Après plus de vingt ans de carrière à travers le monde et un nombre incalculable de prestations sur les plateaux télé, le magicien et mentaliste David Jarre présente enfin son premier one-man-show, Mosaic. Un spectacle « expérientiel » visible de 8 à 88 ans et invitant les spectateurs à renouer avec leurs rêves. Conversation.
En quoi la composante visuelle a-t-elle une incidence sur vos créations et sur la manière dont vous travaillez ?
David Jarre : Elle a une incidence parce qu’on s’est rendu compte que 90% des humains — la plupart des gens } sont visuels plutôt qu’auditifs ou kinésthétiques. Le visuel joue beaucoup en l’occurrence pour la magie parce que c’est aussi une discipline visuelle. Ce que les gens ont tendance à oublier, notamment les performeurs, c’est que c’est aussi et surtout une discipline de ressenti. Ce qui fait qu’on est impressionné passe par le visuel, mais ce qui nous surprend, et qui nous déclenche l’émotion, c’est le ressenti. J’essaie d’axer tout là-dessus.
Le visuel joue donc pour nous inspirer, pour nous faire partir, pour nous faire rêver… Mais on peut voir quelque chose de très joli qui ne nous touche pas et ne transmet pas cette émotion. Donc il ne faut pas se perdre dans le visuel — petite parenthèse pour Instagram (sourire).
Dans un monde où l’hyper-technologie semble avoir banalisé le concept de magie, comment comprenez-vous le fait que les magiciens aient conservé leur aura ? Par ce supplément d’émotion et de poésie qu’ils véhiculent ?
Il y a une de citation de Arthur C. Clarke que j’adore : « toute science suffisamment avancée est indiscernable de la vraie magie » — ce qui est complètement vrai : à l’époque où on a “inventé” l’électricité, quand on voyait une ampoule s’allumer, c’était une étoile sur terre. Si on ne comprend pas la technologie derrière, c’est hyper beau… C’est très important de revenir vers l’organique : tout ce qui est électronique et digital peut être magique et positif… mais aussi très déconnectant parce qu’on se déconnecte du toucher, du tactile et de l’organique — or c’est quand même ce qui nous fait vibrer en tant que mammifère.
Je pense que la magie nous renvoie à l’âme et à notre émotion, justement. Quand on décrit un phénomène magnifique qu’on ressent et qui est au-delà des mots — ça peut être un coucher de soleil, un moment passé avec une amoureuse ou son amoureux, en famille, quand on voit de la neige tomber — on va dire : « c’était un moment suspendu, c’était magique. ». La magie est liée à l’émotion qu’on ressent. Elle n’est pas liée à la discipline de magicien. Parce qu’elle est partout : dans un film, être dans les histoires d’amour qu’on nous raconte ; dans un moment vécu, dans un restaurant, dans un café…
Quant à l’émotion… Quand on me demande si des gens de différentes nationalités réagissent de manière différente, en fait, je pense que l’humain réagit à de l’émotion. C’est universel. En tout cas, les gens sont sensibles à la magie, parce que la magie, c’est l’émotion. Les gens ont envie de vivre une émotion. À force d’être bombardé par des stimuli visuels, on ne ressent plus les choses : on ne fait que les percevoir. Il suffit juste de fermer les yeux une minute pour se rendre compte qu’on se met à sentir plein de choses qu’on ne ressent pas avec les yeux ouverts. C’est contradictoire parce que la magie est d’abord une discipline visuelle ; pourtant, c’est l’émotion — et donc le non-visuel — qu’il faut travailler. Et c’est ça que j’aime bien essayer travailler.
Vous êtes à fois magicien, mentaliste ; vous pratiquez close-up, la scène. Pour prendre une analogie sportive, si vous étiez un tennisman de haut niveau, vous joueriez en fond de court, au filet, sur terre battue, gazon, ciment et synthétique. Comment parvenez-vous à concilier l’ensemble de ces disciplines ?
C’est une très bonne question et une bonne analogie… jusqu’au moment où vous avez dit qu’il s’agissait de disciplines différentes. En fait, c’est la même chose. Les gens pensent souvent que le mentalisme, la magie, la grande illusion sont des choses différentes ; Cela fait partie du métier, de la discipline de la magie et je trouve que c’est important de mélanger le tout. Parce qu’aujourd’hui les gens ont un besoin de variété et de différence — peut-être qu’on s’ennuie plus rapidement ou qu’on est très stimulé en permanence et qu’on a moins de patience.
Je trouve intéressant d’avoir un moment de mentalisme, un autre plus rythmé et visuel — ou peut-être un peu plus poétique ; un moment interactif… À chaque fois on les surprend et on les installe dans un rythme ; on crée une rupture. La surprise ou l’humour, ça vient parce qu’il y a une rupture de schéma ou de tempo. Si on fait du mentalisme pendant une heure et demie ça peut être intéressant mais peut être un peu lassant. J’aime bien tout mélanger pour que les gens soient en permanence surpris et… entertainés.
Mais cela demande un travail constant pour être un peu bon dans toutes les disciplines ! (rires) dans tous les styles. C’est aussi pour cela que j’ai attendu : je suis dans ma quarantaine, je n’ai pas commencé à faire de la scène dans ma vingtaine alors que j’avais des propositions et des demandes. J’ai eu envie d’attendre pour pouvoir proposer quelque chose qui me semblait original et valait le coup.
Ce n’était donc pas lié à une quelconque crainte de perdre en proximité directe avec le public…
C’était en effet moins lié une crainte qu’à une envie : cela de pouvoir partir, m’évader, et parcourir le monde avec ma valise. Aller découvrir différents pays, différentes cultures… J’étais dans un lycée international quand j’étais jeune avec beaucoup de nationalités différentes dans ma classe. J’ai toujours été très attiré par l’étranger — L’Étranger étant, entre nous, l’un de mes romans préférés — même s’il ne parle pas exactement de cela.
Meursault dans L’Étranger ne ressent rien, c’est vraiment le paradoxe…
C’est complètement le paradoxe, ça fait aussi partie de la beauté de ce livre que j’ai relu il n’y a pas si longtemps ; c’est incroyable comme il est encore moderne, transgénérationnel, actuel… En l’occurrence j’aime l’étranger pas que pour le livre mais pour les cultures, les gens… Si je m’étais lançé tout de suite dans une carrière de scène en France, je me serais un petit peu coincé en France, je pense. J’avais au fond cette sensation d’avoir des choses à raconter.
J’ai toujours vu dans les livres des artistes qui voyagaient à travers le monde et revenaient dans leur pays avec plein d’expériences à partager ; je trouvais ça assez poétique — pour utiliser le mot — comme mode de vie de revenir avec des aventures de l’étranger. Des expériences à raconter et partager avec le public français. Après, depuis que je suis tout petit, j’a toujours eu en ligne de mire un show de scène, quoi qu’il arrive,. J’ai eu différentes occasions de le faire et à un moment les étoiles se sont alignées. Et ça se passe maintenant.
Mosaic s’adresse directement au spectateur en l’interrogeant sur ses rêves. Pour reprendre cette fois non pas Camus mais Shakespeare, « Nous sommes de l’étoffe dont sont faits les rêves » à partir de quelles étoffes avez-vous cousu Mosaic ?
Ah, excellent, j’adore ! Mosaic, c’est cette idée d’avoir une espèce d’amoncellement de morceaux différents qui n’ont rien à voir les uns avec les autres et qu’on peut regrouper pour créer une forme harmonieuse, que deux personnes différentes avec les mêmes morceaux arriveraient à un résultat différent — preuve que le tout est plus grand que la somme des parties.
Finalement, qu’est-ce qui permet à une mosaïque d’exister ? Ce sont les morceaux en eux-mêmes qui font la mosaïque plutôt qu’un amoncellement de morceaux ; c’est l’espace, c’est le ciment entre les morceaux Et ce ciment, j’aime penser que c’est ce qui nous relie les uns aux autres. Cette émotion qui relie un groupe qui va dîner ensemble ; qui relie les spectateurs qui vont voir un spectacle ensemble parce qu’ils ont tous l’envie de vivre un moment. Sans ce ciment qui nous lie, il n’y pas de mosaïque. Il n’y a rien. En plus, j’ai toujours été fasciné depuis gamin par les mosaïques, les sols italiens, les fresques etc.
Chacun peut voir son interprétation dans le spectacle, c’est très ouvert. Parce qu’une mosaïque c’est plein de petite parties donc on est tous une petite partie, tous indépendants… Je ne veux pas le côté littéral D’ailleurs, je n’explique presque rien dans le spectacle ; mais j’évoque tout. Je fais par exemple un numéro avec un enfant : je ne dis pas si cet enfant c’est le petit moi — ou si je suis ce que va devenir l’enfant. Ou si c’est mon fils…
Je laisse les portes ouvertes, les gens interprètent ce qu’ils veulent. Certains vont se projeter ; d’autres avoir l’impression que c’est l’image d’un père avec son fils. Il y a trop de films ou de pièces où on nous impose ce qu’on doit ressentir avec une flopée de violons au moment où l’on doit sentir l’émotion comme si ou ça. Et on n’est pas libre d’interpréter les émotions.
C’est le mentaliste qui s’interdit de diriger la pensée des spectateurs…
En l’occurrence le mentaliste doit la la diriger mais je fais un mélange entre les deux : je le fais pour que mes numéros marchent. Mais au niveau de la symbolique et du ressenti, je le laisse ouvert.
Il y a un numéro du spectacle qui est très interactif : tous les soirs, le finale est différent parce qu’il est lié au choix que les spectateurs vont faire. Parce que Je voulais que les gens puissent repartir avec une petite clef pour eux, un petit truc en plus. Quand on va voir un spectacle, on peut passer un très bon moment, on ressort avec un bon souvenir mais il reste quoi, au fond, à part juste le souvenir d’avoir bien rigolé ? Je voulais un moment où le spectateur puisse être amené à y réfléchir de manière légère et ludique. Et qu’il reparte avec l’idée d’octroyer un peu de temps à ce qu’il aime — on a tous des rêves qu’on a décidé soit de poursuivre soit d’abandonner soit de mettre le côté. Si à la fin chacun repart avec un rêve, j’en serai très heureux.
David Jarre : Mosaic. 🔗www.davidjarre.com en tournée jusqu’au 21 mars 2025.