Variation décalée sur le thème de La Belle et la Bête mâtinée de Portrait de Dorian Gray, “L’Homme d’argile” marque les débuts dans le long métrage d’Anaïs Tellenne autant qu’il scelle sa (déjà) longue collaboration avec Raphaël Thiéry. Rencontre avec la réalisatrice à l’occasion du Festival de Sarlat.
Il y a dans L’Homme d’argile une adéquation totale entre votre interprète et son personnage ainsi que le sujet. Dans quelle mesure Raphaël Thiéry a-t-il inspiré votre écriture et votre film ?
Anaïs Tellenne : En fait, je filme Raphaël Thiéry depuis mon premier court métrage. Donc je le connais très bien. Au bout de ces trois courts métrages, j’avais encore beaucoup d’envie et un certaine forme de frustration de ne pas avoir développé quelque chose de plus long.
L’envie qui est née de faire ce film tous les deux. C’était au festival de courts métrages de Clermont-Ferrand, dans un célèbre bar qui s’appelle L’Univers. Il m’a dit : « bon, Anaïs, on pourrait faire un long métrage tous les deux. Tu l’écrirais, tu le réaliserais. Ce serait par exemple peut-être l’histoire d’un mec qui habite tout seul. Et un jour, il y a une fille qui vient s’installer en face de chez lui ». Je me suis dit : « Pas mal » et je suis partie m’enfermer pendant deux ans et demi et je suis revenue avec le scénario tel que vous le connaissez.
Sur l’inspiration et sur ce qui émane de Raphaël, il y a beaucoup de choses qui lui sont très personnelles. Par exemple, son handicap : Raphaël a une maladie orpheline qui fait qu’il n’a qu’un œil. Pour l’instant, la médecine a réussi à lui en sauver un, donc il voit encore, mais c’est vraiment au centre de sa vie. Il m’a fait ce cadeau de confiance, qui est qu’on a pu jouer aussi avec son handicap pour que ça fasse partie de son personnage.
Autre élément fort, la cornemuse : Raphaël est un joueur de cornemuse traditionnel extrêmement réputé en Bourgogne — et même dans d’autres régions de France. Dès l’écriture du film, dans le scénario, j’avais ce désir que le personnage soit extrêmement taiseux, mais que par ailleurs, on puisse quand même le comprendre — en tout cas d’un point de vue émotionnel. J’ai donc construit ce personnage en me disant la cornemuse serai la prolongation de son corps. Toutes les choses que les mots ne savent ou ne peuvent pas dire, la musique vient le faire.
La partition de cornemuse qu’il joue dans la piscine était déjà écrite au scénario : Raphaël a “mis en musique le personnage“.
Il avait déjà fait un “cadeau“ de cette nature dans L’Envol (2022) de Pietro Marcello, mais jamais autant…
Oui, et d’ailleurs, j’avais très peur parce que j’étais en pré-production au moment de L’Envol et quand il m’a dit : « Pietro Marcello m’a demandé de faire de la musique… — Comment, quoi, quelle musique ? C’est-à-dire, explique-moi ? » Finalement, j’étais rassurée de voir que ce n’était pas exactement pareil..
C’est donc un film sur le regard…
C’est totalement le cœur du film : l’histoire de regard est multidimensionnelle. Pour moi, c’est l’histoire d’un homme qui est enfermé dans le regard des autres. Comme tout un chacun : on est tous enfermés finalement par la façon dont on nous regarde, qui définit la façon dont on se regarde. Il est enfermé dans le regard de la postière, dans celui de sa mère, dans son propre regard…
Et d’un coup — et c’est sans doute ce qui m’a donné envie d’écrire le film — il suffit parfois d’un regard pour que beaucoup de choses changent vis-à-vis de nous-mêmes. C’est une histoire d’amour, mais surtout d’amour avec lui-même. Il n’est pas trop tard pour commencer à s’aimer, pour s’approprier son existence, s’émanciper… Et c’est le regard de Garance, si singulier, qui va le transformer.
Justement, pour Garance, vous avez lorgné entre Sophie Calle et Orlan ?
Absolument. Le personnage que joue Emmanuelle Devos est vraiment très inspiré de Sophie Calle et de Marina Abramović — des artistes qui m’inspirent énormément depuis mon adolescence. Je trouve ça d’un culot immense, de dire : « je vais prendre mon intimité, mon existence, et ça va être le sujet de mon art et je vais créer avec ça ». Il faut énormément de courage, et en même temps, il y a quand même quelque chose d’extrêmement pathétique ou risible.
C’est cette ambivalence-là qui m’intéressait. Après, je me suis éclatée à inventer de fausses œuvres, En fait, je fantasmais moi-même en me disant : « tiens, s’il y avait une expo, qu’est-ce que je pourrais inventer ? », en me mettant à la place d’eux.
Je ne sais pas si on peut appeler ça le hasard ou le destin, mais Emmanuelle Devos connaît Sophie Calle ; elle a été déjà plusieurs fois déjeuner chez elle. Donc c’était super au moment où on préparait le film. Elle a pris quelques cours de sculpture, parce qu’elle n’en avait jamais fait et ne peint pas non plus. On a travaillé ça ensemble et… c’était une joie de travailler avec Emmanuelle, de toute façon.
Raphaël Thiéry vous a-t-il parlé du regard que aviez sur lui en travaillant ensemble ?
On en a beaucoup parlé. Avec le film, on a fait une belle tournée en festivals et beaucoup d’échanges avec le public. La question qui revient souvent, c’est : « Est-ce que vous êtes Garance ? » Alors, pas du tout parce que Raphaël est avant tout un ami et je ne vole rien qu’il ne veuille me donner. Tout est fait dans la confiance. On a énormément échangé. Il y a eu des moments pendant le tournage qui ont été plus émouvants que d’autres pour lui.
Par exemple, lors de certaines séquences où Raphaël retire sa prothèse oculaire — avec l’accord du médecin qui le suit. Pour lui qui la porte depuis trente ans, c’est être encore plus à nu qu’à nu, en fait. On se mettait tous les deux dans la loge pour ces moments-là. Il y avait quelque chose qui se passait entre nous de l’ordre de la grande confiance. On ne mettait pas forcément les mots, ni lui ni moi parce qu’on est deux pudiques. Mais par le regard, on s’était entendu que c’était maintenant.
Et puis, il y a une personne qui l’a aussi beaucoup aidé à se livrer, à construire son rôle et à s’offrir comme il s’offre pour L’Homme d’argile, c’est Emmanuelle. Elle a été d’une générosité extraordinaire pendant tout le tournage : elle ne l’a jamais laissé donner la réplique tout seul quand elle n’était pas dans le cadre. Elle était toujours à côté de la caméra. Il y avait comme un lien invisible, une tension entre eux née quasiment immédiatement à la lecture du scénario. C’est formidable quand on réalise un film quand quelque chose comme ça prend humainement, en-dehors du cinéma. Ça a été un élément fondamental au bon déroulement du tournage.
Le fait que Raphaël Thiéry “joue à domicile” avec un tournage dans le Morvan a dû aussi y contribuer…
De façon tout à fait terre à terre, c’est un film qu’on a tourné avec un budget très limité. Le fait que Raphaël habite depuis toujours dans le Morvan nous a considérablement aidé pour des choses très factuelles, mais aussi obtenir des choses plus ou moins gratuitement, de l’aide etc. Pour lui, intimement, il était extrêmement à l’aise d’être sur ses terres. Et puis, je ne voyais pas le filmer ailleurs qu’ici, puisque pour moi, c’est comme si le paysage était la prolongation même de son corps. C’est deux miroirs, Raphaël et le Morvan.
Vous avez particulièrement soigné vos seconds rôles…
Oui, Mireille Pitot [qui interprète la mère du personnage joué par Raphaël Thiéry, NDR], elle a eu son premier prix d’interprétation au festival Jean-Carmet du second rôle de Moulins. À 93 ans, c’est extraordinaire ! Je me dis qu’il n’est jamais trop tard pour tenter quelque chose de nouveau dans la vie ; maintenant, c’est un peu mon gourou. Mireille a travaillé toute sa vie à l’usine de couture de Dijon, elle n’a jamais joué au cinéma. Elle a une incroyable énergie. Elle habite au 5e étage, sans ascenseur, et elle va faire les courses de sa voisine du dessus en expliquant : « Oui, tu comprends, c’est une vieille dame ; elle a 88 ans ». (rires) Elle me fait trop marrer !.
Et Marie-Christine Orry, j’aurais aimé qu’elle ait aussi le prix. La rencontre a mal commencé entre nous, parce qu’elle est venue pour passer le casting à Paris. Je l’avais repérée dans des comédies plus commerciales. Et j’adorais sa voix comme ça — elle a un timbre extraordinaire, tout comme Emmanuelle a un timbre particulier. En arrivant au casting, elle voit juste les scènes qui concernent son personnage. Et elle dit : « ça ne va pas du tout. Je ne veux pas du tout passer ce truc-là. C’est pornographique. Je m’en vais, au revoir ! ».
Le directeur de casting. s’en foutait un peu, parce qu’on voyait beaucoup de gens dans la journée. Mais moi, j’étais un peu déçue quand même. Le soir-même, à 20h, elle revient à la production et frappe à la porte et elle dit : « Ah, en fait, j’ai lu le scénario. C’est super. Je veux passer le casting » (rires) Et le directeur de casting lui dit « Ah, il est 20h. Moi, je suis crevé. On a commencé à 8h. Rentrez chez vous, madame ». Après, c’est son agent qui a appelé la production et qui a fait que, finalement, 5-6 jours après, on l’a reçue. Évidemment, elle était parfaite…
L’Homme d’argile, d’Anaïs Tellenne (Fr., 1h34) avec Raphaël Thiéry, Emmanuelle Devos, Marie-Christine Orry, Mireille Pitot… En salle le 24 janvier 2024.