Un conte illuminant une tragédie du XXe siècle et une figure de la néo-mythologie contemporaine se côtoient dans les salles cette semaine. Entre autres…
La Plus Précieuse des marchandises de Michel Hazanavicius
Pendant la Second Guerre mondiale, au cœur de l’Europe. Une pauvre bûcheronne sans enfant sauve de la mort un bébé jeté d’un train roulant vers les camps d’extermination. Bien que son époux refuse dans un premier temps d’héberger cette “marchandise” représentante d’un peuple qu’il déteste, la bûcheronne tient bon et élève la petite fille au péril de sa propre existence. Ce sera une longue aventure où la vie triomphera de moult obstacles…
On ne dira rien ici de “l’histoire de cette histoire dans l’Histoire“ — 🔗le producteur Patrick Sobelman s’en charge mieux que quiconque —, si ce n’est que sa forme de conte, assumée et renforcée tant dans le verbe que dans l’image, lui confère une dimension universelle. Au reste, La Plus Précieuse des marchandises maintient en permanence un double statut visant à évoquer la Shoah tout en tendant à l’universalité.
En effet, si le décor et les marqueurs temporels laissent peu de doute quant à l’époque durant laquelle se déroulent les faits, les victimes de l’extermination ne sont quasiment jamais nommées — comprenez, on ne les désigne presque jamais comme « Juifs » mais par des locutions toutes plus dépréciatives ou dégradantes les unes que les autres témoignant d’une discrimination intentionnelle et systémique. Soit le premier niveau d’une logique d’effacement conscientisée et industrialisée. Cette invisibilisation verbale a pour paradoxal corollaire de permettre une transposition dans tout autre conflit (passé ou contemporain) pouvant provoquer — hélas — des circonstances comparables et causer chez ceux qui sont les témoins ou les acteurs des réactions identiques.
Donner à voir (ou pas)
A contrario, la question de la “visibilisation” est par ailleurs soulevée lorsqu’il s’agit ici de représenter les camps. Un sujet délicat ayant vu nombre de cinéastes achopper (et se faire rabrouer ou agonir par Claude Lanzmann) quand d’autres ont déployé des trésors de sobriété évocatrice. Tels Jean-Claude Grumberg (l’auteur de La Plus Précieuse des marchandises) et Costa-Gavras pour Amen qui figurent le passage des trains fermés dans un sens, ouverts et vides dans l’autre ; ou montrent l’horreur des chambres à gaz non pas directement mais à travers l’effroi que leur découverte suscite à un observateur.
Ici, c’est donc par le langage propre à l’animation, ses systèmes narratif et graphique, que Michel Hazanavicius apprivoise la nuit. Lui donne des contours et des ombres pour mieux faire surgir la lumière du courage, voire du sacrifice. Cette élégie sur fond d’abomination et de petitesse humaine est aussi un miracle de grâce comme d’élégance plastique. Un comble ? Par forcément : il faut voir ce film-conte comme une stèle (ou un cénotaphe) dressé en hommage à tous les justes défiant les “lois” barbares de la guerre. Eux sont bien dignes d’être dédicataires d’un peu de beauté…
La Plus Précieuse des marchandises de Michel Hazanavicius (Fr., 1h51) animation avec les voix de Jean-Louis Trintignant, Grégrory Gadebois, Dominique Blanc, Denis Podalydès… En salle le 20 novembre 2024.
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Diamant brut de Agathe Riedinger
À 19 ans, Liane vit dans le sud de la France et le désœuvrement, auprès d’une mère à l’abandon et de sa petite sœur. Son horizon semble s’éclairer après sa participation à un casting pour une émission de télé-réalité, Miracle Island. Persuadée d’avoir convaincu grâce à sa personnalité lors de l’audition, Liane affirme partout autour d’elle (et sur ses réseaux sociaux) que la chose est actée. Alors que le temps s’étire et que la réponse tarde à venir, le rêve se heurte encore plus violemment aux fracas de la réalité…
À mille lieues de ces œuvres s’attachant à suivre une jeunesse incandescente galvanisée par la promesse d’un futur meilleur, Diamant brut est à la fois “anti-solaire” — si tant est que cela puisse se concevoir en bord de Méditerranée — et générateur de malaise, à l’instar de touts les films décrivant au plus près des situations de précarité, sans ne rien omettre du glauque ni du sordide. S’il n’y a pas de jugement porté sur les personnages, on ne peut s’empêcher de ressentir un regard et une esthétique qui en disent long : par exemple, le choix d’une image à gros grain ne peut qu’ajouter de la misère à la misère. Et nourrir comme un soupçon : n’y aurait-t-il pas un peu de cette fascination trouble façon Larry Clarke pour les ados à la limite de la marginalisation — fascination… pour ne pas parler de complaisance.
Si l’on postule que les intentions d’Agathe Riedinger sont dépourvues de toute malveillance, se dresse alors un autre inconvénient : le fait que Diamant brut fasse reposer son récit sur le verdict du casting — qu’on ne révélera pas ici. Ce qui ne laisse objectivement que deux issues : ou Liane est retenue et elle a bien fait de croire en ses “rêves” ; ou bien elle est rejetée et se retrouve de fait face à ses désillusions ainsi qu’à tous ceux à qui elle a vendu sa future (et bien illusoire) célébrité. En apparence frustrante pour le spectateur, une fin “ouverte” — c’est-à-dire ne livrant pas l’issue de la sélection — eût cependant apporté davantage de réalisme en maintenant Liane dans le brouillard de l’incertitude. Que la réponse lui soit favorable ou non, l’héroïne échappera-t-elle à sa condition comme au déterminisme social ? On est fondé à en douter…
Diamant brut de Agathe Riedinger (Fr., 1h43) avec Malou Khebizi, Idir Azougli, Andréa Bescond… En salle le 20 novembre 2024.