Pourquoi on répond à cette demande ? Et pourquoi on autorise un milliardaire à tirer les prix à la hausse ? Est-ce que c’est normal de laisser un ou plusieurs milliardaires acheter plein de trucs ? Qu’est-ce que ça veut dire, l’offre ?
Pour l’immobilier, il y a une forte demande. Mais d’où vient cette demande ? De financiers qui veulent juste spéculer ? De gens qui ont besoin de se loger ? Est-ce un mélange de tout ça ? Dans ce cas, dans quelle proportion ? Cette idée d’ériger l’offre et la demande comme le seul indicateur dans l’économie est un peu un mythe — genre « la demande est forte, donc les prix montent, donc c’est bien ». Est-ce qu’il ne faut pas maintenir, au contraire, les prix bas ? Parce que derrière cette histoire de prix qui montent, il y a des spéculateurs d’un côté, des gens qui veulent se loger de l’autre. On répond à la question de mille façons différentes…
Parmi les autres indicateurs que chacun connaît, celui de l’inflation rend compte de beaucoup de paramètres. Vous évoquez un chiffre de 2%, considéré comme “normal“. Pourquoi donc ?
Le gros danger dans l’économie, c’est la déflation : les prix qui baissent. L’idée derrière, c’est que pour qu’une économie fonctionne bien, elle a besoin de deux choses : des dépenses de consommation et d’investissement — les dépenses des uns étant les revenus des autres. La consommation courante : il faut toujours qu’on s’alimente, se loger, s’habiller… Ces consommations peuvent un peu varier en fonction des prix mais elles seront toujours là,
Les dépenses d’investissement, elles, vont prendre le vent des prix : quand les prix baissent, les investissements ont tendance à être retardés. Si ça baisse, on attend que ça continue de baisser avant de déclencher un investissement. Sauf que quand les dépenses des uns sont les revenus des autres, quand les investisseurs attendent, il y a moins de revenus. Et s’il y a moins de revenus, les gens galèrent, il n’y a pas de chiffre d’affaires dans les entreprises, donc des licenciements etc. Ce qui fait qu’il y a encore moins de dépenses de consommation, donc les prix se mettent à baisser encore plus…
Dans une situation où les prix baissent, on n’arrive pas à avoir des économies qui fonctionnent bien. Alors, on veut des prix qui soient au mieux du mieux stables. Ce qui est en fait impossible : ça bouge tout le temps un petit peu. Donc les économistes prennent un peu de marge par-dessus le niveau zéro. Si on est à 0% d’inflation, il y a un risque de passer d’un coup en négatif et de déclencher cette boucle infernale où tout le monde attend avant de dépenser et qui fait ralentir l’économie. Alors on est à 2%.
Il y a une autre explication de l’inflation assez “marrante” qui a été livrée par un économiste dans une conférence donnée à la Banque de France. Avec l’inflation à 2%, quand les gens ont des hausses de salaire de 1 à 1,5%, ils sont contents parce qu’ils ont l’impression d’avoir plus de pouvoir d’achat alors qu’en fait, les salaires baissent et on arrive à leur mettre à l’envers. Ça permet de faire baisser les salaires, sans que les gens s’en rendent compte…
D’ou vient l’inflation ?
Certains vont dire que c’est juste des histoires d’offres et de demandes, de quantité de monnaie en circulation… Effectivement, lorsque une économie tourne d’une certaine manière, elle est stable. D’un coup, si on se met à injecter de l’argent là-dedans à fond, est-ce que ça va ne pas déclencher une hausse des prix ? Si on est dans une économie où toutes les ressources, toutes les capacités de production sont utilisées à 100%, si on ajoute de la monnaie dans le système, les gens qui peuvent dépenser plus, les entreprises vont dire : « je suis à fond, je peux pas produire plus. S’il y a encore des gens qui arrivent pour acheter mes trucs alors que j’ai déjà écoulé tous mes stocks, tout ce que je vais faire, c’est monter mes prix. »
La deuxième interprétation, c’est dire : « Est-ce qu’on est bien sûr que toutes les entreprises qui ont des capacités de production sont à 100% ? Il y a quand même pas mal de gens au chômage, n’a-t-on pas de la marge avant que les entreprises décident de monter leur prix ? » Beaucoup d’entreprises confrontées à la demande ne montent pas leurs prix : elles embauchent du monde et produisent plus pour répondre à cette demande. Parce que si elles montaient leurs prix, leurs concurrents prendraient leur place. Donc, cette histoire de “la monnaie alimente l’inflation” dépend des secteurs, des cas, des situations.
L’inflation vient souvent du côté de l’offre : parce qu’on n’arrive pas à produire. Prenons l’exemple du Venezuela, où ils ne produisent pas grand-chose à part du pétrole. Comment remplissent-ils leurs supermarchés ? En achetant tout à l’international. Que se passe-t-il si les prix du pétrole baissent ? Ils peuvent acheter moins de produits à l’international, donc les magasins ont une moitié de stock pour la même quantité de clients. Comment faire pour répondre à ces gens-là ? En montant les prix. Du coup, les gens vont manifester en disant « on n’arrive pas à acheter ce qu’on veut parce que tout coûte trop cher. » Alors, on augmente leur salaire, mais ça ne résout pas le problème du magasin qui a toujours la moitié de son stock puisque tout vient des prix du pétrole. L’inflation arrive et ensuite la planche à billets s’active pour essayer de continuer à faire tourner l’économie, alors que les prix montent. On tombe alors dans une espèce de boucle.
Ce n’est pas la monnaie qui génère l’inflation, c’est l’inflation qui entraîne un rattrapage et qu’on injecte de la monnaie dans l’économie pour qu’elle continue de tourner. Je n’aborde pas le fait que dans l’inflation qu’on connaît actuellement, qui est en train de se calmer, il y a plein de facteurs, dont l’énergie…
Justement, à la suite de l’invasion de l’Ukraine, on a vu le prix de l’énergie augmenter…
Il y a une contrainte réelle : à un moment donné, on sourçait une partie de notre gaz en Russie. Quand Poutine coupe l’arrivée de gaz, il a fallu trouver du gaz ailleurs, réorganiser les flux et revoir les nœuds d’approvisionnement. Le temps que tout cela se mette bien en place, les prix du gaz ont augmenté. Ce qui a fait augmenter le prix de l’électricité, parce que sur le marché européen, on fixe le prix de l’électricité en fonction de la centrale qui coûte la plus cher : les centrales à gaz — même si on n’a pas besoin de beaucoup de gaz, notamment en France. C’est lié à des théories mathématiques un peu compliquées, vraiment bizarres. Le gaz étant cher, l’électricité devenue très chère, alors qu’elle n’était pas si chère en coûts de production. Et l’inflation est arrivée un peu par là.
Ensuite, il y a eu les histoires du Covid. Toute la consommation qui était normalement liée aux loisirs n’a pu avoir lieu parce qu’on était coincés chez nous. Pas de resto, pas de ciné… Les gens ont reporté leur consommation ailleurs, sur des biens manufacturés, souvent sur des industries où l’on travaille en flux tendu et où l’on ne peut pas absorber des chocs importants de demandes supplémentaires. Et qui ont eu tendance à monter leurs prix. L’inflation est venue par l’énergie et par certains biens manufacturés. On a ensuite des études économiques qui montrent que plein d’entreprises ont joué un coup de bluff en profitant l’inflation pour monter leurs prix et augmenter leurs marges.
Alors, comment on fait diminuer l’inflation ? Les entreprises décident du prix qu’elles mettent ; elle sont libres. On pourrait avoir des lois dans certains secteurs, où l’on dit que c’est interdit de monter les prix de plus de x%, etc. On pourrait réguler. Faut-il le faire ou non ?
Cela ne s’est-il pas déjà vu dans le passé ?
Oui, oui, ça s’est déjà vu. Pendant la Seconde guerre mondiale, l’État américain a pris contrôle de toute la production industrielle pour pouvoir armer le pays et fournir les bombes, les avions, les tanks. C’était très carré ; il n’était pas question que qui que ce soit augmente ses prix : gagner la guerre, était plus important que les profits de quiconque — ou alors, on nationalisait l’usine et puis c’était tout ! Quand on est sorti de la guerre, ces mécanismes-là se sont dissouts au fur et à mesure.
On a ensuite beaucoup utilisé l’industrie développée pendant la guerre pour construire les grandes autoroutes, pour permettre à la classe moyenne aux Etats-Unis d’avoir sa maison… Et il y avait un peu de contrôle des prix. Tout ce contrôle est resté pendant les Trente Glorieuses. À la fin des Trente Glorieuses, il ne restait presque plus rien de ce contrôle qu’avaient les gouvernements sur la production. Ensuite on a changé notre logiciel de lecture et on est passé en mode néolibéral, « de toute façon, il ne faut rien attendre de l’État ; l’État n’est pas efficace, tout doit venir des entrepreneurs et du privé… » Finalement, on est encore dans cette dynamique.
Il y a une corrélation entre ce changement de logiciel et le changement d’économistes de référence — le passage de Keynes à Friedman…
Les années 1920-1930, c’est le début de la financiarisation de l’économie ; le laisser-faire, l’entreprise privée, pas beaucoup d’État, etc. Arrive la crise de 1929 : impossible de sortir de cette crise incroyable, la plus dure que le capitalisme ait jamais traversée. Avec des économistes qui disent : « ne vous inquiétez pas, c’est bon, l’offre et la demande, il ne faut rien faire, ça va partir tout seul… » Et ça ne repart pas.
Un des nouveaux courants de pensée en économie — notamment Keynes — explique que c’est logique que ça reparte pas, qu’on est dans des cycles, avec des boucles de rétroaction négatives qui nous entraînent toujours plus bas. Keynes disait : « à un moment donné, on va toucher le fond, et ça va remonter, mais ça peut mettre 10, 15 ans avant qu’on touche le fond, avec des gens qui sont dans la misère pendant tout ce temps-là. Est-ce qu’il ne faut pas construire des politiques économiques qui nous permettent de ne pas avoir besoin d’attendre qu’on touche le fond pour que ça reparte dans l’autre sens ? » De là l’idée d’un État qui investit : les dépenses des uns sont les revenus des autres. Quand le secteur privé — les particuliers ou les entreprises — ne veut plus dépenser, ça fait moins de revenus pour tous ceux qui sont en face et on part dans un cycle infernal négatif.
Il faut que ce soit l’État qui soit capable de dire : « je m’en fous, c’est moi qui dépense pour faire des revenus pour les autres. C’est moi qui me mets en négatif pour que les autres puissent passer en positif. » C’est un truc comptable : pour qu’il y ait des excédents budgétaires chez nous, dans nos épargnes ou chez les entreprises, il faut bien qu’il y ait du déficit en face, c’est comptable. Un excédent, ça donne un déficit. Si l’État est en déficit, c’est pour que les entreprises et les ménages soient en excédent. Et si on ne veut pas que l’État soit en déficit, qui le sera ? C’est un peu cela, les années 1930-1940, les années keynésiennes. À partir des années 1970, on remet beaucoup en question le rôle de l’État : « Peut-être qu’il a un rôle quand il y a des ralentissements, mais il ne faut pas non plus qu’il prenne une place trop importante dans la production économique. Les entreprises, c’est quand même beaucoup plus efficace etc. » Friedman a été le grand coup de frein. On est même reparti dans le sens de : « il faut moins de services publics, plus de privés, plus d’entreprise… »
Comme une sorte d’effacement de la mémoire de ce qui s’était passé, alors que, comme vous l’avez dit, il y a davantage d’indicateurs aujourd’hui permettant de mesurer tout ce qui se passe en temps réel…
Oui, et la lecture de Keynes de la crise de 1929 a été beaucoup réinterprétée. On a ressorti des jeux de données avec des nouvelles théories. Friedman, par exemple, a pu imposer sa théorie économique en donnant son explication de la crise — parce que la crise de 1929 est tellement la plus grosse crise qu’on ne peut pas être pris au sérieux si on n’a pas de modèle de pensée. Friedman est donc arrivé à une explication différente : « c’est des histoires de quantités de monnaie, de banque centrale, etc. » Ça a passé à peu près le test et ses idées se sont imposées.
En fait, on voit les corrélations : la production industrielle fait comme ça, et la masse monétaire, fait comme ça. Donc, il y a une corrélation.. Mais est-ce que c’est parce que ça produit moins qu’il y a moins de monnaie ? Est-ce que c’est parce qu’il y a moins de monnaie que ça produit moins ? Ou est-ce que c’est lié à une troisième cause cachée ? Pas assez de demande, par exemple, donc ça produit moins, donc il y a moins de monnaie. Enfin, dans quel sens vont les causalités ? Cela est sans arrêt réinterprété. Friedman arrive à dire que c’est la monnaie qui cause tout le reste. Je dirais que son discours n’est pas scientifique, mais suffisamment convaincant, comme un politique, pour que ça passe.
Et pourtant, depuis Friedman, il y a eu le krach de 1987, l’explosion de la bulle internet et la crise des subprimes en 2008…
Le théoricien des marchés financiers, Eugene Fama, prix Nobel d’économie et spécialiste des marchés efficients — la bourse, l’équilibre de l’offre et de la demande etc. — quand on lui parle de la crise de 1929, des bulles spéculatives de 1987, dit : « quelle spéculation ? Je ne vois pas de la spéculation, mais l’expression pure de l’offre et de la demande. Le prix de l’immobilier, c’est une espèce de consensus sociétal sur la valeur de l’immobilier. Il se trouve que ce consensus n’est pas toujours stable dans le temps. Parfois, il monte, parfois, il baisse. Et c’est très bien, il y a rien à faire… »
N’empêche que — et vous le rappelez dans votre livre — il a bien fallu que l’État américain vienne au secours d’une banque pour éviter un effondrement quasi général en 2008…
Oui, alors, très clairement, la crise de 2008 ne fait pas aussi mal que la crise de 1929 parce qu’on avait des institutions en place pour soutenir les dominos qui allaient s’effondrer et en faire tomber d’autres. En 1929, on a juste regardé les dominos tomber, en disant que ça allait faire mal, En 2008, on a les institutions pour dire : « ah il faut surtout pas qu’il tombent ; sinon, on va vraiment être dans la merde ». On peut imaginer une tour de Wall Street qui pourrait s’effondrer, avec au sommet des actionnaires ou des dirigeants qui ont fait les cons. Mais il faut pas oublier qu’ils tombent sur plein d’autres gens qui n’ont rien fait. En empêchant que ça tombe, on empêche aussi ces gens-là de se prendre le domino sur la tronche.
La crise de 2008 a été quand même moins costaude que ce qu’elle aurait pu être. Mais ça n’a pas remis en question la logique financière. Alors qu’après celle de 1929, des tas de réformes ont été passées pour dire : « OK, la finance, ça suffit, on voit où ça mène quand c’est trop dérégulé, on va calmer le jeu. »
On n’a pas eu cette lecture après 2008. François Hollande a dit « mon ennemie, c’est la finance » et au finale, il n’a vraiment pas fait grand-chose. Au niveau international, il n’y a pas eu beaucoup de décisions. Après 1929, il y a eu beaucoup de régulations bancaires ; on a notamment séparé les banques d’investissement — donc celles de Wall Street — et celles du commun des mortels, du coin de la rue. On a vraiment dit que c’était deux business différents : il ne fallait surtout pas qu’ils soient connectés l’un à l’autre. Parce que quand ça va mal à Wall Street, il n’y a pas de raison que ça aille mal pour les gens et leurs banques au quotidien, ce n’est pas la même activité. Ça a été interdit des années 1940 au années 1990 et on est revenu sur cette interdiction. Maintenant, toutes les grandes banques font du Wall Street et du service.
Un pas en avant, deux pas en arrière…
On peut aussi le voir comme des espèces de forces : l’entrepreneur, l’actionnaire, le créancier, le travailleur… À qui donne-t-on le plus des pouvoirs à un moment donné — et moins à d’autre ? Tout ça se tire un peu la bourre. Après les années 1930, on dit moins de puissance pour les financiers, les actionnaires ; on veut plus aller vers le travailleur ou la travailleuse. Et puis dans les années 1970, on veut plus et mieux pour les créanciers, les actionnaires, pour les financiers et moins pour les travailleurs. De toute façon, il n’y a pas beaucoup de chômage, Et puis, hop, on repart dans un autre sens…
Vous parliez de régulation tout à l’heure, ce concept est-il envisageable à l’échelle mondiale, puisque tout est interdépendant ?
Effectivement, on a vite fait de se dire : « c’est mondial, on ne peut rien faire ». Je pense qu’il faut sortir de cette idée. L’Histoire nous montre qu’il y a eu plein de décisions pour changer les choses dans un sens ou l’autre. Donc c’est faisable. Quelques exemples : récemment, je me suis intéressé aux travaux de Gabriel Zucman sur la taxation des multinationales et des très hauts patrimoines. Pour les très hauts patrimoines, on n’a pas encore fait grand-chose, mais pour les multinationales, il y a des accords en cours.
Faire qu’il y ait un niveau d’imposition sur les sociétés qui soit à 15% minimum, notamment pour les multinationales qui déplacent leurs bénéfices dans des paradis fiscaux où ils ne vont payer que 6%, bien en-dessous des niveaux actuels d’impôts sur les sociétés dans les pays développés. D’ailleurs, il y a un accord international en cours de mise en place là-dessus, alors que il y a encore quelques années, on aurait dit que c’était impossible. Parce que les multinationales savent jouer les gouvernements les uns contre les autres, et donc du coup, elles ont toujours des niveaux d’imposition à 5% max. Là, c’est en train de se mettre en place. Donc, je pense qu’il faut garder espoir. S’il y a un momentum politique suffisant et des politiques qui se rendent compte qu’ils peuvent s’appuyer là-dessus pour essayer de pousser au niveau international sur les réformes, il suffit que plusieurs États un peu costauds aillent dans le même sens et ça peut marcher. Donc pour les histoires de régulations financières, c’est possible.
Tout sur l’économie (ou presque) – Edition 2024 Pour comprendre vraiment ce qui cloche dans le système, Gilles Mitteau – Heu?reka, (Hors Collection Payot), 400 pages (10 heures de lecture), 21€