Un huis clos fiévreux et une miraculée allemande se retrouvent dans les salles cette semaine. Entre autres…
Le Roi Soleil de Vincent Maël Cardona
C’est le petit matin au bistrot versaillais du Roi Soleil, fréquenté par une poignée d’habitués et des clients de hasard. Parmi eux, deux flics ayant une nuit mouvementée, un retraité découvrant qu’il a remporté le gros lot à l’Euromillions et une étudiante faisant le service. Une tentative de braquage, des coups de feu et un mort vont transformer le café-PMU en scène de crime et de tractations : que faire avec le magot… et la vérité ?

Le Roi Soleil s’ouvre avec un prologue-préambule : un rappel historique qui peut se comprendre comme le sempiternel avertissement concernant les jeux d’argent : Casanova soumettant à Louis XV le principe d’une loterie comme moyen habile de remplir les caisses du royaume en vendant du rêve aux pauvres. Car en jouant, ceux-ci achètent l’espoir (statistique) de devenir riche et se racontent des histoires. La fabrication d’histoires (au pluriel) est le carburant premier de ce film qui non seulement s’amuse avec l’histoire récit/narration — on y reviendra — mais aussi l’Histoire « avec sa grande hache », comme disait Perec. L’Histoire de la pyramide sociale, notamment.
Choses et autres
Le lien à Perec est loin d’être anodin puisque Vincent Maël Cardona reconnaît volontiers combien Les Choses — et sa description de l’aspiration à la possession née de la société de consommation — l’a inspiré. Or, comme on le sait, ce rapport ce possession est illusoire : l’acquéreur croit détenir les biens qu’il convoite alors qu’il est en réalité possédé par ses propriétés. Le Roi Soleil l’illustre d’autant plus cruellement que les aspirants à la fortune virtuelle sont sans cesse rattrapés par la fatalité et comme nargués par le funeste ticket gagnant. Celui-ci apparaît même comme porteur d’une malédiction frappant ceux qui tentent de le toucher — dans tous les sens du terme. Cela n’est pas sans rappeler les pauvres chercheurs d’or du Trésor de la Sierra Madre de John Huston (1948), conte moral où la fortune brûle les doigts, l’esprit et, en définitive la vie des malheureux héros, trop proches du précieux métal.

Têtes à têtes
Faux huis clos même si l’essentiel du récit se déroule à l’intérieur du bar-PMU barricadé, Le Roi Soleil multiplie les escapades et les évasions, qu’elles soient actuelles ou mentales. La possibilité de s’emparer du ticket donne lieu à plusieurs versions et plusieurs issues mises en images, de même que la commission des faits (irruption du braqueur et meurtre du lauréat). Plusieurs “vérités” se déroulent à l’écran, avec leur lot de variations et d’écarts, qu’ils soient sincères ou non. Comment ne pas penser à Rashōmon de Kurosawa, mètre-étalon des récits montrant à quel point la perception de la “vérité” peut se révéler relative ?
Cardona nous montre la fabrication d’un récit commun à l’œuvre, avec ses achoppements et ses fausses-pistes ; il offre en somme au public le spectacle d’un scénario en construction… ainsi qu’une position active (et ludique) de bêta-testeurs. Avec un brin de Schadenfreude, ils jubilent en anticipant sur les mauvais choix des protagonistes pris dans le feu de l’action, et les regardent s’enferrer dans les décisions délétères aggravant leur situation initiale.

Se faire un film
À ces personnages co-scénaristes de leur inéluctables tragédie, il faut ajouter d’autres ingrédients accentuants la mise en abyme et l’auto-réflexivité d’un film enregistrant sa propre existence. De façon allusive d’abord, lorsque le trader démonte les faiblesses manifestes du plan des policiers, il leur dit qu’ils « se font un film » — de fait, on a vu les séquences d’un film imaginaire “tourné“ dans la tête de Reda servant de lieu de projection d’une issue idéale. De façon plus concrète ensuite, quand Vincent Maël Cardona intègre un plan dans lequel un travelling arrière dévoile explicitement le dispositif de tournage : les coulisses du décor, assimilant la stratégie de carton-pâte des conjurés à la solidité d’un simulacre.
Dans ce jeu à somme nulle pour les personnages, le grand gagnant est donc le spectateur, condamné à éprouver un plaisir insensé — et un brin sadique — devant ce jeu de massacre. On prend les paris que vous allez adorer…

Le Roi Soleil de Vincent Maël Cardona (Fr, 1h45) avec Pio Marmaï, Lucie Zhang, Sofiane Zermani… En salle le 27 août 2025.
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Miroirs N°3 de Christian Petzold
Partie contre son gré en week-end à la campagne avec son fiancé, Laura est victime d’un accident de voiture dont elle est la seule rescapée. Témoin des faits, Betty accepte de l’héberger le temps qu’elle reprenne pied. Peu à peu, Laura est comme adoptée par son hôte, puis par son mari et son fils dont elle était séparée depuis un drame intime. Mais en occupant chez Betty une place qui n’est pas vraiment la sienne, Laura ne risque-t-elle pas de ne plus exister par elle-même ?

La récente disparition de Terence Stamp a remis en mémoire son interprétation d’“ange exterminateur“ de famille bourgeoise dans Théorème (1968) de Pasolini. Ou comment une pièce abruptement rapportée dans un jeu bien ordonné peut, à défaut de renverser le plateau, changer des règles établies grâce à une tactique de séduction-fascination. Si les variations sur ce thème préexistaient à Pasolini (voir The Servant de Losey), nombreux sont les films à avoir depuis emprunté cette figure de l’intrus saccageur et révélateur des pulsions cachées — le chabrolien Parasites en est un récent exemple.
Reflets de l’absence
Derrière son titre énigmatique, Miroirs n°3 en est un autre, avec un bémol : dans ce nouveau long de Petzold, Laura est certes un élément déclencheur de bouleversements au sein de la famille de Betty mais davantage un catalyseur de fusion qu’une créatrice d’entropie. Et cependant, comme si une nature perverse se rappelait à leur mauvais souvenir, le corps étranger finira par être expulsé… ou s’éjecter de cette galaxie où il ne devrait pas avoir à orbiter.
Si le titre évoque le reflet, le film questionne le vide, l’absence et le hors champ visuel dans toutes les directions. Ainsi l’accident de Laura est-il entendu et non vu ; les circonstances précises de la mort de la fille de Betty dont Laura “prend la place” demeurent-elles discrètes, tout comme les raisons de l’animosité des voisins à son encontre. On n’en sait guère plus sur les tensions dans le couple entre Laura et feu son fiancé ; pas davantage sur sa famille. Le silence pèse sur les êtres et leur passé… et ce n’est pas plus mal puisque l’on se perd en conjecture comme dans la vie. Rien n’est plus haïssable que ces films ou ces histoires croyant nécessaire de raconter l’alpha et l’oméga de tous les personnages ! La zone d’ombre est un champ du possible ; celle du silence un chant du potentiel.
Barbara, Paula et…

Le silence du passé permet l’écriture du présent, du temps présent et de la parole au présent. La séquence de vie de Laura chez Betty est ainsi le présent du film, qui s’achève lorsqu’elle en part. Cette parole au présent s’accommode aussi de la musique, lien et liant entre Laura la présente et la fille de Betty absente. Petzold semble toujours enclin à capturer de l’indicible, du mystère voire du surnaturel par-delà du réel — après une ondine et la Seconde Guerre mondiale dans le Marseille d’aujourd’hui, pourquoi pas une figure spectrale ou la notion de pressentiment ? Pressentiment relayé par le regard de Laura, qui troue jusqu’à l’affiche. Mais on pourrait faire des films rien que sur le regard de Paul Beer.
Celle-ci se retrouve pour la quatrième fois d’affilée depuis Transit (2018) au générique d’un film de Christian Petzold, qu’on sait fidèle à ses interprètes féminines par périodes : Beer succède à Nina Hoss qui elle-même avait pris la “succession” de Barbara Auer, muse du début années 2000. Voir Auer et Beer ici réunies évoque comme une synthèse personnelle pour le cinéaste. Et l’on est tenté de voir dans la figure de l’absente le portrait qui compléterait ce miroir à trois faces : celui de Nina Hoss…

Miroirs N°3 de Christian Petzold (All., 1h26) avec Paula Beer, Barbara Auer, Matthias Brandt, Enno Trebs… En salle le 27 août 2025.