Dystopie aux frontières du présent, Planète B présente un modèle de prison virtuelle secret où sont enfermés des activistes écologistes opposés au gouvernement pour être soumis à des tortures psychologiques. Un cauchemar effroyablement réaliste imaginé par Aude Léa Rapin, la réalisatrice. Conversation lors du Festival de Sarlat.
Découvrir votre film au lendemain de l’élection de Donald Trump lui donne un écho assez perturbant. Lorsque vous l’avez écrit, à partir de quels éléments avez-vous effectué cette… “prospective” ?
Aude Léa Rapin : Je pense qu’il y a eu plusieurs entrées. La première qui me vient à l’esprit, c’est quand Vladimir Poutine a étendu la loi contre le terrorisme à tout opposant politique en Russie en 2014. Venant d’un pays qui n’avait pas encore traversé ce qu’on sait — et qui a le droit de veto à l’ONU —, cela m’a extrêmement marquée. Parce que c’est un pays ayant une influence très forte sur une certaine classe politique européenne. Et que ça me semblait extrêmement grave de pouvoir éteindre une quelconque opposition dans une société de manière aussi radicale. Utiliser le terrorisme pour éteindre toute contestation politique dans une société, c’est ultra malin politiquement et extrêmement dangereux.
Ça a été mon point de départ : réfléchir à un film qui allait poser cette question, mais sur quelque chose qui nous étant plus proche et plus crédible. Toute cette jeunesse qui se mobilise pour son avenir, qui lutte face à l’état du monde, au réchauffement climatique. Et ça se passait en même temps que la naissance de Youth for Climate, Greta Thunberg, Extinction Rebellion ; de l’apparition du terme “d’éco-terroriste“… alors qu’il n’y a aucun écolo qui n’a tué qui que ce soit à ce jour. Et ce terme a aujourd’hui été repris dans nos démocraties, comme s’il était d’une évidence absolue. Ce que ça suppose sur le glissement de la démocratie, de l’état de droit, dont effectivement Trump est l’illustration aux Etats-Unis ! On a une certaine caste politique qui est aussi à l’extrême droite, mais aussi à droite, dans lesquelles cette pensée se propage.
Parfois, j’ai l’impression que la personne que j’étais en 2010, se serait endormie en 2010 et se serait réveillée aujourd’hui. En allumant la radio ou la télé, elle aurait l’impression d’une grosse blague — et ce n’est pas le cas. C’est la première fois qu’on est collectivement confrontés à un glissement de la démocratie depuis la Deuxième Guerre mondiale. On en est tous conscients, on le ressent tous. Il fallait qu’on fasse quelque chose. Pour moi ça s’est traduit par ce film.
Cette anticipation que vous avez imaginée n’en est finalement pas une tant on est tangent avec la réalité…
C’est tout à fait l’utilité — ou la fonction — de la science-fiction : faire un pas de côté, nous déplacer par rapport à une réalité frontale, tout à fait contemporaine pour mieux la regarder. Sinon ce n’est pas de la science-fiction, c’est du fantastique. La science-fiction crée un parallèle entre les deux, qui propose une forme divertissante, qui puisse être réflexive et interroger la société.
En tout cas, c’est la forme qui allait permettre de mieux embrasser à la fois la crise climatique, le glissement de la démocratie vers le tout sécuritaire mais aussi de passer par le personnage joué par Souheila Yacoub à celui joué par Eliane Umuhire Mais aussi tout ce que ça suppose sur le parcours de l’exil dans des sociétés qui ne savent plus comment respecter le droit d’asile. J’ai l’impression que ce sont les trois thématiques qui agitent le plus notre société aujourd’hui. J’avais besoin de ne pas les traiter de manière frontale, dans un film qui se passerait en 2024 — même si la réalité va tellement vite que 2039, c’est presque déjà trop tard.
Je crois très fort à la science-fiction à très court terme, quand on essaye d’être dans une forme de crédibilité — comme dans Les Fils de l’Homme (2006), que je trouve très intéressant sur une idée du futur qui paupérise plutôt que d’être dans l’ultra-modernité — ; je pense qu’on va vers ça. Le métavers est une technologie qui n’est pas encore fonctionnelle, mais il y a 10 000 personnes qui sont embauchées chez Meta pour tenter de faire basculer l’Internet et rendre l’ordinateur obsolète pour que demain, on puisse faire derrière un casque de réalité virtuelle. Technologiquement, il n’y a pas grand-chose qui nous empêche que ce soit le cas un jour. C’est juste des questions d’économie.
Après, toute technologie qui permet des avancées, des progrès pour l’humanité — par exemple les casques de réalité virtuelle utilisés en médecine pour réaliser des opérations du cœur permettant de sauver des gens, à fond ! Comme la 5G qui a servi pour l’hôpital à la base. Le problème, c’est que chaque technologie a son “revers de la médaille”. C’est le rôle et des journalistes et des cinéastes d’en parler. Après, la chose la plus véridique —ou crédible dans Planète B —, c’est une jeunesse qui va s’élever contre une société qui a du mal à lui préserver un avenir correct ou lui assurer un quotidien. Il y a une réalité écologique qui est dramatique ; il y a bien un moment donné où ça va se lancer. Et ça, c’est peut-être ce en quoi je crois le plus, malheureusement, dans la projection vers l’avenir.
L’apparence idyllique de votre Planète B est l’exact contraire de ce qu’elle réserve à ses prisonniers Y a-t-il une réminiscence du Village de Patrick McGoohan dans 🔗Le Prisonnier ?
C’est marrant, je n’y avais pas du tout pensé, mais souvent, on me cite des références auxquelles je n’avais pas fait de lien. 🔗The Prisoner, j’avais complètement oublié cette série, où en fait, le mec se réveille dans un village magnifique. Je l’ai revu il n’y a pas si longtemps, avant d’écrire, et je n’avais pas du tout fait le rapprochement, ça avait pu infuser, d’une façon ou une autre, sur le projet.Mon idée, c’était d’avoir une perte immédiate de repères, ce que décrivent quasiment tous les gens arrivés à Guantanamo avant de décrire la torture. Un déplacement total dans un lieu où on peut se réveiller dans lequel on n’a pas les codes. C’est le truc le plus flippant qu’on peut vivre en tant qu’être humain.
D’ailleurs, la nouvelle mode de jeux d’escape games — où on paye 50 balles pour être enfermé dans un endroit terrifiant avec pour seul principe de trouver la sortie — me semble assez symptomatique de l’époque. Il y a une ironie dramatique à le faire dans un endroit idyllique en apparence, qui fait qu’on peut baisser ses garde-fous et les phénomènes de défense. Dans Planète B, on essaie d’obtenir d’eux une collaboration avec le système. On les force à être informateurs, c’est très malin et c’est comme ça que la CIA a toujours fonctionné : faire des prisonniers des informateurs du système pour faire tomber le reste du réseau à l’extérieur. Pour cela, il y a besoin de cette espèce de glissement : car si tout n’est que torture, violence — ce qui se passe dans les prisons russes ou iraniennes — on n’obtient pas grand-chose des gens. À part les détruire complètement.
Concernant Le Prisonnier, aviez-vous vu la 🔗série remake de 2009 ?
Non, non, non, je ne le connais pas ; je Je ne savais même pas qu’il y avait un remake. Je parle vraiment la série avec la grosse boule blanche. Cette série et Punishment Park (1970) étaient deux références qui m’ont très fort marquée. Punishment Park, c’est tellement vrai. Utiliser le genre, comme je le disais tout à l’heure, pour nous déplacer et nous parler de la capacité de l’humain à faire des choses terrifiantes. Punishment Park est le le plus parfait des films de prison, tout en étant absolument décalé par rapport à la réalité. Enfin, j’espère jusqu’à Trump.
Ce décor existe-t-il réellement ?
Oui, complètement. C’est une anomalie dans le paysage. On pourrait se croire au Brésil ou en Italie… C’est très mélangé mais il existe tel quel. C’est un endroit que j’ai découvert en fuyant Cannes en 2019, après avoir présenté mon premier long là-bas. Je ne connaissais l’environnement de Cannes ; je n’avais pas trop intégré qu’un film que j’avais tourné en 15 jours avec des copains allait être présenté comme ça, devant plein de monde ; que soudainement la critique allait s’en emparer. Je trouvais ça très violent.
Et en montant dans un TER qui faisait Cannes-Saint-Raphaël, j’ai vu cet endroit par la fenêtre du train et je me suis arrêtée à la première station que j’ai trouvée. Je suis revenue à pied et j’étais la seule cliente de cet endroit un peu fou. Où tout tombait en ruines, tout était dans son jus… Une perte de repères : des drapeaux français partout… On était deux dans ce voyage et on se disait : « Ça serait quoi, de se réveiller là et de ne pas savoir comment on est arrivés là ? Et comment on en sort ? » Ça a été le point de départ.
Au départ, c’était une blague, parce que nous-mêmes, on ne savait pas où étaient les patrons de cet hôtel, il n’y avait personne dans les couloirs, c’était vraiment très étrange. Et il y avait des méduses tropicales plein la Méditerranée, on ne pouvait pas se baigner. Mais on a pu tourner dans ce lieu… dont on a compris l’histoire après — qui pourrait faire un documentaire en soi. On a eu la chance que les propriétaires soient des cinéphiles et se prêtent au jeu d’accepter que leur hôtel devienne un lieu de torture (sourire) Pour eux, je ne sais pas si c’est la pub du siècle !
Restons dans la géographie. Vous faites de Grenoble l’un des épicentres de la contestation, est-ce pour des raisons totalement sociologiques ou bien liées aux financements de la Région Auvergne—Rhône-Alpes, coproductrice du film ?
Ni l’un ni l’autre, c’est encore plus basique que ça. J’aurais vachement aimé pouvoir couper le tournage en deux : avoir une partie estivale pour faire la prison virtuelle, faire une pause de trois mois et attendre l’hiver pour faire la partie dans la réalité. Histoire qu’il y ait vraiment un décalage de décors entre les deux. Comme ça n’était pas possible, il fallait tout regrouper en deux mois de tournage et que je cherche ce qu’il y avait plus d’ensoleillé en France (j’avais de la chance, ma prison était sur la côte d’Azur). Et dans cette même période de mars-avril, l’endroit qui pourrait faire le plus hivernal, le plus éloigné, qui n’ait pas des arbres tout verts… J’ai donc cherché une ville en montagne et Grenoble s’est imposée parce qu’on n’en a pas d’autres qu’en France qui fasse grosse agglomération perdue dans les montagnes avec de la pollution. Il y a quelque chose dans les pierres très noires, la cuvette… Ça a plutôt été un choix esthétique et d’organisation de tournage qu’un choix d’argent ou de politique de la ville.
Clermont-Ferrand aurait pu être encore plus noir…
Oui, mais ce n’est pas entouré de montagnes, en vrai. Quand on est à Clermont, on n’a pas ce sentiment d’être enclavé, Pas autant qu’à Grenoble.
Ça peut se discuter…
Je ne connais que le festival à Clermont-Ferrand et il est tellement lumineux que je n’ai pas du tout eu le même sentiment qu’à Grenoble.
Grenoble a aussi un côté très engagé…
De par sa mairie, ça c’est certain, Camille Etienne vient de là-bas… il y a une tradition même de défense de la montagne. Et puis surtout, ils sont vachement en pointe sur le réchauffement climatique. Après, effectivement, Auvergne-Rhône-Aloes nous a suivis, une fois qu’on a choisi d’être là-bas C’est une région particulière : d’un côté, il y a Grenoble ; de l’autre, Laurent Wauquiez… Politiquement, ils ont fait de très grands écarts.
Pouvez-vous parler de la musique, et surtout du choix de votre compositeur, plutôt insolite ?
C’est marrant parce que j’ai réalisé assez tard dans ma vie que Bertrand Bonello, en plus d’être un réalisateur important, était aussi le compositeur de la musique de tous ses films. Et qu’il avait très peu collaboré pour qui que ce soit d’autre. On s’est rencontrés tous les deux à la Société des réalisateurs de films, la SRF, dans une période compliquée — c’était l’affaire Ruggia ; il y avait aussi l’arrivée des plateformes etc. C’est une période très tendue et on disait souvent que quand il n’y a plus de deux réalisateurs dans une pièce, il y avait toujours un de trop (rires). Je pense que ça a peut-être fait aussi travailler et collaborer entre réalisateurs. On est tout le temps en compétition les uns avec les autres, dès la première ligne de scénario pour chercher un producteur,au financement ; dans les festival, à la sortie du mercredi… Il faut s’aimer très fort et créer des vraies amitiés pour que les choses tiennent.
Avec Bertrand, cette amitié, est née là. Et quand j’ai réalisé Planète B, ça m’a paru très évident de lui proposer — surtout qu’il venait de faire La Bête et que la bande-son de La Bête me semblait ultra riche ; extrêmement impressionnant ce que ça brassait à tous points de vue musicalement. Sa capacité à passer dans la musique du thriller au film d’horreur me paraissait très adaptée pour penser Planète B ensemble. Il a vu le scénario, il m’a dit oui très vite.
Ce qui est très souvent difficile pour la musique des films en France — parce qu’on manque un peu d’argent et de temps — c’est qu’elle pensée trop tard. On monte avec Beyoncé ou je ne sais pas quoi et puis on dit à un compositeur qui va toucher 10 000 euros : « Allez, refait-moi ça. » Du coup on est tous tristes à la fin parce que la musique est moins bien que celle qu’on avait trouvée sur Deezer. Et qu’on ne peut plus remonter. C’est aussi le problème de la chaîne de fabrication : on fait toute l’image, on la verrouille, on fait tout le son. Si on veut repartir en arrière, ça coûte beaucoup d’argent.
Ce qui était génial sur cette collaboration, c’est que c’est Bertrand a une méthode et qu’on l’a adaptée ici : chercher deux ou trois moments dans le film dès le scénario où l’on sait qu’il y aura de la musique et les sacraliser. Ensuite, il m’a proposé toute la bande-son de ce qu’il n’avait jamais utilisé dans ses films. Il avait fait un tri dans tout ce qu’il avait composé, c’était colossal : « Prends ton temps, écoute et s’il y a un ou deux trucs que tu aimes et que tu dis : « Ça, c’est Planète B », ça me donne le la“. » » » Et ça a été le grand travelling d’Adèle, quand elle est à la fin du film. Ce morceau-là, utilisé tel quel — il ne l’a même pas retouché, on a calibré le travelling pile à la durée du morceau — et le morceau de fin. On est parti de ces deux choses-là pour travailler tout le reste. Et j’avais tous les morceaux en arrivant au montage.
C’est un luxe !
Oui, franchement, c’est génial. Et puis on adaptait tout le temps. On sortait le montage le soir, on lui envoyait une séquence par Internet, il la recevait chez lui 10 minutes plus tard. Il faisait la musique, il la réajustait et hop, on l’avait le lendemain matin.
Il est donc multitâche : il peut être réalisateur, comédien et donc compositeur…
(rires) C’est un super scénariste surtout !
Un mot sur les comédienne que vous avez choisies ?
Je n’avais pas du tout de comédienne en tête. Et juste au moment où je terminais mon scénario sortait Rien à foutre. Je me suis souvenue d’Adèle et ça m’a paru évident. J’ai eu juste trop de chance qu’elle dise oui tout de suite et très vite en lisant Pour le personnage de Souheila, on pensait qu’il allait falloir la caster, soit dans le monde arabe, soit aux États-Unis ça allait être un gros travail. Et soudain, je vais voir Tous des oiseaux de Wajdi Mouawad ; je vois une américano-palestinienne qui parle en américain et en arabe sur scène pendant 3 heures face au public. Elle n’avait pas du tout une grosse carrière cinéma à ce moment-là.. Et du coup, on se rencontre très vite, Pour l’anecdote, la journée où je l’ai rencontrée pour Planète B, Denis Villeneuve l’appelait pour Dune 2. J’avais quelqu’un devant moi qui se disait qu’elle avait gagné à l’Eurovision ! Après, ça s’est construit très facilement autour d’elles deux….
Planète B de Aude Léa Rapin (Fr., 1h59) avec Adèle Exarchopoulos, Souheila Yacoub, Eliane Umuhire, India Haïr, Paul Baurepaire, Marc Barbé… En salle le 25 décembre 2024.