Un acteur jouant à la scène comme à la ville et un ado en pleine rébellion se côtoient dans les salles cette semaine. Entre autres…
Avignon de & avec Johan Dionnet
Stéphane s’était juré de ne plus tomber dans les combines foireuses de Serge. Mais le manque de cachets, le fait que Serge remonte dans le Off du Festival d’Avignon la pièce de café-théâtre Ma sœur s’incruste dont il était l’interprète principal ont raison de ses résolutions. Sur place, entre deux galères prévisibles, Stéphane tombe sur Fanny, une consœur comédienne qui croit qu’il interprète Rodrigue dans Le Cid. Incapable de la détromper, Stéphane va entretenir le quiproquo…

Après le récent 🔗Partir un jour, Avignon ajoute un nouveau chapitre à l’inventaire des courts-métrages-devenant-des-longs, non sans avoir opéré un intense travail de remodelage : en plus d’étoffer la structure narrative de Je joue Rodrigue, Johann Dionnet a remanié la distribution. Pour cruelle qu’elle puisse paraître pour les créateurs des personnages — d’autant plus quand on considère le sujet des comédiens tirant le diable par la queue —, elle se fait à la fois au profit du film et au “détriment” de l’auteur-interprète qui lâche son premier rôle pour le confier à 🔗Baptiste Lecaplain. À quelque chose malheur est bon : en gagnant une excellente tête d’affiche. Johann Dionnet ne disparaît pas puisqu’il devient un non moins précieux second rôle. Son jeu physique et sa folie décalée donnent à son personnage de Patrick des faux-airs de Pio Marmaï.
Faux-semblants
Récipiendaire de trois distinctions (dont la plus haute, le Grand Prix) au Festival de la comédie l’Alpe d’Huez, Avignon pourrait se voir comme une mise en application de la fameuse sentence unificatrice énoncée par Laurent Terzieff — qui pourtant n’était pas enclin à la gaudriole — : « Le théâtre n’est pas ceci ou cela. Le théâtre est ceci et cela ». Comprenez : il n’y a pas de hiérarchie dans l’art de la scène ; qu’ils fassent rire ou pleurer, tous les comédiens pratiquent le même métier. En réalité, selon que vous serez de Comédie-Française ou de la comédie de boulevard, les jugements de la Cour d’Honneur du Palais des Papes vous rendront blanc ou noir…
Entre conte moral et comédie romantique — Ruy Blas l’est aussi dans son genre —, Avignon rend bien cette dichotomie invisible mais terriblement perceptible entre ceux du métier « ayant la carte » et les autres, ravalés au rang d’histrions méprisables par les précités. Au contact de Fanny, Stéphane prend honte de ce qu’il est de ce qu’il fait — pourtant bien. Et cherchant à changer, il devient mauvais sur scène ainsi qu’avec les autres membres de sa troupe… qui ne manquent pas de lui signaler sa fausseté globale. Fausseté contagieuse au passage, puisque les mensonges et autres tromperies fusent dans les coulisses de Ma sœur s’incruste, créant une mise en abyme à plusieurs niveaux. Quand les comédiens sont-ils sincères ? Quand s’autorisent-ils à tomber le masque ?
La Bohème
Avignon s’impose aussi une belle gageure que de tourner “dans” la Cité des Papes, donc d’immerger le public au cœur de la frénésie du Festival, côté coulisses. En cela, Johnan Dionnel suit les traces de Diastème, qui avait signé avec Le Bruit des gens autour (2008) une drôle de chronique festivalière. Ce film choral et hybride — ni pure fiction, ni impro, ni vrai documentaire — offrait une succession de tranches de vies synchrones devant comme derrière la scène. Avignon se focalise sur les soutiers plus nombreux que les vedettes. Avec un brin de romantisme, le film nous ferait presque croire que la vache enragée a bon goût.

Avignon de & avec Johann Dionnet (Fr., 1h44) avec également Baptiste Lecaplain, Alison Wheeler, Lyes Salem, Elisa Erka…
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Enzo de Laurent Cantet réalisé par Robin Campillo
Apprenti maçon, Enzo agace son patron par sa nonchalance et son manque d’application. Issu d’une famille CSP+ de La Ciotat, le garçon s’est lancé dans ce métier autant pour fuir l’école qu’un milieu qui l’étouffe. S’il ne brille pas sur le chantier, il y côtoie deux ouvriers ukrainiens, Miroslav et surtout Vlad, dont la virilité ombrageuse le trouble étrangement…

Œuvre bicéphale et posthume, Enzo est de ces films miraculés survivant à leur auteur initial grâce à l’intervention d’un confrère, à l’instar de La Petite Voleuse (1988) écrit par Truffaut puis réalisé par Miller ou bien sûr A.I. (2001) rêvé par Kubrick et mis en images par Spielberg. La proximité amicale entre les deux cinéastes se double ici d’un long compagnonnage professionnel : 🔗Campillo ayant été impliqué dans quasiment tous les films de Cantet à l’écriture et/ou au montage, il a de nouveau co-signé le scénario de ce long métrage hybride tant il s’inscrit de manière égale dans la filmographie de l’un et de l’autre.
Enzo, fils rebelle
De Cantet, on retrouve la saine révolte des jeunes adultes contre l’atavisme social et le déterminisme de classes, le rejet de la loi du marché, le goût de montrer des espaces/lieux de travail concrets. À cette enseigne, il y a une dichotomie nette entre les chantiers où les ouvriers vont physiquement travailler en suant et la demeure des parents de Enzo où ils peuvent pratiquer leur métier intellectuel entre deux longueurs de piscine ou apéros. Le discours sur l’inégalité de la société passe autant par ce que l’on voit (ou l’on entend) à l’écran que par ce que souligne Enzo, à la façon d’un candide constatant à haute voix les déséquilibres du monde. Déséquilibres tellement intégrés par les adultes qu’ils leur sont devenus invisibles.
Notons combien Enzo ressemble, à l’autre bout de la “chaîne alimentaire” économique, au personnage de Franck (joué par Jalil Lespert) dans Ressources humaines (2000) : tous deux opèrent en effet une manière de transfert de classe qui les éloigne de leur famille. Symboliquement, on ne peut qu’être frappé par la symétrie entre les deux films — l’un étant le premier pour le cinéma de Cantet, l’autre son ultime.
Vers le Sud
Campillo de son côté a savamment travaillé la question du trouble chez Enzo. S’il confie que l’idée d’une attirance du jeune garçon pour son collègue plus âge était du fait de Cantet, le réalisateur a inscrit cette thématique dans un état mêlant inquiétude planante et ambiguïté — entre Éros et Thanatos — qu’il n’a de cesse d’explorer film après film. Les Revenants, Eastern Boys, 120 battements par minute, L’Île rouge et maintenant Enzo forment ainsi une suite qui n’a rien d’illogique.
Cela étant dit, le film n’est pas dépourvu de lumière : le tropisme méditerranéen propre au deux cinéastes inonde de chaleur estivale l’image, jusque dans les séquences nocturnes. Une scène de baignade dans des calanques hypnotise par ses effets continus de chatoiements sur l’eau, entre fonds marins mordorés et reflets céruléens des vagues. Un point d’eau sauvage et naturel, non domestiqué, dans lequel Enzo se sent bien, aux antipodes de la piscine orthonormée à la Hockney ceignant le domicile familial tout de verre revêtu et de fausse transparence tapissé. Parfois, la géographie, l’architecture et l’image s’avèrent terriblement éloquents.

Enzo de Laurent Cantet réalisé par Robin Campillo (Fr, 1h42) avec Eloy Pohu, Pierfrancesco Favino, Élodie Bouchez, Maksym Slivinskyi…