Si l’envie vous prenait de fuir Paris, la frénésie du sport-spectacle (et ses coulisses parfois peu recommandables), un geste transgressif consisterait à gagner la capitale olympique, Lausanne, pour découvrir la collection d’expositions que Plateforme 10 consacre au centenaire du surréalisme. Vite, une partie de celle-ci s’achève bientôt…
Il se passe toujours quelque chose à Plateforme 10. Sis à côté de la gare de Lausanne, l’ensemble muséal regroupe depuis l’été 2022 trois prestigieux établissements : le MCBA (Musée cantonal des Beaux-Arts), le mudac (Musée cantonal de design et d’arts appliqués contemporains) et enfin Photo Élysée. À tous points de vues complémentaires, ces musées mutualisent volontiers leur programmation ou partagent des thématiques ; c’est le cas actuellement avec cette “Saison surréaliste“ touchant à sa fin.
Centenaire oblige, le mouvement artistique initié par André Breton dans son Manifeste… se devait d’être célébré — ce qui relève de la gageure, si l’on veille à respecter les oukases du Maître brocardant les académismes, excluant de son cénacle tel ou tel membre, refusant la pompe certains jours pairs. Il fallait donc faire œuvre d’originalité. Mais aussi composer avec la disponibilité des œuvres,: Bruxelles (au printemps) et Paris (le Centre Beaubourg, début septembre) organisant de leur côté des rétrospectives d’envergure. Plateforme 10 a trouvé une formule révélant d’un mouvement né de l’onirisme et des juxtapositions insolites, sa diversité protéiforme.
Man Ray – Libérer la photographie
C’est avec Man Ray (1890-1976) que l’on débute. Non point le peintre, mais le plasticien qui choisit de s’affranchir des contraintes de la toile pour composer des tableaux d’un nouveau genre. Autant de compositions empreintes de symbolisme, d’érotisme ou d’humour ; autant de clichés témoignant d’un goût pour la recherche et la technique — en usant de procédés tels que la solarisation ou la rayographie (obtenue sans boîtier) pour obtenir des images spectrales.
Si les tirages surprennent par leur taille modeste, leur profusion (ainsi que la présence de nombreuses pièces d’époque dans un état de conservation miraculeux) subjugue l’œil. Aux murs, mais aussi sur des totems parallélépipèdiques distribués dans la plus vaste salle d’exposition, le cosmos rayen se déploie, créant de fait un parcours thématisé dans un corpus aux démarcations floues : commandes de mode, portraits de contemporains ou compositions oniriques fixées en studio pourraient parfois se substituer.
Doté d’un indubitable regard, créateur d’images, voire de tropes (on dirait aujourd’hui de “mèmes”), Ray n’a pas impressionné que les support photosensibles et les rétines de son époque : Le Violon d’Ingres (1924) Les Larmes (1932) exercent une fascination intacte aujourd’hui. L’exposition permet par ailleurs de mesurer l’influence — l’attraction — exercée par les modèles sur l’artiste. Notamment Lee Miller, Alice Prin (alias Kiki de Montparnasse) Maret Oppenheim ou Adrienne Fidelin. Notons enfin les projections des films (ou cinépoèmes) de Man Ray — dont Les Mystères du château de Dé (1929).
- Man Ray – Libérer la photographie jusqu’au 4 août à Photo Élysée – www.elysee.ch – +41 21 318 44 00 – Plateforme 10 – 17 place de la Gare – CH-1003 Lausanne (Suisse).
Objets de désir – Surréalisme & Design ; Alchimie – Surréalisme & Art Verrier
Intimement lié à la modernité, à la situation de « l’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique », à l’émergence du consumérisme, le surréalisme ébauche ce processus de marchandisation que le Pop art accomplira sans complexe quelques décennies plus tard. L’artiste peut concevoir des objets utilitaires en série (limitée ou nom), qui conservent leur statut d’œuvre et viennent irriguer le décor quotidien de leur aura transgressive. Corollairement, les mécènes des artistes ne sont plus leurs seuls acquéreurs ni de généreux donateurs (à l’instar des Noailles) mais des magazines, des créateurs de mode, des éditeurs de design et de fil en aiguilles, des entreprises. Qu’importe : l’essentiel est que des objets désirés aient pu voir le jour, dans leur fantaisie, leur incongruité ou leur simple gratuité.
En plusieurs salles et plusieurs ambiances où l’on se plaît à circuler, Objets de désir aligne des meubles iconiques (le sofa Mae West de Dalí devenant le Bocca de Studio 65, la Table with bird’s feet d’Oppenheim, le banc-table basse œil Le Témoin de Man Ray ou la Chaise main de Pedro Friedeberg,…) mais aussi les créations plus récentes. Leur mise en écho avec des inspirations surréalistes ou voisines — tel de Chirico et ses perpectives métaphysiques — en accentue l’effet catalytique. Les objets semblent imaginés par les œuvres, surgis du virtuel pour accéder au réel. Détail signifiant : aucun (ou presque) ne semble avoir subi les outrages du temps. Une source à laquelle s’abreuver pour les designers d’aujourd’hui ?
Rêves de verre
Alchimie, ou la brûlante et fragile beauté du surréalisme concentrée en une salle abritant une partie des collections d’art verrier du mudac, Bon nombre sont issues de La Fucina degli Angeli, l’atelier du Vénitien Edigio Costantini qui eut l’idée de proposer à des artistes de réaliser en verre une ou plusieurs de leurs esquisses. Quelques “compagnons de route” du surréalisme répondirent présent, parmi lesquels Picasso, Arp, Ernst, Chagall, Cocteau… La structure du verre à la fois minérale et lisse, dure et terriblement friable, rejoint certains paradoxes du courant surréaliste : son évidence apparente masque une complexité sous-jacente, un équilibre sur le fil du rasoir et un potentiel danger.
À ces sculptures s’ajoutent notamment une pièces manufacturée par la maison Daum pour Salvador Dalí, le Porte-manteau-Montre (1970) réinterprétant la célèbre montre molle de Persistance de la mémoire. Enfin, prouvant une forme de perpétuation de l’esprit surréaliste parmi les artistes verriers contemporain, on notera la réalisation de Tillie Burden, Cactus Glove Belge (2017), objet-valise dont les menaçants piquants sont virtuels (ou potentiels) : il faudrait, ce qu’à ne Dieu ne plaise, briser la sculpture pour être blessé par ses tessons
- Objets de désir – Surréalisme & Design ; Alchimie – Surréalisme & Art Verrier jusqu’au 4 août au mudac (Musée cantonal de design et d’arts appliqués contemporains) – www.mudac.ch – +41 21 318 33 00 – Plateforme 10 – 17 place de la Gare – CH-1003 Lausanne (Suisse).
Surréalisme – Le Grand Jeu
On ne s’y attend pas forcément d’emblée, mais c’est bien le jeu dans son acception plaisante qui guide le parcours pensé par le MCBA. Parce que la mouvement surréaliste n’était pas exempt de divertissements, de canulars ni d’expérimentations ludiques mais également parce que certains prenaient très au sérieux l’art du jeu — ainsi Marcel Duchamp, dont on découvre l’échiquier de poche ou le traité à l’usage des joueurs. Le jeu est celui de l’interprétation des rêves et des signes, transfiguré dans la création ; la transmutation d’une idée ou d’une image pour lui donner un autre sens : Dali, évidemment, avec Cygnes reflétant des éléphants (1937) révèle l’ambivalence fructueuse d’un reflet… et combien ses toiles virtuoses restituent de lumière.
Fouillant parmi les artistes et/ou théoriciens ayant contribué à faire du surréalisme un mouvement pluriel, l’exposition va à l’encore d’un “étalage de stars”, procédant au contraire par un mise en lumière équitable — Victor Brauner ou Kurt Seligmann sont peut-être ici davantage valorisés que René Magritte ! Autre surprise : découvrir avec le Portrait (1937) d’Antoine Mayo (1937) tant de similitudes avec Femme assise sur la plage (1937) de Picasso. On ne saurait boucler cette brève évocation sans indiquer que Le Grand Jeu est (aussi) un hommage à la coterie parallèle qui créa la revue du même nom, animée notamment par Roger Gilbert-Lecomte, Roger Vailland et Maurice Henry (1907-1984). Le trait de ce dernier mérite toutes les attentions et autant de louanges : d’un style avant-gardiste, il préfigure dans ses portraits la ligne claire.
Signalons en nota bene au deuxième étage, un regard sur la production actuelle vient compléter la rétrospective. Avouons que la continuité ou la filiation esthétique n’est pas forcément évidente avec les surréalistes “historique“ : tant de ruptures et de subversions ont depuis un siècle été opérées que celles des huit artistes présentés pourraient se rapporter à beaucoup d’“ismes”, surréels ou pas…
- Surréalisme – Le Grand Jeu jusqu’au 25 août au MCBA (Musée cantonal des Beaux-Arts) – www.mcba.ch – +41 21 318 44 00 – Plateforme 10 – 16 place de la Gare – CH-1003 Lausanne (Suisse).
- Billet 3 musées : 0/25CHF. À noter que le premier samedi du mois, l’entrée est gratuite et que chacun des musées propose toujours, plusieurs expositions temporaires en parallèle. Prévoyez votre journée !