Une bataille entre deux mondes et un souper funèbre se présentent dans les salles cette semaine. Entre autres…
Eat the Night de Caroline Poggi & Jonathan Vinel
Leur père régulièrement en mer, Pablo et Apolline vivent seuls. Depuis des années, ils partagent la même passion pour un jeu en ligne, Darknoon. Quand celui-ci annonce sa fin prochaine, Apolline perd un peu pied. Son aîné a d’autres projets en tête : il a fait la rencontre de Night, un employé de supérette qu’il veut associer à ses petits deals. Sauf qu’on trafique pas sur le territoire d’un plus gros caïd que soi…

Plus que la nuit, les images ont dévoré le monde. Rien de nouveau direz-vous, mais Eat the Night en offre une illustration à travers ce film où toutes espèces d’images contemporaines sont parties prenantes à des degré divers, utilisées ici à des fins esthétiques ou narratives. Registre le plus évident, celui de l’image vidéoludique qui tient lieu d’espace-interface entre le strictement actuel (ou “réel”) et le virtuel puisqu’il est habité par les projections des personnages — leurs avatars — évoluant dans Darknoon, jeu d’aventures parallèle à leur existence humaine. Plus l’intrigue avance, plus sa présence à l’écran augmente ; plus sa définition visuelle comme la ressemblance entre les avatars et leurs modèles augmentent. Pour le dire autrement, ce lieu d’une fiction numérique vouée à disparaître (mais sans incidence irréversible sur le destin de ses “habitants“) prend l’ascendant sur leur “vraie vie”. Au moment même où ces vies encourent des dangers mortels.
Au-delà du réel
L’ordre des priorités semble donc inversé… et le rendu de certaines images traduit fort justement ce paradoxe aberrant. Ainsi, lorsque Night se trouve recherché par la bande ennemie, son signalement est diffusé par le biais d’un portrait dégradé issu d’un enregistrement vidéo nocturne de mauvaise qualité. Comme si les moyens visuels de rendre compte du réel était insuffisants et esthétiquement médiocres face à la flamboyance des créations numériques. Une raison de plus de pousser Apolline et les autres joueurs à se réfugier dans le cocon de Darknoon.
Et puis il y a cet autre territoire de l’image que Caroline Poggi & Jonathan Vinel investissent : celui, mental, de l’image-référence ou iconique, renvoyant donc à d’autres univers, d’autres œuvres provenant de sources éclectiques. Ainsi, la réunion finale des avatars de Darknoon — assemblée de créatures aux physionomies atypiques et délirantes — rappelle-t-elle la parade des alter ego du Paprika de Satoshi Kon (2006). Quant à la séquence d’initiation détaillée à la fabrication de d’ecstasy, elle présente plus que des similitudes avec la fumette de N’oublie pas que tu vas mourir de Xavier Beauvois (1995) : elle en est le décalque assumé. On pourrait également voir dans l’ambiance automnale de la fuite hors de la planque de Night un clin d’œil au Cercle Rouge (1970) de Melville. La liste n’est pas exhaustive.
Deuxième long métrage du duo Poggi-Vinel après Jessica Forever (2019), Eat The Night rejoint clairement les préoccupations d’un Bonello sur l’abolition grandissante de la frontière (déjà ténue) entre la vie en vrai et ses extensions-projections dans un onirisme de synthèse. Stupéfiants et images, même dégâts ?

Eat the Night de Caroline Poggi & Jonathan Vinel (Fr, int.-12 ans, 1h47) avec Théo Cholbi, Lila Gueneau, Erwan Kepoa Falé… En salle le 17 juillet 2024.
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Dîner à l’anglaise de Matt Winn
Dans une villa cossue de Londres, Sarah et Tom, un couple de quinquagénaires s’active à préparer un dîner auquel sont conviés deux amis de longue date… et où se joint par surprise une vieille camarade, la sulfureuse Jessica. Ses bavardages ne durent guère car elle se pend dans le jardin. Sarah et Tom devant justement vendre leur maison pour solder leurs dettes, une avalanche de questions se pressent alors : où cacher le corps, de qui Jessica était-elle la maîtresse et va-t-on enfin goûter le clafoutis de Tom ?

Viendra un temps où la comédie anglo-saxonne noire à huis clos, soooo 1990’s, sera un genre que l’on revisitera avec la même dévotion nostalgique que les mélos de Douglas Sirk de nos jours. Où l’on retrouvera, derrière les histoires de corps servis au dessert (ou à l’apéro) à une tablée de potes, la morbidité d’une fin de siècle pas franchement optimiste — en témoigne le recours à un humour noir grinçant.
Plus enclin à épouser les codes du cosy mystery contemporain, Matt Winn adoucit la rugosité des enjeux dernière des pirouettes dans une ambiance de bonbonnière : la maison s’avère bien trop jolie — certes, Tom est architecte — au point de hurler sa qualité de décor et de renforcer le côté théâtral “anti-cinématographique” de la chose. Heureusement qu’il y a une séquence extérieur-nuit sous la pluie londonienne, plus ambiguë, pour laisser survenir un réel soupçon de trouble — avec la visite surprise de l’acquéreur, authentique méchant assumé.
Y a comme un noyau
Pourtant, le point de départ de ce Dîner à l’anglaise et les cas de conscience qui en découlent, avaient de quoi susciter des situations plus subtiles qu’une enfilade de dialogues hysterisés et de revirements de caractère improbables. Car même dans la fiction, fût-elle farfelue, on a envie de croire un minimum aux personnages. Si des tensions et discussions peuvent provoquer des évolutions radicales chez certains (ça s’est vu chez 12 hommes en colère ou Carnage), on est en droit d’espérer un minimum de cohérence. Dommage pour les comédiens de cette génération qui auraient sans doute tiré plus de succès (et de plaisir) avec ce script sur scène ; reste l’envie de manger du clafoutis aux cerises en revoyant Petits Meurtres entres amis ou L’Ultime souper. Ça tombe bien, c’est encore la saison.

Dîner à l’anglaise de Matt Winn (G.-B., 1h30) avec Rufus Sewell, Shirley Henderson, Olivia Williams… En salle le 17 juillet 2024.