Pour la première fois en solo derrière la caméra, Benoît Delépine signe un « road movie avec valise à roulettes » dont le héros déconnecté poursuit une mystérieuse mission écologique. Rencontre avec le cinéaste grolandais lors du Festival de Sarlat.
Qu’est-ce qui vous a inspiré ce conte ?
Benoît Delépine : Déjà, en tant que cinéaste, contrairement à l’intelligence artificielle, on doit puiser des éléments dans sa propre vie et dans son autobiographie pour faire des films. Si vous regardez l’ensemble des films qu’on a fait avec Gustave, [Kervern, NDR] depuis Aaltra en 2003, c’est un peu ce qui s’est passé dans notre vie dans les deux ans précédents : on essaie de montrer toutes les problématiques sociologiques qui animent la France — et surtout la province d’ailleurs, plus que Paris. Durant les deux ans précédant Animal Totem, c’est surtout les immenses balades dans la campagne qui m’ont vraiment calmé. Au fur et à mesure des rencontres animales, j’en suis arrivé à la volonté de faire un film qui représente tout ça et le type de personnages que je peux côtoyer en dehors de ces marches-là.
En plus, il se trouve que dans ma région, à 15 km d’Angoulême, où je vis depuis une trentaine d’années, il y a une usine de macadam qui a menacé de s’installer. Ils ont eu toutes les autorisations administratives, etc. C’était vraiment à quelques mètres de la zone Natura 2000, ça allait flinguer toutes les cultures biologiques de la région, sans parler des écoles… J’étais assez remonté là dessus, on a fait un collectif pour manifester, pour discuter, mais je voyais que c’était foutu : face au rouleau compresseur, pas évident d’y arriver.
Donc je me suis mis à écrire ce film en me disant : « tiens, j’aurais au moins une vengeance symbolique sur ce qui risque de se passer. Même si ça se passe, au moins j’aurais fait ça. J’’aurais parlé de la problématique que ça amène. »
Mais ça ne s’est pas passé…
Effectivement le collectif a rencontré plusieurs fois les responsables politiques et économiques et le projet s’est arrêté. C’était génial mais bon, mon film était lancé… (rires) Mais je préfère, bien sûr !
Souvent les idées de films naissent d’une image — alors ça peut être de deux personnes en chaise roulante pour Aaltra ou d’un monsieur avec des cheveux longs sur une grosse moto comme Mammouth…. En l’occurrence, c’était l’image d’un gars en costume qui trimballe une valise à roulettes ; surtout, ce qui m’a fait éclater de rire, c’est de penser au mot « road movie en valise à roulettes » : ça, on n’avait jamais fait. Et de l’imaginer travers cette campagne picarde ; cette campagne de ma jeunesse dont je voulais parler aussi puisque je suis suis fils d’agriculteur du côté de Saint-Quentin. Cette campagne, qui n’est pas si souvent montrée que ça au cinéma, avec ses plaines immenses, a un côté western étonnant. Je voulais vraiment essayer de la montrer pendant une bonne partie du film, et montrer à quel point elle m’avait marqué.

D’ailleurs, je suis très content que sur l’affiche que le personnage principal soit avec des ballots de paille circulaires derrière : je voulais absolument cette image-là. Pour moi les ballots de paille, on dirait les statues de l’île de Pâques : on ne sait pas si c’est de l’art contemporain ; quelque chose de mythique qui se passe à ce moment-là dans les campagnes. Je voulais qu’il y ait ça, mais mon film se tournait en octobre. Mes producteurs, Toufik Ayadi et Christophe Barral ont accepté que je tourne une journée dans ma Charente, où un agriculteur trop sympa a accepté de retarder sa propre moisson d’une semaine pour pouvoir avoir ce décor. C’est quand même génial ! Ce qui nous a permis d’avoir aussi les tournesols. Trois mois plus tard, on est parti dans la vraie campagne picarde avec les maïs. Mais j’étais trop content d’avoir cette image-là.
Le format hyper large, façon CinemaScope, faisait-il partie de cette “vision originelle“ ?
C’est à la fois une volonté — parce que pour ces plaines à perte de vue, je voyais ce côté CinemaScope pour donner un petit côté western à l’ensemble — et puis j’ai fait faire des essais par mon chef-opérateur habituel Hugues Poulain, avec qui ont fait des films depuis… tout ce temps-là. Il avait fait à Paris des petits essais de CinemaScope avec une nouvelle caméra Sony superbe, la Burano — Animal Totem est le premier film fait avec cette caméra. Et il a fait un vrai CinemaScope, c’est à dire anamorphosé ; pas comme celui qu’on avait fait dans Aaltra ou en fait c’était du 16 mm mais on avait collé de scotch noir dans le viseur et ensuite on avait enfin découpé le film en tenant compte du format — ce qui expliquait le grain de la pellicule à l’époque. Là c’était du vrai CinemaScope !
Quand j’ai vu les essais, j’étais très déçu : je m’attendais à quelque chose de beaucoup plus étonnant, plus puissant… J’ai dit au gars du labo : « mais vous n’avez que ça en magasin ? (rires) C’est pas plus large que ça normalement ? —Ah bah si, la caméra imprime à droite et à gauche aussi mais nous, on ne le fait jamais puisque les télés en veulent pas, c’est la marge de sécurité. —Ça tombe bien : ils veulent pas de mon film non plus ! (rires) » Donc je ne remercierai jamais assez France 2, France 3 et Arte d’avoir refusé mon film.
Je ne remercierai jamais assez France 2, France 3 et Arte d’avoir refusé mon film.
Benoît Delépine
Une fois que j’ai vu cette image-là, je me suis dit : « mais c’est exactement ça que je veux ». Et ça va plus loin parce que cette première journée d’essais en Charente pendant la moisson, je n’en avais pas trop parlé à Christophe et Toufik de ce format, mais on a fait les prises de vues comme ça. Eux, ça les faisait tiquer quand même vis-à-vis des télés ou même du cinéma. Mais quand ils ont vu l’image, ils m’ont dit : « non t’as raison, banco c’est trop beau »
On a donc fait tout le film avec ce format-là qui s’est avéré extraordinaire à “travailler”. Parce que moi, en tant que réalisateur, le boulot le plus intéressant c’est les cadres et quand on sait qu’on a un format comme ça bien sûr on s’amuse. Je ne dis pas que les idées viennent tout de suite, il faut les avoir, mais en tout cas je pouvais profiter de ce format inhabituel pour faire ce que j’appelle du cinéma : c’est pas du tout un truc qu’on peut regarder sur son téléphone portable. C’est un truc qu’on regarde en public et un spectateur fait tout seul sa mise en scène aussi. Il doit avoir le choix de regarder à droite, à gauche, tel détail… C’est le cinéma c’est l’image magnifique, énorme… J’ai pu vraiment soigner tous ces cadres pendant l’ensemble du tournage et franchement, je me suis vraiment bien éclaté.
Par exemple, ils sont là en train de parler et la caméra se relève et ils partent chacun dans un chemin à droite et à gauche grâce à la largeur du cadre : ça a pu se faire et ça donne quelque chose d’étonnant. Ou quand lui marche comme un insecte sur l’horizon avec la musique géniale de Sébastien Tellier, ça permet de faire durer la scène beaucoup plus longtemps que ce qu’on ferait si on devait le faire pour un écran télé ou pour un téléphone. On ne peut pas imaginer être sur un téléphone en train de regarder une fourmi qui marche aussi longtemps (sourire)
Et l’idée de cette caméra subjective que vous accordez aux animaux ?
Alors ça, c’est intervenu dans le scénario au moment du choix de l’animal totem : je ne voulais pas que les animaux soient simplement des objets qu’on montre, mais aussi qu’on puisse se mettre dans leur peau et découvrir la façon qu’ils ont de nous voir. Et justement, ce nouveau format que j’ai baptisé l’Animascope (sourire) permet de montrer des choses étonnantes. Parce que les animaux ont parfois les yeux sur le côté : on ne peut pas s’imaginer ce qu’ils regardent. Grâce à mon format, on pouvait au moins essayer de le montrer. J’ai embauché un deuxième chef opérateur Thomas Labourasse, qui travaille dans le cinéma animalier et ne s’est occupé que des regards subjectifs des animaux en ayant étudié l’ensemble de ces animaux.
Non seulement la position de leurs yeux mais leur nombre de bâtonnets, leur cristallin etc. pour savoir quelle couleur ils arrivent à voir ou pas ; à quelle profondeur de champ… Tout ça était tellement intéressant qu’à un moment je me suis dit que j’arriverais peut-être à faire le film entièrement avec le regard des animaux. Ça collait à peu près : dans le dans l’aéroport, j’aurais dû commencer par un corbeau qui picore ou bien un insecte, mais plus ça avançait, plus on arrivait dans la ville moins il y avait une possibilité dont je dis laisser tomber : c’était trop expérimental. Fallait calmer le jeu !
Au-delà de l’esthétique, Animal Totem reprend aussi beaucoup les codes narratif du western dont vous avez parlé tout à l’heure…
Alors c’est ça c’est marrant parce que c’est un film personnel parce qu’il n’y avait pas mon acolyte avec moi donc je me suis lâché (sourire). Ce n’est pas qu’il m’empêchait de quoi que ce soit : il enrichissait de son propre vécu. Mais là je pouvais aller en ligne droite et faire exactement ce que je voulais. Ce faisant, à l’écriture, je me suis dit : « pourquoi je suis en train de faire ce film ? Q’est ce qui se passe ? »
Et là tout d’un coup je suis tombé en fouillant dans mes archives sur un de mes premiers journaux de lycée. Je m’étais caricaturé comme le héros de la série Kung Fu. C’était dingue ; j’étais quasi en train d’écrire un épisode de Kung Fu ! Donc s’il y a une influence cinématographique à ce film, c’est ça. C’est pour ça que dans le dialogue, j’ai mis en passant comme ça : « On va voir ce que tu as dans le sac David Carradine ».

Comment avez-vous choisi Samir Guesmi ?
Avec Gustave, on a fait sa connaissance au Festival du film francophone d’Angoulême parce qu’on avait donné au moins quatre prix sur dix à son film Ibrahim — au grand dam de notre ami Dominique Besnehard.. Ce faisant, j’ai fait un casting puisque j’ai vu ce personnage que je ne connaissais pas descendre des travées, monter une estrade, dire quelques mots un peu timides, redescendre avec son trophée ; remonter, reprendre un deuxième trophée, quelques mots un peu moins timides ; redescendre… des mots de plus en plus assurés jusqu’à avoir tout dans les bras. Je l’ai pris en photo d’ailleurs, trop drôle. Du coup on a fait une vraie connaissance ; un casting un peu cher peut-être. Mais en tout cas, je me suis dit : « ce gars il est trop beau, si on fait un jour un film, faudra vraiment lui donner un beau rôle. »

Après, quand j’ai eu l’idée de mon film et écrit le texte, c’est la première personne à qui je l’ai envoyé. Tout de suite, parce que pour moi c’était lui ; il n’y avait personne d’autre. Pour une raison simple : il est très graphique. Même s’il était flou au fond, avec sa valise, je voulais qu’on le reconnaisse tout de suite, même un animal qui ne voit pas à deux mètres.Et puis il a une prestance, quelque chose de très classe dans sa façon d’être, de se mouvoir. Un mélange de force et d’une certaine douceur aussi. Pour un super héros, il était assez doux. J’aimais beaucoup. Il a vraiment très bien joué parce que je lui fais dire des choses un peu absconses, pas toujours évidentes. Notamment deux phrases sur le tir à l’arc, qui sont vraiment de Confucius.
Avez-vous eu des problème avec l’entreprise Total ?
Bah pour l’instant, je n’ai pas l’impression qu’ils aient vu le film. Mais non, mais c’est Totem, bien sûr ! Tant qu’à s’attaquer à des gros…

Animal Totem de Benoît Delépine (Fr., 1h29) avec Samir Guesmi, Olivier Rabourdin, Solène Rigot Pierre Lottin, Patrick Bouchitey… Sortie le 10 décembre 2025.

