Avec l’un de ses complices habituels Aitor Arregi, Jon Garaño s’est penché sur la figure d’une personnalité ayant défrayé la chronique en Espagne, Enric Marco (1921-2022), un mythomane s’étant fait passer pendant des décennies pour un déporté rescapé des camps. Conversation lors des Rencontres du Sud d’Avignon.
Comment avez-vous eu connaissance de l’histoire de Enric Marco et pourquoi avoir eu envie de parler de ce personnage ?
Jon Garaño : Nous avons travaillé pendant plus de dix-huit ans sur ce film. Au début, ce devait être un documentaire mais on n’a pas réussi à le faire et il s’est transformé en fiction. Nous avons travaillé pendant plus d’un an avec le véritable Marco, tout en nous documentant sur cette affaire. Un jour, il nous a dit qu’il n’était pas allé dans un camp de concentration, contrairement à ce qu’il avait prétendu auparavant mais qu’il il avait été enfermé dans une prison en Allemagne et qu’il allait y retourner pour avoir une attestation de présence.
Nous lui avons alors manifesté notre désir de l’accompagner mais il a refusé, arguant que c’était un moment très personnel, très intime et que il préférait être seul. Mais quand il est revenu de ce voyage, il a avoué y être allé avec un autre équipe de cinéastes et avoir signé un contrat d’exclusivité avec eux. On s’est donc trouvé un peu bête face à lui… et les autres ont fait le documentaire — que nous avons vu — et puis nous sommes passés à autre chose.
Mais un jour de 2010, alors que nous étions au festival San Sebastien, nous sommes tombés en sortant du bâtiment principal sur Marco qui nous attendait avec un sac à la main, contenant une saucisse comme cadeau. Finalement, on s’est dit qu’un entretien avec lui pourrait être intéressant : il avait déjà déjà 90 ans, il était temps de l’interviewer. Quelque temps après, on l’a invité à San Sebastian où nous travaillons et nous avons eu une série de questions et de réponses d’où nous avons tiré 15 heures de tournage. Au finale, nous n’avons rien fait avec ce matériel — pas de documentaire. En revanche, cela a été très utile pour construire le personnage qu’a interpellé Eduard Fernández, l’acteur dans le film.
Et puis, nous nous sommes dits : pourquoi ne créerait-on pas une fiction à partir de cette histoire-là ? Dans la mesure où Marco a créé un personnage fictif, pourquoi ne pas lui suivre ce chemin-là et créer à notre tour son histoire ? Ça nous intéressait de nous poser des questions sur notre représentation de la vérité, de l’exactitude et de la fiction dans une œuvre cinématographique. Et de parler de tout cela à travers le personnage de Marco, parce qu’il est bien question de ce qui nous occupe énormément en ce moment : les thèmes de la vraie/fausse vérité, de la fake news, de la post-vérité…

Vous faites justement pour les besoins de la fiction un savant mélange entre, d’une part, images d’archives authentiques et images recomposées avec vos comédiens d’autre part. Vous avez par ailleurs tourné dans l’enceinte du camp de Flossenbürg, un lieu authentique empreint d’histoire…
La fiction ne sert qu’à s’approcher au plus près de la réalité. Grâce à la fiction, on arrive à toucher un public beaucoup plus large. En fait, il y plusieurs films dans notre film : une histoire familiale, un “thriller gériatrique”, un film avec des problèmes métaphysiques et un film historique — donc quatre films en un. Marco a énormément travaillé à révéler une vérité historique que beaucoup d’Espagnols — la quasi totalité — ignorait : la déportation de prisonniers espagnols dans les camps de concentration pendant la Seconde Guerre mondiale. Et ce travail est formidable.
C’est ce que nous faisons aussi en montrant ce travail de Marco : nous révélons au public espagnol ce que beaucoup de jeunes et d’adultes ignorent — le destin des Espagnols dans les camps de concentration. Mais ce qui est très important pour nous aussi, c’est que ce film fait allusion à la mémoire historique et de quelle façon elle peut être déguisée, ignorée, grâce à l’habileté d’un personnage : Marco.
Vous êtes-vous interrogé sur les motivations de Marco ?
Cette vie totalement inventée lui a permis de sortir de l’anonymat, de sa vie très ordinaire. Il aimait être l’objet d’admiration, d’attention, d’empathie. Pour nous, c’est plutôt cela. Il est devenu le personnage qu’il avait inventé. Et le fait d’avoir cette nouvelle vie l’a très certainement maintenu en vie. Il lui fallait une motivation. Il joue d’ailleurs son personnage jusqu’à un certain point : quand on lui dit : « tu es découvert », chacun pensait qu’il allait s’arrêter et rester dans son coin. En fait, non : il semble qu’il est tombé amoureux de son propre personnage. Il n’a jamais cessé de lutter pour la reconnaissance de ce personnage. À tel point qu’à 88 ans, quand on l’a rencontré, il avait l’énergie d’un homme de 70 ans et qu’il n’a jamais renoncé. Jusqu’au bout, il a répondu à toutes les demandes d’entretien.
Comment Marco a-t-il pu être soutenu toute son existence ?
Sa démarche débute par un livre autobiographique : il devient célèbre et ça lui plait. Il se lance dans des études d’histoire à 50 ans, il lit énormément de livres d’Histoire et de témoignages. Il va également aux rencontres, il écoute les témoignages de déportés et il voit des films. Tout ces éléments vont lui ont servir à construire son personnage. Etant donné que sa propre histoire est fortement basée sur de l’oral, il va infiltrer des éléments de fiction de façon à la rendre plus extraordinaire tout en demeurant crédible. Ça a été sa mécanique pour émouvoir son public et arriver à ses fins.
Ensuite, il a eu l’intelligence de choisir le camp de Flossenbürg, où il n’y avait pas eu beaucoup de déportés espagnols. S’il avait choisi Dachau ou Mauthausen, par exemple, là où il y a eu le plus grand nombre d’Espagnols déportés, son mensonge aurait été découvert tout de suite.
Et puis il a joué sur son âge — une vielle personne qui raconte quelque chose — et sur la sacralisation du témoin : comment douter d’une personne âgée qui arrive et se présente comme un témoin, qui a tant souffert et donne autant de détails ? Très peu de personnes ont mis sa parole en doute. Ç’a été d’autant plus facile que dans l’association de déportés espagnols que l’on voit dans le film, il était un véritable cadeau : quand on voit arriver quelqu’un avec un tel charisme qui est un excellent conteur — il a donné de milliers de conférences, d’entretiens ; il a animé rencontres avec enfants et des adultes — c’était vraiment la personne parfaite. Ça ne serait venu à l’idée de personne de “casser” ce cadeau.
La chose la plus grave qu’on ait eu à lui reprocher, c’est d’avoir usurpé l’identité d’un véritable déporté qui est allé à Flossenbürg, Enric Moner, lorsqu’il a cherché à se justifier. C’est très complexe parce qu’en définitive il était conscient de ce vol d’identité et de ne pas avoir été dans un camp de concentration. Mais il s’est convaincu, par empathie, que la souffrance qu’il avait ressentie lui-même à raconter cette histoire, à se mettre dans la peau, d’un déporté, le mettait à la hauteur des véritables déportés. Et que cela justifiait son combat. C’est vrai qu’il a été emprisonné en Allemagne mais dans une prison, accusé de sabotage. Mais l’enquête n’ayant rien donné, il a été relâché après un non-lieu, sans avoir passé 9 mois comme il l’a prétendu, beaucoup moins longtemps. Et il n’y avait aucune comparaison possible entre les conditions de détention en prison et celles des camps de concentration.

Vous êtes assez insistant sur un geste du quotidien de Marco : le fait qu’il se teigne la moustache. Qu’avez-vous voulu montrer par ce rite ? Qu’il procède comme un comédien mettant son masque ou qu’il est vaniteux et se fait beau pour les feux des projecteurs ?
Oui, pour moi, c’était le masque du comédien qu’il se plaçait sur ce visage à ce moment. D’ailleurs, les déportés l’avaient remarqué, et étaient plutôt choqués par cet embellissement de sa personne. En tout cas, pour nous, c’était un véritable cadeau en tant que cinéastes de voir cet acteur, ce personnage, mettre un masque avant de se lancer.
Il y a un moment très important pour nous, cinéastes, c’est quand il est devant le miroir en train de répéter. On ne sait jamais qui on voit. C’est là que l’on s’approche au plus près de la vérité du personnage.
Vous abordez le fait qu’il a eu une première famille mais vous ne l’approfondissez pas…
On ne l’a pas approfondi parce qu’il s’agissait pour nous de marquer le moment où il a abandonné son ancienne vie de garagiste et sa famille.Une nouvelle vie qui commençait pour lui. Nous l’avons marqué cela de façon formelle : pour figurer cet abandon, sa femme et sa fille ce cette première famille ne sont représentées que de dos,.
Il nous a été donné de vivre un très beau moment. Un jour, lors d’une projection à Barcelone, une dame de 75 ans à peu près, s’est présentée à nous comme tant Anna Maria Marco — c’était sa première fille. C’était un moment extrêmement émouvant, elle a été extrêmement touchée par le film. Et même Eduard Fernández l’acteur, l’a profondément émue, puisqu’elle avait vraiment revu en lui son père, et tout ce qu’il pouvait être.
Avez-vous eu des difficultés pour trouver l’acteur idéal pour interpréter Marco ?
En réalité, ça a été très facile parce qu’on a eu de la chance. Dès le début, ça devait être lui et pas un autre. Et il a dit oui. S’il avait refusé, là auraient commencé les difficultés parce qu’à part lui, je ne sais pas qui pouvait le faire Donc c’est très difficile d’imaginer quelqu’un d’autre : il fallait vraiment quelqu’un d’extrêmement brillant pour arriver à l’interpréter parce que le film tient dans ce personnage — et je dirais même dans son visage en particulier. C’est important, tout ce qui se passe au-delà du maquillage. C’était lui.
Vous signez toujours des films collectifs avec Aitor Arregi et/ou Jose Mari Goenaga. Pourquoi ce besoin ?
Voilà vingt ans que nous travaillons de cette façon-là et je crois qu’on finira comme cela. Cela interpelle beaucoup les gens et c’est vrai qu’on a expérimenté à peu près toutes les combinaisons entre nous, avec Aitor et Jose Mari au scénario ou à la réalisation. Nous répartissons le travail. On a commencé comme ça et je crois que maintenant, on ne sait pas travailler autrement. On se connaît, on connaît aussi bien nos faiblesses que nos qualités ; on en profite, on les exploite… C’est très personnel : je ne me verrais pas travailler avec quelqu’un d’autre qu’eux. D’autant plus que ça entraîne toujours des discussions, par le fait qu’on n’est pas toujours d’accord. Nous sommes dans une conversation permanente sur le but de la création.
À votre avis, Marco aurait-il apprécié votre film ?
Vu les précédents — il n’avait pas aimé le documentaire ni le livre sur lui — très certainement, il n’aurait pas aimé notre film. Mais peut-être que le bilan aurait été positif pour lui puisque l’important était que l’on fasse un documentaire sur lui. Que l’on parle de lui et qu’il soit à nouveau connu. Il aurait été très reconnaissant d’être ramené sous les feux des projecteurs, d’être interviewé et dans les médias. C’est ce qu’il aimait

Marco, l’énigme d’une vie (Marco, la verdad inventada) de Aitor Arregi & Jon Garaño (Esp., 1h41) avec Eduard Fernández, Nathalie Poza, Chanu Martín, Daniela Brown, Jordi Rico…En salle le 14 mai 2025.