Thriller entre deux mondes, “Eat the Night” suit les adeptes d’un jeu vidéo promis à l’auto-destruction et des dealers dans un Havre blême, propice à toutes les mésaventures. Une ambiance hybride concoctée par le duo Jonathan Vinel & Caroline Poggi, experts en la matière…
Vous traitez dans Eat the Night d’une dualité entre le monde actuel et le monde virtuel ; assez étonnamment, on se pose jamais la question de savoir si l’un est plus “vrai” que l’autre. Vous mêmes, pensez si l’un domine ou ou a plus de valeur que l’autre ?
Jonathan Vinel : Non. On n’avait pas envie de porter un jugement moral, ni de dire qu’il y en a un qui est plus préservé que l’autre. Mais plus de parler de cette génération qui a grandi et a projeté sa vie à l’intérieur du virtuel, des jeux vidéo. Il y avait un peu l’idée de montrer la contamination entre les deux espaces, et dire que maintenant la réalité, pour beaucoup de gens, elle est plus virtuelle que le reste. C’est pourquoi on a besoin de créer des espaces qui sont un peu des refuges quand le monde devient aussi hostile et aussi violent. Et pourquoi toute une génération peut éprouver le besoin d’y trouver un cocon.
Caroline Poggi : Il y ait cette idée d’un transfert entre les deux mondes. Au fur et mesure que le film avance, le jeu vidéo devient plus réaliste et il était de plus en plus traité comme une matière cinéma avec des champs/contrechamps, des travellings, de la grue… Et des scènes plus intimes où les personnages vont se livrer, un peu à l’opposé des clichés que l’on peut avoir sur les jeux que l’on dit violents — ce qui aussi le cas dans le film.
Le jeu permet de trouver la part d’intimité des personnages et a contrario dans la vie, les personnages — notamment celui de Pablo, mais aussi celui de Night quand il se venge — adoptent des réflexes de joueurs, un peu comme des missions : tu vas à tel endroit, tu voles à une voiture, tu t’échappes, etc. Même quand on les a filmés, on les a cadrés dans beaucoup de scènes comme des personnages du jeu. Pour Pablo, on voulait un personnage qui bouge un peu trop vite, qui ne réfléchit pas vraiment à ce qu’il fait, qui casse beaucoup de choses autour de lui… Il y a également un plan à moto qui est subjectif : c’est typiquement un plan de joueur.
Mais l’un ne bouffe pas l’autre ; les deux se répondent. Quand on a commencé à montrer le film, et s’est rendu compte que beaucoup de gens qui ne sont pas de la génération des jeux, trouvent des réponses dans le film sur les raisons de l’attachement des autres génération à ces mondes virtuels. Quand on est adolescente, en grandissant, on y dépose beaucoup du début de nos vies. Il y a vraiment l’idée d’un transfert.
Vous parlez de transfert et d’adolescence — âge de mutation. Le film suit aussi cette idée de mutation. plus avance, plus les personnages du jeu et les personnages réels se ressemblent, au point de presque se confondre…
CP : Pour nous, c’était une façon de montrer tout l’affect qu’avait Apo [Apolline, la sœur de Pablo, NDR] pour le jeu, Plus la fin arrive, plus elle s’y plonge ; ça devient son refuge. Et son avatar parle pour elle. Les personnages se mettent à vivre leur vie à travers leurs avatars parce qu’ils n’arrivent pas à parler. C’est quelque chose qui les bloque, qui les sépare.
Avez-vous construit le parcours de vos personnages comme celui d’un jeu vidéo, avec une quête principale et des quêtes secondaires ?
JV: Nope. On ne l’a pas réfléchi en ces termes. C’est notre premier film qui se passe dans le réel, par rapport à tous nos autres films précédents, donc il y avait vraiment l’idée de créer des mondes virtuels en partant du réel. D’ancrer le film dans le monde tel qu’on le connaît. L’enjeu est d’arriver à lier toutes ces différentes histoires. Il y a même différents styles de cinéma : un peu du thriller, un portrait un peu social des personnages. Il y a aussi de l’amour, un peu de teen movie…Mais au fur et à mesure que les personnages avancent dans le jeu, l’action se trouve hors du jeu, dans le monde réel. Ça fait écho à des missions de jeux vidéo, quand même : Pablo doit voler une voiture pour s’échapper de l’hôpital. C’est vraiment une mission qu’il y avait dans GTA.
CP : Plutôt que de parler de grande quête et de petite quête, il y avait la grande envie d’écrire une tragédie. Et après, de tisser tous ces genres au sein de cette tragédie. Ce qui est assez difficile au montage aussi, parce que ce n’est pas forcément quelque chose dont on a l’habitude : le jeu, le thriller, le film d’ado, le film social, etc. Il fallait vraiment trouver l’équilibre pour que tout se glisse autour de ce squelette tragique.
À quel moment avez-vous défini la direction artistique du jeu Darknoon auquel Apo, Pablo et Night jouent ?
JV : Dès le début — ça, c’était assez précis. On avait des références de jeux vidéo dark fantasy, comme ceux du studio japonais FromSoftware — donc Bloodborne, Dark Souls,, Elden Ring — ou d’autres comme Skyrim, Black Desert… Vu que le film allait être assez sombre dans les histoires qu’il raconte, on voulait que ce soit un jeu quand même assez gothique, mais assez lumineux. On a travaillé aussi pour avoir des costumes hyper flashy. Même dans les environnements : la lumière de Darknoon, elle est assez stylisée, pour essayer contraster aussi avec le côté plus froid et plus industriel du Havre, avec une lumière plus sombre. Pour faire un refuge, un espace hyper lumineux.
Cet univers se prolonge même dans la monde réel, avec le cosplay d’Apo…
CP : Il a été fait à partir de l’avatar qu’on a dessiné. Et après, les costumiers on a fait le cosplay. Il faut dire qu’il ont été vachement aidés par la communauté cosplay, qui est très généreuse. Même au tournage, il y a eu cette idée de transition, on va dire, entre les virtuel et le réel.
Dans ce film initiatique à plusieurs niveaux, les préliminaires amoureux se font autour de la fabrication de pilules d’ecstasy. À part chez Beauvois dans N’oublie pas que tu vas mourir, on a rarement vu ça…
CP : Ah ben c’est la référence !
JV : Et moi, j’avais été en plus grave marqué par des vidéos vues sur Internet de mecs cagoulés qui expliquaient comment ils en faisaient — tout en ne sachant pas si c’était faux ou vrai, parce qu’en fait, je pense que dans la vie, c’est plus compliqué que ça. Donc là, il y a l’en vie de faire croire que c’est réaliste, tout en prenant de la magie avec la réalité. La recette est proche, mais c’est pas exactement ça.
CP : Il manque des ingrédients (rires)
JV : Et ici, il fallait en faire autre chose que juste un tuto. Déjà, c’est la première scène où le temps se pose parce que le film va très, très vite auparavant. Pablo et Night prennent le temps de se rencontrer autour des pilules ; on voit très bien que, même pour eux, c’est un prétexte pour être proches, parler, et apprendre à se connaître.
CP : C’est de la drague.
JV : Toute l’histoire de la drogue était un prétexte pour être proche.
De drogue à drague, une seule lettre change…
CP : C’est vrai (rires)
Un personnage du film est réduit au rôle de témoin avec zéro communication : le père. Ça n’a pas dû être un rôle facile — d’autant qu’il n’a quasiment aucun dialogue…
JV : Il avait quelques dialogues en plus, qui ont été supprimés — mais pas tant que ça. IApolline et Pablo ont un lien très fort entre eux mais ils n’arrivent trop à s’identifier avec leur père. Mais ce n’était pas tant pour faire un discours sur une certaine génération qui ne comprend pas les jeunes et qui, du coup, rejettent tout sur les ordinateurs. C’est sur ce que c’est pas facile pour lui !
CP : C’était plus l’idée d’avoir un reflet de tout l’héritage que Pablo rejette et qu’Apolline, finalement, finit par rejeter aussi. Le père est aussi l’écho de cette ville et peut-être aussi d’un certain monde qu’une jeunesse aimerait voir changer, tout simplement. C’est l’idée de tirer un trait sur le passé, mais en même temps, le passé, il est toujours là. Finalement, le film passe son temps à tout casser, jusqu’à ce que la machine ne marche plus et que ça se soit déconnecté et là, c’est la fin.
Eat the Night de Caroline Poggi & Jonathan Vinel (Fr, int.-12 ans, 1h47) avec Théo Cholbi, Lila Gueneau, Erwan Kepoa Falé… En salle le 17 juillet 2024.
À l’occasion de la sortie en salle de Eat The Night, la plateforme MUBI propose une rétrospective des précédents films de Jonathan Vinel & Caroline Poggi : Jessica Forever /Tant qu’il nous reste des fusils à pompe / Bébé colère / Il faut regarder le feu ou brûler dedans