Un homme qui marche avec une valise attachée au poignet et une femme qui avance sans l’audition se retrouvent cette semaine dans les salles. Entre autres…
Animal Totem de Benoît Delépine
Arrivé d’on ne sait où, un homme en costume noir sort de l’aéroport de Beauvais avec pour seul bagage une valise attachée à son poignet. Sans téléphone, sans montre connectée, sans GPS, il entame à pied une longue marche à travers la campagne, d’un pas résolu que rien ne semble pouvoir contrarier. Pourtant, les sollicitations et les perturbations sont nombreuses pas sur sa route ; presque autant que les animaux, témoins discrets de sa balade…

Un thriller écolo comme un concept poétique et politique. Le propos ne devrait étonner personne,🔗 Benoît Delépine ayant livré en une dizaine de films autant de satires, pamphlets et autres brûlots destinés à égratigner les comportements capitalisto-individualistes endommageant le monde. Travailler ici exceptionnellement sans Gustave Kerven ne change rien à l’affaire : la radicalité et la causticité sont intactes ; l’idéalisme anarcho-rousseauiste poussé à un degré supérieur puisque la nature — au sens “écosystème” — tient ici le premier rôle.
Devenir vert
Bien sûr, le personnage de Darius avec sa valise, silhouette marmoréenne quasiment impassible, fait office de “héros” puisque c’est lui dont on suit la trajectoire et qu’il est moteur (ou acteur) de du mystérieux dénouement. Mais on peut le voir comme un prétexte, un messager, le fil rouge destiné à révéler l’existence du contexte vivant tellement évident qu’il en est devenu invisible — et donc négligeable pour ceux qui n’hésitent pas à le détruire.
Animal Totem matérialise a contrario ce vivant négligé par une surreprésentation à l’écran : caméra subjective pour les animaux croisés par Darius (un privilège ordinairement accordé aux “animaux humains”) et usage d’un format CinemaScope amélioré donnant aux paysage une dimension et une profondeur inhabituelles. Un double recours à la grammaire (et la technique) cinématographique témoignant de l’attachement de l’auteur à la spécificité du langage de son médium — le souligner n’est pas inutile quand tant confondent écriture littéraire et audiovisuelle.
Cependant, tout sympathique que le film soit dans son fond militant et joliment audacieux dans sa forme, Animal Totem demeure prisonnier de son “concept”, celui d’un court métrage à chute. En clair, il ressemble à une sorte de film-train auquel on aurait ajouté wagons-saynètes interchangeables et aisément substituables afin de lui permettre de s’engager sur le sillon commercial des longs métrages. Pas bien grave, même si ça fait un peu artificiel.

Animal Totem de Benoît Delépine (Fr., 1h29) avec Samir Guesmi, Olivier Rabourdin, Solène Rigot Pierre Lottin, Patrick Bouchitey… Sortie le 10 décembre 2025.
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Elle entend pas la moto de Dominique Fischbach
Jeune femme sourde appareillée, Manon et sa famille se retrouvent dans le chalet familial en Haute-Savoie. Si trois générations sont présentes, une absence obnubile les esprits : celle de Maxime, le frère de Manon, disparu depuis quelques années et lui aussi sourd. À l’occasion de ce séjour estival — et sans doute grâce à la présence de la caméra de Dominique Fischbach — des silences et des non-dits autour de ce deuil vont enfin de dissiper…

De la vertu du temps long documentaire… Il n’est plus à prouver le bénéfice non seulement artistique mais humain récolté par les documentaristes s’engageant dans des projets au long cours : en consacrant du temps à leur sujet, en “l’apprivoisant” patiemment selon la méthode du Renard dans Le Petit Prince, ils accèdent à une zone plus intime de vérité tout en se faisant accepter puis oublier. D’intrus ils passent à invisibles et dans le même temps, collectent davantage de matériel filmique. Là réside en partie le secret des œuvres de Sébastien Lifshitz ou de Nicolas Philibert.
Faire avec, faire sans
Dominique Fischbach a pu jouer ici la même carte, étant donné qu’elle suit Manon et sa famille depuis une bonne quinzaine d’années à l’occasion de plusieurs documentaires. Non seulement le “travail d’approche” était déjà effectué, la confiance était acquise mais la cinéaste disposait d’archives d’autant plus précieuses qu’elles donnent une incarnation à l’absent et libèrent la parole — chacun des membres de la famille vivant pudiquement la mort de Maxime à part soi, sans vraiment la partager. Elle entend pas la moto peut d’ailleurs donner ce drôle d’effet d’exister pour permettre cette résolution tardive : un film prétexte ayant comme finalité réelle d’être une sorte objet thérapeutique. Reconnaissons que le dispositif choisi favorisait les confrontations et l’expression de ressentis tus.
Au-delà de cette dimension privée, ce documentaire est aussi (surtout) un édifiant témoignage d’autant plus intéressant sur la culture sourde et les problématiques d’intégration dans une société n’appréhendant pas toujours les choix individuels qu’il est d’une certaine manière “à la première personne” et présente des partis pris contradictoires — comme se faire appareiller ou non. Raison de plus pour qu’il soit vu par des personnes non sensibilisées aux thématiques de handicap sensoriel.

Elle entend pas la moto de Dominique Fischbach (Fr., 1h34), documentaire.


