Par la force des choses, le dixième long métrage de Laurent Cantet est devenu le cinquième de Robin Campillo. Une transmission légitime entre les deux cinéastes, complices depuis leurs débuts, autour de ce film creusant des thématiques communes. On y suit Enzo, fils de bourgeois mal dans sa peau, en apprentissage de maçonnerie, troublé par Vlad, un collègue plus âgé…
Parlons, pour commencer, de la mise en œuvre peu commune de ce film, signé Laurent Cantet mais dont vous avez assuré la réalisation après son décès. Dans quelles conditions s’est décidée la poursuite du projet initial ?
Robin Campillo : Laurent avait déjà écrit un traitement avec Gilles Marchand, qui devait faire une vingtaine pages. Il hésitait entre ce film et un projet en Thaïlande ; il n’était plus sûr du scénario. Il m’ a fait lire les vingt pages et moi j’étais très enthousiaste. Au même moment, il a découvert qu’il avait un cancer assez grave mais possiblement traitable. Je lui ai proposé un pacte : qu’on se remette comme à l’époque — que j’écrive le scénario et que je fasse le montage — mais que je sois aussi un peu plus sur la prépa. Et le tournage, évidemment, pour faire des retours entre les techniciens, les comédiens… parce qu’on se disait qu’avec les traitement, il risquait d’être crevé.
En janvier 2024, on avait commencé à écrire le scénario, on avançait bien c’était assez joyeux — ça le maintenait, ça lui donnait beaucoup d’énergie. Mais on s’est aperçu que c’était encore plus grave que ce qu’on pensait. Il avait commencé à faire des repérages : il a trouvé notamment le chantier à La Ciotat, où il avait un petit appartement avec sa compagne Isabelle. On a commencé le casting, on a trouvé les quatre acteurs principaux ; il a annoncé aux deux acteurs non professionnels, Maksym et Éloy, qu’ils étaient pris. Une semaine après, il est tombé très malade et il a eu une infection J’ai pu discuter avec lui à l’hôpital la dernière journée.. On a parlé de trucs personnels mais aussi, avec la productrice Marie-Ange Luciani et avec sa compagne, de ce qu’on faisait de ce film..
Au début, quand je suis rentré dans la chambre d’hôpital, il m’a dit : « bon bah c’est bon tu vas pouvoir faire ton film, on oublie tout ça. » J’ai dit : « t’es sûr ? » Après, j’ai appelé ma productrice qui m’a dit : « mais est-ce que tu lui as bien dit que tu avais envie de le faire ? » Donc je suis retourné dans la chambre et je lui ai dit que j’avais envie de le faire ; sa compagne lui a dit qu’elle avait envie de voir le film… et donc on a décidé — je pense qu’il en était content — qu’on continue. Il est décédé dans la nuit juste après.

On a commencé le film le lundi suivant, on tournait sept semaines après. C’est donc parti comme ça. Sept semaines, cela peut paraître long par rapport au tournage mais ça m’a paru très très court pour me relancer dans le film ! Ça peut paraître un peu dur mais en même temps l’hypothèse inverse aurait été encore pire : c’est-à-dire ne plus rien faire, jeter le scénario et se dire qu’on était dans la perte. Je ne me voyais pas en train de continuer à écrire mon scénario. Ce qui fait qu’on est parti plutôt joyeusement sur le tournage avec, en plus, deux acteurs non professionnels pour qui c’était quand même aussi un événement très très important pour leur vie de se lancer dans ce film. Ça nous a un peu tous portés.
Il y avait une volonté de pas s’écrouler qui faisait qu’on est parti un peu énergiquement dans le film. Et ce truc que, personnellement, je trouvais très agréable : quand je fais un film, je suis très inquiet donc j’ai tendance à reculer pour mieux sauter. Là, me suis aperçu que c’était la même merde qu’on mette un an de plus ou sept semaines : on est obligé de résoudre les problèmes — et même plus rapidement. Et puis Gilles Marchand m’a rejoint sur le tournage, avec Marie-Ange Luciani qui était là quasiment tous les jours, avec qui on discutait beaucoup. Voilà comment ça s’est fait…
Laurent et vous aviez-vous tous les deux la même vision du personnage de Enzo ?
Ce qui est fou, c’est qu’on avait la même idée de ce qu’il devait faire et de ce qu’il devait dire, mais on n’avait pas la même vision de ce que ça signifiait — ce qui n’est pas exactement la même chose. C’est curieux parce qu’avec Laurent, on n’a jamais créé des personnages contraints : on avait toujours l’impression que c’était surtout sur des ambiguïtés, des choses qu’on ne pouvait pas décider. Sur le gamin, pour moi c’est difficile de savoir si c’est juste un adolescent d’aujourd’hui qui a une certaine fluidité sexuelle et qui rêve un peu, qui est tombé amoureux de Vlad ou si c’est un garçon qui n’avait pas réalisé qu’il pouvait être attiré par les hommes ; ou encore si c’est un garçon qui, dans son désir de se confronter à la dureté de la réalité, est dans ses fantasmes de guerre. C’est, comme dirait Deleuze, un “agencement” d’un ensemble de choses…
Donc, on n’avait pas la même vision. Ce qui fait que, dans le film, il y a plein de moments où on peut se poser la question. Par exemple quand il est avec sa petite amie — on sent d’ailleurs que c’est très léger, c’est pas une vraie relation —, on remarque que c’est elle qui lui prend la main, qui l’embrasse et que lui se laisse un peu faire On peut interpréter ça comme on veut ; ce genre de détails nous intéressait. On a essayé dans ce film d’être très limpide, très lumineux. C’est beaucoup de lumière sur beaucoup d’ambiguïté : on voulait un film très simple, avec une narration très simple mais avec une complexité sur ce qui peut traverser la tête et le désir des gens.

Vous avez parlé d’ambiguïté. Une chose n’est pas du tout ambiguë, comme souvent dans les films de Laurent Cantet, c’est d’évoquer ouvertement l’argent ou les questions économico-sociales. Enzo est par ailleurs troublant car il constitue une sorte de miroir de Ressources humaines où le transfuge de classe est inversé. Laurent Cantet l’envisageait-il comme un reflet ?
Oui, je pense qu’il y a pensé ; c’’est un truc auquel il pensait. J’ai l’impression que dans sa vie personnelle, il a vécu les deux situations : à la fois d’être un transfuge supérieur et un transfuge inférieur de classe. Maintenant je peux dire qu’il avait aussi un peu le sentiment d’avoir une drôle de place dans le cinéma. Et que ça avait à voir avec un rapport de classe. Parce qu’il était à la fois reconnu et pas tellement reconnu, c’était très étrange. Il fait une percée avec Entre les murs, qui a la Palme d’Or, qui fait qui 1,6M d’entrées. Mais dès son film suivant, il est très vite oublié — enfin, on parle beaucoup moins de Foxfire.
Quant au miroir… La première histoire qu’il m’avait racontée, c’était vraiment sur la question d’un transfuge de classe dans sa propre famille. On dit que la cellule familiale est le fondement la société, mais il faut faire attention : c’est une cellule très aléatoire. Comme dit la chanson, « on ne choisit pas ses parents, on ne choisit pas sa famille ». Et il peut y avoir de l’étrangeté, on peut se sentir étranger dans sa propre famille. Et puis par rapport à Ressources humaines (qui a quand même un quart de siècle), c’est qu’aujourd’hui, il y a quand même la possibilité que les enfants soient plus précaires que leurs parents et surtout beaucoup plus inquiets que ce que Laurent et moi on a vécu quand on était jeunes. Tout ces trucs, on avait envie d’en parler.

Et sur la question de l’argent… Quand on est enfant, quand on est jeune, le salaire, l’économie, ça reste un truc un peu mystérieux, très tabou de pas savoir exactement combien ses parents gagnent — particulièrement en France. La mère prend ça presque comme une blague, qu’il ose lui demander combien elle gagne. Quand le père dit à Enzo qu’il est un petit bourge qui se raconte des histoires, c’est une vérité quand même ! Le gamin vit dans une maison complètement délirante. Au début, quand il jette ses outils et se barre du chantier, il ne le fait aussi que parce qu’il est bourgeois. Cette manière de résistance à son patron, ça vient d’une espèce d’entêtement qui vient de l’adolescence, mais qui vient surtout d’un statut.
Quand on parle de crise à l’adolescence, on dit que c’est l’adolescence qui est en crise.. En fait, l’adolescence est une déflagration.. La crise, produit de la crise partout et ça bouge les gens dans la famille. Et il le fait aussi avec Vlad pour moi ; au fond, il reproche vaguement à Vlad de ne pas aller faire la guerre en Ukraine. C’est le moment où Vlad a compris qu’ils ne vivaient pas dans le même milieu. C’est vraiment des choses qu’on a déliées avec Laurent au fur et à mesure et qui se sont révélées aussi sur le tournage.
Comme dans Théorème : Enzo sème le désordre…
Oui, c’est vrai qu’il y a un peu de ça… Sauf que c’est quelqu’un qui est dans la famille. Mais c’est pour dire aussi que l’adolescence, c’est un moment de déflagration politique. L’adolescent, tel qui est là, donne à penser à son père : qu’est-ce qui s’est passé chez lui entre sa propre adolescence et le moment où il en est ? Et ça, c’est très perturbateur, cette espèce de renoncement à l’idéal. Tout en sachant, effectivement, que l’adolescent quand même finira par céder, ce moment de trouble est vraiment intéressant.

Enzo de Laurent Cantet réalisé par Robin Campillo (Fr, 1h42) avec Eloy Pohu, Pierfrancesco Favino, Élodie Bouchez, Maksym Slivinskyi…