Un bricoleur idéaliste, un chanteur protestataire à l’aube de sa carrière et une sportive mutique arrivent dans les salles. Entre autres…
Slocum et moi de Jean-François Laguionie
Années 1950, en bord de Marne. Le jeune François observe avec intérêt Pierre son beau-père se livrer à sa nouvelle marotte : la construction d’un bateau dans le jardin du pavillon familial. Mais pas n’importe quel esquif : la réplique du Spray, le ketch à bord duquel Joshua Slocum a effectué son tour du monde à la voile en 1895. Ce hobby lui dévorant le moindre temps libre vaudra à Pierre son surnom de Slocum et à François la passion pour la mer…

Pape de l’animation française, dont il devient doucement mais sûrement le doyen, Jean-François Laguionie a souvent raconté des histoires de mer — et ce, dès ses premiers courts métrages. Il revient à son port d’attache originel, aux sources de son existence avec ce film adapté de son propre roman. Son film le plus intime, cela va sans dire, où la mer est présente par la pensée et l’imagination de doux rêveurs. Un film où la mère est essentielle, ainsi que le beau-père ; un daron d’emprunt nanti d’un sur nom d’emprunt (Slocum, bouille de Gabin jeune croisé Lindon vieux), assurant toutefois en plein sa mission paternelle.
Apprentissages
Dans cette évocation plus poétique que nostalgique de son enfance, Laguionie se met en périphérie des choses pour se faire conteur d’une histoire allant au-delà de la sienne seule. Slocum et moi est en effet un précipité de son époque, un peu comme les Souvenirs d’enfance de Pagnol dans lesquels un haut fait parental sert de prétexte pour ressusciter un cosmos de contextes, d’événements, de personnages… Bien sûr, il y a l’épopée tranquille de Pierre, ce Facteur Cheval de zone pavillonnaire édifiant son bateau dans un silence méthodique. Autour de lui, l’ambiance des bords de Marne entre guinguettes, vélos et tractions avant. Et puis cette atmosphère d’après-guerre lestée de non-dits : ici, les bribes du récit familial se déplient et le passé se révèle sans que l’on choie dans ce drama que trop de cinéastes considèrent comme indispensable.
Dans les coulisses de l’aventure singulière du taiseux Slocum, François fait des bêtises, vit sa premières amourettes mais surtout apprend beaucoup de ce bâtisseur opiniâtre, œuvrant pour la beauté du geste. S’il n’y pas de filiation au sens génétique entre les deux, la transmission existe bel et bien entre ce beau-père artisan a(r)mateur et son beau-fils appelé à devenir artiste professionnel : ne faut-il pas à Jean-François Laguionie, en Sisyphe de l’animation, autant d’années qu’à Slocum pour mener à bien le chantier de chacun de ses films ?
Pour ce long métrage particulièrement, la forme s’adapte merveilleusement au fond : le trait est léger, délicat, comme celui d’un croquis à peine recouvert. Quant aux teintes, plutôt éteintes et délavées, elles évoquent ces tirages d’antan aux couleurs un brin lessivées par le temps. Beau, tout simplement.

Slocum et moi de Jean-François Laguionie (Fr.-Lux., 1h15) Animation avec les voix de Elias Hauter, Grégory Gadebois, Coraly Zahonero… En salle le 29 janvier 2025.
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Un parfait inconnu de James Mangold
1961. le jeune Robert “Bob” Zimmerman débarque en auto-stop à New York avec sa guitare et son baluchon dans le but de rencontrer son idole Woody Guthrie, gravement malade. À l’hôpital où le poète est hébergé, Bob fait la connaissance du chanteur protestataire Pete Seeger, qui le prend sous son aile et l’introduit dans le milieu de la folk. Très vite, le ton et le talent insolites de Bob (qui se rebaptise Dylan) font du vingtenaire renfrogné la voix de la jeunesse ainsi qu’une figure incontournable des petites, puis des grandes scènes. Jusqu’à un concert marquant une rupture entre les puristes du folk… et les autres.

Un parfait inconnu pourrait se résumer en une seul phrase : Dylan arrive à New York pour chambouler le monde de la folk avec de passer à l’électrique… et le reste n’est que littérature, puisque le Comité Nobel en a décidé ainsi en 2016. C’est en effet ce segment ténu (mais dense et fondateur) de l’histoire de l’auteur-compositeur-interprète que James Mangold traite ici. Ce moment qui a fait Dylan parce qu’il a su cristalliser dans ses textes et ses musiques les aspirations de sa génération… laquelle l’a aussitôt adoubé comme son chantre et statufié dans un personnage de prophète-révolutionnaire. Idée contre-nature : le propre des poètes ou des révolutionnaires authentiques étant d’échapper au carcan de l’institutionnalisation afin de pouvoir toujours être libres d’emprunter (et défricher) de nouvelles routes.
Dans le vent
En achevant ce portait à l’aube des 25 ans de son héros, alors que celui-ci s’est propulsé au sommet d’une gloire ne pouvant lui valoir par la suite que des déceptions et de la détestation, le film rappelle au-delà Dylan le destin de nombre d’artistes surdoués allant vite, trop vite parfois pour leur public — préférant qu’ils se répètent à l’envi. « Léchés, lâchés puis lynchés » comme le synthétise avec efficacité la formule. Mangold nous épargne la traversée du désert relative de Bob, ses avatars spirituels et musicaux (Todd Haynes s’en était chargé dans I’m not There, 2007) ou sa sanctification contemporaine. Il l’a déjà fait pour une autre icône dans le biopic plus classique et “global” consacré à Johnny Cash, Walk the Line (2005). Cash figure d’ailleurs ici au rang des personnages secondaires, campé par un Robert Boyd Holbrook physiquement convaincant.

Eloigné du fan service dévot, recherchant la précision sans s’abandonner au mimétisme — même si Thimothée Chalamet effectue un effort notable pour incarner vocalement son personnage —, Un parfait inconnu est un livre d’images plutôt sobre et plaisant, souvent édifiant, où l’on approche sans élucider le mystère de la création autant que celui de Dylan, les deux étant indissociables. Franchement pas hagiographique, le film ne tresse pas de lauriers à Bob ; il le dépeint non en légende mais en humain, avec tous ses travers sans dissuader les curieux ni les novices d’approcher son œuvre. Un bel exemple de dissociation entre l’artiste et son art…

Un parfait inconnu (A Complete Unknown) de James Mangold (E.-U., 2h21) avec Thimothée Chalamet, Edward Norton, Elle Fanning… En salle le 29 janvier 2025.
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Julie se tait de Leonardo Van Dijl
Julie évolue au sein d’un club de tennis belge réputé, où elle figure parmi les plus prometteurs talents de sa génération. Lorsque son entraîneur est brusquement suspendu, des enquêteurs pressent le staff et les joueuses de se confier sur son éventuelle méconduite à leur égard. Incitée à témoigner, Julie élude les rendez-vous et s’arrange pour demeure coite à chaque sollicitation. N’a-t-elle vraiment rien à dire ?

Même si sa trajectoire avait été perturbée par les confinements, on se souvient que le premier long métrage de Charlène Favier, Slalom (2020), abordait de manière explicite la question de l’emprise (et les abus) d’un entraîneur charismatique sur une jeune sportive. Ce film avait lui-même été précédé dans la “vraie vie” de tristes affaires ayant entaché le tennis féminin en France, révélées notamment par la joueuse Isabelle Demongeot dans son livre Service volé en 2007.
Leonardo Van Dijl poursuit ici cette exploration des aspects sordides du monde sportif d’une manière plutôt insolite : en se focalisant sur une adolescente dont le mutisme peut tout exprimer… et nous laisse dans le doute. Refuse-t-elle de parler parce qu’elle n’a rien à dire ; parce qu’elle est sous l’influence de l’entraîneur suspecté ; parce qu’elle est calculatrice et veut profiter de la confusion ambiante pour tirer son épingle du jeu ? À la vérité, cette atmosphère peu lisible et incertaine, si elle est malaisante, renforce le réalisme de la situation. En effet, il aurait été bien simple de rendre le récit manichéen d’emblée en désignant coupables, innocents et victimes. Le fait que l’on demeure ici dans le flou n’est certes pas confortable, mais nous fait éprouver ce que peut ressentir l’entourage, ainsi que Julie durant le temps où elle mature sa décision.
Post-scriptum : la vision de 🔗My Sunshine offre un rassurant contrepoint si l’on veut se purifier le regard ou se rassurer quant à la profession d’entraîneur.

Julie se tait (Julie zwijgt) de Leonardo Van Dijl (Bel.-Suè., 1h37) avec Tessa Van den Broeck, Koen De Bouw, Claire Bodson… En salle le 29 janvier 2025.