Infirmière de profession, Charlotte Devillers a coréalisé avec Arnaud Dufeys On vous croit se déroulant en temps réel dans un tribunal pour enfants belge durant l’audition d’une mère se battant pour que ses enfants soient écartés d’un père ayant eu des gestes inappropriés sur son fils. Rencontre lors du Festival de Sarlat.
Pourquoi ce choix d’un format 4/3 ?
Charlotte Devillers : Le format 4/3 est arrivé très vite dans nos discussions avec Arnaud [Dufeys, NDR], mon co-réalisateur, co-auteur et co-scénariste. De par notre budget,on savait qu’on n’allait pas forcément filmer des paysages entiers !. On s’est dit que notre paysage, c’était le visage d’Alice et qu’on allait travailler très serré sur son visage afin de capter toutes les émotions par lesquelles elle peut passer et qu’elle va traverser durant le film, notamment durant cette scène d’audience.
Comme je viens du monde du soin — je suis toujours infirmière dans un centre de santé sexuelle à Paris —je sais ô combien les personnes qui vivent des traumatismes sont oppressées, au niveau de la respiration. Lorsque l’on vit un traumatisme comme celui-là — l’inceste, le viol, les violences sexuelle, on a le souffle coupé, on est sidéré. Et cette tension-là, cette pression, on avait envie de la retrouver dans cet espace, dans ce 4/3, dans quelque chose de très serré, très fermé.
Le dispositif de l’audience renvoie évidemment au théâtre…
0n avait peu d’argent, donc très vite, on a été dans quelque chose de très minimaliste, dans conditions légères, qui ressemble aussi à un plateau de théâtre.. On peut le voir aussi dans le cadre de la justice : c’est très théâtral. Donc ça collait très bien avec ce dispositif.

Le scénario était très écrit dès le départ, dans le cadre d’un budget en financement léger présenté en Belgique qui donne la possibilité à de jeunes réalisateurs de travailler. On a d’abord exposé un traitement que j’ai écrit et ensuite, avec Arnaud, on a développé le scénario de façon très claire. On a voulu travailler avec des avocats professionnels pour faire alliance avec eux — pour aussi réfléchir à ce qu’on veut pour nos enfants dans le cadre de la protection de l’enfance aujourd’hui. Comme on a eu tournage de 13 jours, travailler avec des avocats nous permettait aussi d’évacuer le temps de préparation pour apprendre leurs codes et leur façon de parler.
Avez-vous malgré tout fait des répétitions en amont pour avoir au moment du tournage cette espèce d’unité et de tension préservées ?
On a fait en effet des répétitions, notamment pour créer du lien entre la mère et ses enfants. Pas du tout entre le père et la mère : ils ont appris chacun leur texte de leur côté, puisque de toute façon, dans l’histoire, ils ne se parlent plus depuis plus de deux ans ; il n’y avait pas de raison qu’ils se parlent en amont.
En revanche, c’était un peu un challenge de se dire : « on va travailler avec des avocats professionnels. » On a fait quelques répétitions avec deux groupes d’avocats différents que la directrice de casting a castés, de la même façon que tous les acteurs. On les a fait se rencontrer et on a vu combien ça fonctionnait très vite, en fait. Parce que les comédiens avaient vraiment plaisir à se rendre compte que les avocats avaient une technique qui ressemble très fortement à la leur — notamment dans tout ce qui à trait à l’espace de jeu et de théâtre. Quant aux avocats, ils avaient beaucoup de joie aussi à rencontrer des vrais acteurs, qui maîtrisent autant leur travail et leurs émotions.
On voulait qu’ils soient chacun au mieux possible pour que sur ce temps d’audience de 50 minutes, se déroule un vrai échange de jeu qui n’existe peu ou pas dans le cinéma — étant donné qu’on reprend plusieurs fois les prises. Là, on a créé un dispositif qui laisse la place au jeu entre eux et à la rencontre où tout peut se passer. Ce qui donne ce côté très proche du documentaire : on est à la frontière entre le travail des avocats et celui des acteurs.
Lors de la préparation, je me souviens très clairement que Laurent Capelutto disait vraiment « bonjour maître » lorsqu’il accueillait son avocate ; ils ont préparé l’audience comme une vraie audience. Les avocats ont réécrit leur plaidoirie sur la base du scénario et on leur a dit : « surtout n’apprenez pas par cœur ; en revanche, préparez votre plaidoirie comme vous le feriez pour une vraie audience. »
Y a-t-il eu des répétitions avec les enfants ?
Oui, notamment avec Adèle, qui joue Lila. On l’a castée sur une cassette : elle a tourné le regard, je l’ai vue et j’ai dit : « c’est bon c’est elle ! » Ça a été un coup de cœur pour moi — pour Arnaud aussi. C’est un personnage que j’aime beaucoup. Je pense qu’on ne montre pas assez l’impact de la violence et des violences sexuelles sur les frères et sœurs — et sur les familles. Pour moi, elle avait un rôle vraiment très très important, même si à plusieurs reprises elle m’a dit : « Ah mais j’ai l’impression de faire de la figuration ! » On le voit dans la dernière scène.
Pour Ulysse ça a été un peu plus complexe : comment parle-t-on aux enfants de cette question de violences sexuelles ? On a des outils : notamment le travail de Mai Lan Chapiron et le livre Le Loup ou la petite vidéo de prévention sur lesquels on s’est beaucoup appuyé sur. Mais à un moment, on s’est tout de même confrontés à la question : « qui parle à l’enfant ? » Nous, en tant que réalisateurs ? Moi, en tant que soignante et en tant que professionnelle de santé et de prévention ? Les parents ? Comment travailler ça ? On était un peu coincés.
Et puis Ulysse nous a dit : « mais en fait, qu’est-ce qu’il a fait le père ? » J’ai appelé la maman : « Là, il faut lui dire, parce que de toute façon, s’il ne sait pas, il ne fera pas le film, ce n’est pas possible. Est-ce que vous avez besoin d’aide pour parler de ça ? » On s’est rencontrées avec la maman et Adèle pour parler ensemble de cette question de violence avec le support de Mai Lan. Une fois qu’il a compris, Ulysse a dit : « ah ok, c’est bon.. » Et hop, il a joué très bien.
Pour créer de la relation et du lien entre lui et le personnage de sa mère Alice — que joue Myriem Akheddiou, on a fait des temps de répétitions, plus avec Ulysse qu’Adèle. Et ensuite, dans le travail de mise en scène, on a beaucoup demandé à Adèle de le porter — ce qu’elle fait déjà et ce que font les sœurs ou les frères dans ces cas de violences. On lui a demandé de vraiment l’accompagner, en lui donnant des directions très simples de jeu : « là, il faut que tu sortes de cet espace, c’est juste ton objectif ». Pour que ça reste quand même à la fois du jeu et sécurisant pour lui comme pour l’ensemble de l’équipe.
Lors d’une une séquence, on est tellement happé par ce qui est dit qu’on ne voit pas si le père touche ou non la mère pendant l’audition. Au-delà du sursaut physique qu’il provoque chez le spectateur, ce moment est très symbolique. Car comme le geste paraît être hors champ, il crée un doute : on ne sait pas s’il s’agit d’une manœuvre de diversion du père ou bien de la mère…
Vous l’avez très bien dit : la question du doute est là pour les victimes, tout le temps. Elle est là pour les mères protectrices parce qu’on ne peut pas penser cette violence-là ; elle est bien trop violente pour la penser. Pour les victimes ou les personnes qui prennent en charge les mères — puisque c’est elles qui entendent la majorité du temps les paroles de l’enfant, il y a souvent cette question du doute. Le doute permet de survivre en se disant : « mais non c’est pas vrai » ; comme quand quelqu’un meurt et qu’on va dire : « tu déconnes, c’est pas vrai, il n’a pas pu faire ça ? » La mère le dit d’ailleurs très bien lorsqu’elle prend la parole : « au début, j’ai pas voulu y croire ». En effet on ne peut pas y croire parce que c’est trop violent. Bien souvent, le cerveau disjoncte pour pouvoir survivre.

Quant à savoir s’il touche ou pas la cuisse de la mère… Dès le départ, on le spectateur vers quelque chose où il se dit : « mais qu’est-ce que c’est que cette mère dysfonctionnelle ? » C’est ce qu’on pense quand on voit une maman galérer avec son enfant au sol comme elle. Quel regard on porte sur ces mères-là, en réalité ? Elle n’assure pas grand chose. Et au fur et à mesure du film, on avait envie de déconstruire cela tout revenant sur le doute. Le fait d’avoir mis en scène ce passage-là, c’était un vrai choix pour se redire : « est-ce qu’il l’a fait ou est-ce qu’il ne l’a pas fait ? »
Quand Adèle Haenel parle, elle dit : « tout ce qui se passe, c’est derrière la porte et on ne peut pas savoir. » C’est exactement ça. En réalité, si vous revoyez le film, vous n’allez pas voir ce moment-là. Parce que c’est hors champ. Ces violences ne se voient pas, elles ne se disent pas, on ne veut pas les voir. Pour nous, c’était évident de ré-questionner le doute à ce moment-là du scénario et du film.
Le titre du film renvoie à un autre « On vous croit » qu’on a beaucoup entendu. C’est très déstabilisant de le voir appliqué ici à des enfants….
Oui, l’autre, je crois que c’était pour les femmes, c’était « On te croit ». Avec Arnaud, ça a été tout de suite un choix. Dès le départ, on savait que ça allait être ce titre-là. On a un peu bataillé parce qu’on nous a dit : « Ah, mais vous pensez pas que c’est complexe d’utiliser ça ? » En même temps, le président, c’est ce qu’il nous a promis : « on vous croit, on vous protège » au moment du lancement de la Ciivise [Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants, NDR], Ok, Là on voit qu’il n’y a rien de fait puisque les 82 préconisation n’existent plus parce que la Civise aujourd’hui n’existe plus.
Lorsqu’on appelle le numéro de la Ciivise, il n’y a personne qui répond : c’est fini. La Ciivise 3, c’est terminé les témoignages sont archivés ; les 82 préconisations existent, elles sont là, il y a ce rapport de la Ciivise mais maintenant c’est 10 conseils simplement qui sont mis en place. Je trouve que c’est extrêmement violent à la fois pour les personnes qui ont témoigné et pour la confiance qu’elles ont mise dans le juge et dans cette équipe de la Ciivise 1. Quand j’en discute avec le juge Durand [coprésident jusqu’à 2023 de la Ciivise, NDR], il dit : « j’ai l’impression de leur avoir menti. On leur a promis quelque chose et on ne le fait même pas. » C’est comme des injonctions contradictoires : « parle, mais en fait, je ne vais pas te croire. ». C’est extrêmement violent.
Pour nous, choisir ce titre-là, c’était aussi rendre hommage aux victimes. Qu’à un moment donné, quelque part, il y ait écrit : « On vous croit ». Parce que ça peut réparer. Le parcours qu’Alice fait durant ce moment d’audience, ça la répare, quelque part. Alors, ça ne fait pas tout, évidemment, mais d’entendre ça et d’avoir ce temps de parole et d’écoute, il y a quelque chose qui est posé. C’est extrêmement important pour se reconstruire. Elle a eu ce « on vous croit » qu’elle va transmettre à sa maman ; elle va se confronter à cette justice dans laquelle elle n’a plus confiance — ces enfants-là perdent confiance dans le monde des adultes et ils perdent confiance dans la justice en réalité. Et il y a de quoi, puisqu’on ne les entend pas ou peu.

On vous croit de Charlotte Devillers & Arnaud Dufeys (Bel., 1h18) avec Myriem Akheddiou, Laurent Capelluto, Natali Broods, Ulysse Goffin, Adèle Pinckaers…


