Quatre solistes en quête d’unité retrouvent l’harmonie grâce au compositeur de l’œuvre qu’ils doivent interpréter. Telle est l’intrigue du nouveau film de Grégory Magne, “Les Musiciens” dans lequel Frédéric Pierrot campe le fameux compositeur. Conversation avec ce duo lors des Rencontres du Sud d’Avignon.

Comment avez-vous travaillé l’un et l’autre avec le compositeur du film Grégoire Hetzel ? Grégory, vous l’avez sollicité pour la bande originale et vous, Frédéric, vous l’incarnez d’une certaine manière en interprétant Charlie Beaumont, le compositeur fictif du film ?
Grégory Magne : Il est arrivé à un moment pas précoce, mais quand même : en cours d’écriture. Son regard de musicien et de compositeur a pris toute son importance après, quand il s’est réellement mis à devoir composer. Parce qu’au début il n’y avait pas d’évidence : est-ce qu’on allait entendre que le quatuor de manière diégétique ; est-ce qu’il y aurait d’autres musiques, d’autres instruments, tout était possible… Petit à petit, on en est arrivé à cette idée d’un quatuor uniquement (à l’exception d’un petit piano à un moment), que la musique soit diégétique. J’avais mes problématiques de séquence : il devait se passer ceci entre les musiciens, on devait comprendre cela, et lui il devait traduire ça en musique… tout en restant dans les canons du quatuor qui veulent qu’il y ait quatre mouvements, l’un plutôt lent, l’autre plutôt rapide, etc.
La deuxième contrainte qu’il avait, c’est que la partition avait due être composé dans les années 1990 par ce Charlie Beaumont. Quels étaient nos compositeurs de référence qui auraient pu composer ce style de quatuor à l’époque — Britten, Barber, Glass ? Ce qui était vraiment intéressant pour lui, c’était d’écrire la musique comme on écrirait une scène de dialogue.
Au début je voulais qu’on sente les tensions ; comment les traduire en musique ?
Grégory Magne, réalisateur du film “Les Musiciens”
Au début je voulais qu’on sente les tensions ; comment les traduire en musique ? Qu’est-ce qui fait que ça ne marche pas tout de suite quand on file des partitions à des virtuoses qui, par nature, jouent bien ? Et ce qui fait que le spectateur, même profane, va comprendre que c’est pas tout à fait en place ? Puis qu’au fur et à mesure qu’on avance dans le film, dans les répétitions, dans le mouvement ; que Charlie arrive, qu’ils trouvent ensemble les clefs et qu’on arrive à la fin à quelque chose nettement plus harmonieux. Mais tout est bien joué, il n’y a pas de fausses notes, Grégoire avait donc ce petit défi de composer un truc qui raconte cela à chaque étape. Voilà comment j’ai travaillé.

Frédéric Pierrot : J’ajoute quelque chose que m’a dit Grégoire l’autre jour : il a même composé dans le premier mouvement un truc où le deuxième violon était plus brillant que le premier. Je trouve ça super : dans la composition du morceau, à certains moments, il a privilégié la virtuosité du second violon pour qu’elle crée une tension. C’est joli, non ?
GM : C’est un super exemple de jusqu’où ça va dans sa composition pour continuer à raconter l’histoire.
FP : Il l’a fait pour le film, pour le cinéma, c’est-à-dire qu’il participe à quelque chose… Alors, moi, de la même manière, j’étais un peu étonné, mais très vite, j’ai eu besoin de le rencontrer parce qu’il a composé aussi des chants d’oiseaux que je suis censé refaire à la clarinette. J’avais donc besoin de le voir pour lui demander un peu d’aide. Parce qu’il avait composé ça sur un “moment” de la clarinette — un changement d’octave, où le doigté est très compliqué.. Et comme j’ai perdu beaucoup de vélocité (sourire) je lui ai demandé l’autorisation de changer la hauteur, pour que ça soit plus facile…
Puis il y a eu une rencontre que Grégory a organisée avec les musiciens, un moment de répétition quelques semaines avant le tournage, où je l’observais faire, bien sûr. Et où je crois m’être inspiré de ce qu’il disait aussi dans les dialogues. Il y a eu un phénomène de… comment on appelle ça ?
D’imprégnation ?
FP : Oui.
GM : Et à chaque fois qu’il y avait une scène où Frédéric/Charlie devait commenter sa partition auprès des musiciens, Grégoire est venu sur le tournage. Ce qui, je pense, pour Frédéric, était aussi un moyen de se sentir plus libre. Parce qu’il y avait cette sécurité du compositeur qui derrière pouvait lui dire : « là, tu as dit une bêtise ; ouais, ton image, c’est pas exactement ça que je dirais… »
FP : Je trouvais ça très rassurant qu’il soit là, parce que rien qu’en le regardant, je me disais : « bon, là, il ne valide pas, quoi… » En gros, l’énergie est bonne ou pas… Après, il y a aussi des choses qui peuvent m’être personnelles évidemment, mais c’était très inspirant pour le personnage.
GM : C’est un personnage, en plus. Et je ne crois pas qu’il soit allé si souvent que ça sur des tournages de films ; il est venu au montage, voir quelle forme ça se prenait… Donc, il y avait son regard à lui ; il y avait ce de Daniel Garlitsky (qui interprète Peter et qui était aussi le conseiller musical) qui venait voir le montage et donnait son avis… Il y avait plein de filets pour essayer d’être le plus cohérent possible par rapport à la musique.

Comment avez-vous “composé” votre quatuor, question comédiens ?
GM : Ce qui est bien, c’est que chacun étant musicien, j’avais autant de “vigies” sur ce que je pouvais faire, ou raconter. Tous ont un avis sur la musique. En plus, c’est marrant, les musiciens : quel que soit leur niveau — même à un très haut niveau — chacun a sa certitude sur comment il faut jouer un morceau. Et donc, ça nourrit et ça décomplexe aussi.
À quel moment vous est venue l’idée d’introduire dans le groupe une instagrameuse, qui tranche par son parcours ?
GM : C‘est un profil de plus en plus fréquent. On voit apparaître des jeunes musiciens classiques qui ne sont pas passés par les voies du conservatoire. Pendant les confinements, des jeunes musiciens doués sont notamment apparus comme ça sur les réseaux. Et, derrière, ils ont signé les contrats dans des maisons de disques, fait des concerts partout à travers le monde et acquis une popularité et une légitimité même aux yeux des musiciens. Ça fait partie de l’époque, donc ça me paraissait intéressant de confronter justement toute la rigueur du musicien classique qui a dû passer des concours, obtenir des prix….
Était-ce volontaire d’en faire une altiste, sachant que dans un orchestre, c’est l’instrumentiste qui est en général le plus “chambré” ?
GM C’est vrai (sourire). Non, je n’ai pas fait exprès. Après, il y avait une équation : il fallait qu’ils soient quatre. Il fallait qu’il y ait deux violons, un premier, un deuxième ; un violoncelle, un alto. Si je ne dis pas de bêtises, au cours de l’écriture, les personnages ont dû permuter : qui était le plus âgé, qui était le plus jeune… À un moment, on est arrivé cette idée ; ensuite on a fait les essais, c’est-à-dire qu’on a casté indifféremment des garçons, des filles de tous âges qui savaient jouer de la comédie et d’un instrument à cordes ; on a aussi casté des grands musiciens.
Et on a commencé à composer notre quatuor à cordes. Je pense que c’est cette espèce de loterie-là qui a fait que l’altiste s’est retrouvée l’instagrameuse. Et ça collait avec ce scénario. Mais il n’y avait pas, au départ, sur la feuille blanche, « l’instagrameuse, elle est altiste »

Dans Les Musiciens, votre compositeur n’est pas en paix avec la partition qu’il a été écrite un quart de siècle plus tôt. Vu que ce n’est pas la première fois que vous travaillez autour de la musique.…
GM : Ah oui, on peut dire ça…
…Avez-vous un regard rétrospectif sur L’Air de rien ? (2012) où vous dirigiez Michel Delpech ?
GM : Ben non : c’est comme Charlie. L’Air de rien, la dernière fois que je l’ai vu, ça doit être il y a six ou sept ans. C’était un moment absolument douloureux (sourire). Et c’est pareil pour à peu près tous mes films. Alors, des fois, tu te surprends quand tu tombes dessus et puis tu te dis « ah ouais ». Mais non, globalement, c’est douloureux. En fait, j’ai compris le problème : quand tu réalises, quand tu montes, etc, tu es tout le temps à ajuster la longueur d’un plan, un étalonnage, un mixage… Et puis, il y a un moment où on te dit le film est fini. À partir du moment où tu ne peux plus rien faire sur le film, ça devient douloureux parce qu’il te renvoie les défauts,
Alors oui, il y a le plaisir de voir si la salle réagit ou pas, mais honnêtement, ce n’est pas drôle. Si je ne peux plus rien changer, dans mon essence à moi, ça n’a pas d’intérêt de le regarder, quoi ! Mais ça ne veut pas dire qu’ils sont mauvais ou que je les trouve mauvais ; ça veut dire que c’est juste dur de les regarder.
Vous restez en tout cas dans cette thématique du son, après une parenthèse dans l’odorat pour Les Parfums (2020). La sensorialité vous habite beaucoup…
GM : Il semblerait (rires) Non, mais j’aime l’idée — dans Les Parfums, c’était déjà là — que si on va au cinéma, c’est pour vivre un truc. Comme je ne fais pas des “films à grand spectacle”, comme on dit, je ne vais pas vous en mettre plein à la gueule, il faut que ça vienne d’ailleurs. Les sensations, l’expérience, le souvenir qu’on en garde… C’est une expérience qui dépasse juste les notions de l’histoire.
C’est pour cela que vous commencez ce film en essayant de nous montrer l’âme ?
GM : Du violoncelle ? (sourire) Il y avait cela et aussi l’idée de la lutherie : tout ce que ces instruments ont traversé, qu’on voit plus à l’intérieur qu’à l’extérieur Et puis le mystère de ce plan, aussi, je trouvais être un bon moyen d’approche. L’autre truc — finalement, on a un peu abandonné l’idée — c’était l’acoustique à l’intérieur d’une caisse de résonance : comment signifier aux spectateurs d’emblée que ce film, il va aussi falloir le regarder avec les oreilles.
FP : Moi, je pense vraiment que le son au cinéma a plus d’importance que l’image. Et que, par exemple, les voix des acteurs, le grain même avec lequel c’est enregistré ; comment l’acteur lui-même travaille, c’est musical. Une langue est musicale. Avant même de signifier quelque chose, elle sonne. Est-ce qu’on a vraiment besoin de comprendre ce qui est dit ? Ça dépend. des uns et les autres, mais des fois, oui, des fois, non. des fois, la musique suffit.

Les Musiciens de Grégory Magne (Fr, 1h42) avec Valérie Donzelli, Frédéric Pierrot, Mathieu Spinosi, Emma Ravier, Daniel Garlitsky, Marie Vialle… En salle le 7 mai 2025.