Rédigé à l’encre noire sarcastico-caustique, Clamser à Tataouine est le premier roman de Raphaël Quenard où il transpose à l’écrit cette verve qui a fait son succès à l’écran. Mais si cette histoire de tueur en série en bout de course, caracole en tête des ventes, l’aventure du livre ne fut pourtant pas une sinécure. Entretien avec l’auteur.
Habituellement, les comédiens sont “emplis” des mots des autres, mais il n’est pas rare qu’ils donnent à entendre leur propre voix — tout particulièrement parmi les acteurs français. Si l’on remonte avant vous, il y a d’autres experts de la “science-diction“ tels que Edouard Baer, Fabrice Luchini…
Raphaël Quenard : Sacha Guitry…
Tous ceux-là continuent à jouer ; d’autres comme Yasmina Reza ou André Roussin ont presque arrêté de le faire lorsqu’ils ont pris la plume pour donner leur voix aux autres…
Ce qui se comprend parce que c’est plus libre, quand même, quand tu écris. Moi, j’aime bien les analogies. J’ai pratiqué football pendant 16 ans et c’est vrai que c’est plus simple et plus direct au foot : tu peux jeter des t-shirts par terre, une canette, une bouteille et faire un match tout de suite. Pour pouvoir créer quelque chose, tu as juste besoin d’une feuille, d’un stylo et il n’y a pas de barrière à l’entrée.
Le cinéma, c’est trop dur de devoir déjà convaincre des gens ; qu’ils te fassent confiance, qu’ils le laissent créer ce que tu as envie de faire. Les réalisateurs, ils doivent gratter un petit espace de liberté au fil des films… Mais c’est trop dur de convaincre des gens de donner des millions d’euros sur des choses dont ils doutent qu’elles vont être efficaces, profitables… Il y a la nécessité économique.
Il n’y a pas beaucoup d’investissement sur un livre. Je crois statistiquement (sourire) que l’avance moyenne, c’est 3000 euros pour écrire un livre, pour un premier livre. Donc, il n’y a pas d’argent. Si tu veux faire un film dans les règles en payant tout le monde, sans cascade, sans tourbillons de caméras, sans bâtiments qui explosent, en mettant des gens dans une pièce avec des face à face, où on se chuchote à l’oreille et on s’échange des banalités, déjà, ça coûte un million d’euros !
Un film de “chambre de bonne…”
Même un huis clos comme ça, ça coûte un million d’euros si tu veux payer tout le monde. Sauf si tu le fais dans des configurations comme 🔗I Love Peru, qu’on a fait à l’appareil photo, à deux. Le tournage ne coûte rien, mis à part du temps et de l’énergie de notre part. Mais tout le processus d’après a coûté 450 000 euros pour monter le film, l’étalonner, le mixer, faire en sorte qu’il puisse être projeté dans des salles… Ça coûte trop cher.
Alors que là, c’est bien, c’est direct. Donc, je pense que tu te sens plus libre. En plus de ça, il y a moins d’intermédiaires, là où dans le film, il y en a beaucoup qui viennent donner leur avis, t’imposer des sens de réécriture. Là, il n’y a vraiment que l’éditrice Alix Penent d’Izarn qui est exceptionnelle et que je ne peux que remercier. Il n’y a qu’elle entre toi et la personne qui va consulter la création.
L’écrivain est malgré tout un intermédiaire à sa façon : celui de sa propre inspiration. On connaît votre manière de vous exprimer, votre élocution, votre talent pour l’improvisation… Est-ce que cette fluidité à l’oral est la même lorsque vous écrivez ? Improvisez-vous aussi à l’écrit ?
Alors moi, je prends beaucoup de notes dans la vie et je croise des gens, je note des comportements — soit des phrases, soit des parcours de vie qu’on me décrit. Là, j’ai rencontré un chirurgien dentiste qui a tout plaqué pour partir en Afrique mettre des balles dans des têtes d’animaux, se renvoyer des léopards empaillés chez lui et essayer de les vendre en cash à des gens au pif. Bon, je me suis dit : « il est bien, lui. ». Je prends des notes, comme ça…
Après, c’est un cocktail, tu mélanges : un peu de traits de caractère d’une personne de ta famille, de ta mère ; mélangé avec une expérience personnelle… En fait, c’est un amas qui est satisfaisant quand tu vas refouiller dedans et que tu peux tout mélanger parce que tu concoctes ta petite soupe idéale. Comme tu jetterais un sac de légumes ; c’est un pot-au-feu.
Un pot-au-feu, ça a besoin de cuire longtemps…
Comme un livre ! Moi, ça m’a pris sept ans, on va dire. Le temps de l’écrire et après de l’envoyer à tout le monde. D’aller comme un malheureux et de le donner aux maisons d’édition qui, bien sûr, ne donnent pas suite — ou alors, en disant : « on a pris beaucoup de plaisir à lire votre ouvrage, mais malheureusement, il ne s’inscrit pas dans notre ligne éditoriale. ». En fait, tu ne reçois que des lettres comme ça. Après, j’ai rencontré deux éditrices, j’ai commencé à travailler avec elles : ça ne l’a pas fait, j’ai beaucoup procrastiné parce qu’il y avait des films et que je faisais d’autres trucs… Du coup, je l’ai laissé de côté.
Jusqu’à ce qu’une fois, à la radio une dame me dise : « mais toi, tu réécris les répliques dans tes films ? » — ça, c’est vrai, moi, j’aime bien. Je lui dis oui. « mais tu réécris pas que les répliques, tu écris d’autres choses ? —Ouais, j’ai un livre, il s’appelle Clamser à Tataouine, commencez pas à me voler mon titre ! » Et c’est retombé dans les oreilles de la chef de Flammarion…
Venons-en au contenu. Le commencement de l’aventure du narrateur est un pas — et même un saut — en arrière ; curieusement, le début de la vie du livre est aussi un pas en arrière puisqu’avant de le sortir sous votre nom, vous avez failli le publier sous le nom de Pierrot Tchitch. Cette espèce de mise en abyme était-elle volontaire ?
Aucunement pas, c’était une pure erreur de notre part, une pure maladresse. Il serait faux de vous dire que tout ça était calculé ; il n’y a rien à part de la bêtise et de l’incohérence ! Au début, j’ai voulu mettre ça. J’adorais ce nom, qui est le patois du nom de ma mère. Et la personne, c’est un personnage du village de ma grand-mère, un peu illustre, quelqu’un de qui on parle ; autour de qui il y a des histoires qui circulent — un personnage magnifique.
La première agent que j’ai eue m’avait dit que Quenard, c’était « immonde », pour reprendre ses mots. Elle m’avait dit : « Tu pourrais changer de nom. » Et j’avais pensé à ce pseudo. Après, j’ai changé d’agent avant de changer de pseudo ; du coup, j’ai signé à mon nom. Ensuite, comme il y a des gens qui font la confusion entre un rôle et mon nom, mon identité civile, j’avais envie de dissocier l’activité de l’auteur, Et j’avais trouvé cette idée au bout de laquelle on n’est pas arrivé… Mais peut-être un jour, j’arriverai à signer sous un alias.
Comme une sorte de défi ?
Oui, mais c’est marrant, en fait. Après, ça a été fait par une palanquée d’auteurs — Pessoa bien sûr ! Ça doit être jouissif à voir : imaginer la création d’un autre. Moi, j’aimerais bien une configuration où c’est mon cousin qui part à la télé et qui fait comme s’il avait écrit mon roman. J’aimerais bien imaginer des petites configurations comme ça, c’est amusant. Faut bien distraire (sourire)
À propos de distraction, le personnage essaie de donner un sens à sa vie en donnant la mort — dit comme ça, ça peut refroidir…
Je ne sais pas s’il veut donner un sens à sa vie. En tout cas, il veut mettre sur pied quelque chose qui est une forme de planification funeste, malheureusement, regrettable. Mais c’est un peu son champ du cygne. Son dernier truc. Il n’imagine pas non plus couler des jours complètement heureux des suites de ses agissements qui sont problématiques. Je pense qu’il veut juste faire un dernier coup d’éclat, un peu comme on le voit dans le parcours de gens qui écrivent un manifeste — comme Anders Breivik ou des gens comme ça qui prennent le soin d’écrire 1500 pages qui détaillent leur idéologie et qui ensuite vont commettre un massacre de masse…
En fait, tu n’arrives pas à imaginer l’intérieur de ces cerveaux-là qui mettent en place des œuvres aussi macabres. Lui, il le fait avec un peu plus de légèreté on va dire — d’autant plus que c’est un personnage de fiction. Ces personnages prennent la place de Dieu en décidant qu’il y a tant de personnes qui doivent mourir tel jour… Ils sont aussi fascinants et aussi mystifiants que peuvent l’être les créatures divines. C’est pour ça qu’ils sont aussi intéressants. Je m’endors quasiment tous les soirs devant une émission où ils racontent le parcours d’illustres barjots comme ça !
Cette manière de traiter du crime, ça fait un peu penser à une version contemporaine De l’assassinat considéré comme un des beaux-arts de Thomas de Quincey. Il y a quelque chose de l’ordre de cet humour noir qui parsème tout votre livre…
Sans en faire évidemment ni l’apologie ni un éloge ni une incitation. Mais oui, c’est vrai qu’il y a plein d’artistes qui esthétisent la violence sans que pour autant leurs œuvres n’en deviennent problématiques. Tu vois, Tarantino : tous ses films esthétisent une forme de violence qu’il rend folklorique, drôle, un peu magique et surréaliste… Et on arrive à profiter devant ça. Mais c’est normal, il faut bien que ce soit abordé : ça existe dans la vie. Même si c’est des actes un peu extrêmes, ça ne doit pas être interdit de les aborder dans une œuvre artistique. Et c’est l’essence-même du processus cathartique, qu’on aille chercher dans les abysses; les tréfonds de nos âmes pour qu’on puisse accepter de se regarder en face et de regarder la monstruosité qui nous constitue.
Une question “Christine Angot“. Pourquoi Tataouine ?
Pour moi, ce n’était pas vraiment Tataouine pour le lieu en Tunisie ; c’est plus l’expression : ça aurait pu s’appeler Clamser à Pétaouchnok. Mais par contre, moi, j’ai un Tataouine en tête. Je visualise un Tataouine dont je peux affirmer une seule chose ; c’est une île paradisiaque. Et c’est pour ça qu’il y aura un ticket d’or dans un des livres qui va permettre de remporter un voyage à Tataouine. je ne vais pas divulgâcher ce qui se cache derrière cette destination, mais je vais le dire dans pas longtemps. Tataouine existe, en tout cas..
Le livre abrite une autre géographie : des morceaux de Grenoble. Il était indispensable de partager un peu de cette géographie qui est la vôtre avec le personnage — qui n’est évidemment pas vous…
Oui, oui. Il y a notamment un des meurtres qui se déroule dans un cadre qui m’est familier, puisqu’on parle d’une montagne qui surplombe ma ville natale, Grenoble — la plus belle ville du monde, après Lyon, bien sûr (sourire) Je l’ai utilisée comme on utilise des références communes. En fait, il y avait des cadres qui me parlent, que j’étais en mesure de décrire, que j’avais évidemment envie d’utiliser parce qu’ils sont des sources d’inspiration du quotidien.
Et même dans chacun de mes rôles, il y a Grenoble dans le sens où mes amis d’enfance, ma famille, ma mère, mes oncles, tous les gens que je rencontre et tous les gens que je connais à Grenoble, sont en moi. « Les artistes sont des vampires », c’est une vraie phrase que j’ai entendue, mais c’est vrai. Tu t’inspires des gens qui sont autour de toi. Et comme l’inspiration est à chaque point d’attitude, de regard, de gestes, etc. ; que moi, j’ai passé 22 ans de ma vie à Grenoble, ben, c’est parti !
Est-ce que c’est jouissif, ce sentiment d’être un vampire ou est-ce qu’on le ressent avec une forme de culpabilité ?
Pour ma part, aucune culpabilité, au contraire ! Par exemple,, j’utilise beaucoup d’expressions de gens de chez moi. Il y en a des spécialistes à qui les expressions appartiennent, quasiment, et que je peux réutiliser. Si j’en mets une dans un film, ils vont m’appeler, ils sont contents, c’est comme une dédicace, Par exemple, j’ai un ami peintre en bâtiment qui est riche en créations lexicales. Il ne veut pas faire artiste, ça ne l’intéresse pas de faire profession de dire des textes. Mais quand ça lui fait des dédicaces comme ça par film interposé, il est content. Après, il va au bar PMU et il dit : « t’as vu la phrase qu’il a dite ? » (sourire)
Mais vous n’avez pas fait que “voler“ des expressions…
Ah mais non. La construction, c’est un mélange. Après, je ne sais pas d’où les choses viennent. C’est aussi des choses que moi, je vis personnellement, des expériences que je traverse tout seul, mais c’est à chaque fois infime, tu grappilles. Par contre, je crois vraiment qu’on est chacun le cocktail de tous les gens qu’on a rencontrés, vu qu’on se construit par mimétisme et que le réflexe depuis l’enfance, c’est d’imiter la personne qui est en face.
Il n’y a qu’à voir quand tu es avec une personne calme et apaisée, tu te fixes sur son pouls et tu te mets à son diapason. Du coup, tu te cales sur la personne : même toi, tu es changeant et tu es en mutation permanente. Tu es le résultat de tous les gens que tu as croisés au préalable et qui t’ont marqué, même de façon inconsciente.
C’est l’effet des neurones miroirs…
C’est l’effet des neurones miroirs ! L’empathie.
En parlant de cette imprégnation ou du mimétisme, avez-vous été inspiré au niveau de l’écriture par un Isérois fameux ?
Le plus grand, le plus grand ? Le plus grand écrivain isérois ? Sans aucune espèce de compétition, c’est Stendhal.
Je ne pensais pas à un Grenoblois, mais à un Berjallien : Frédéric Dard.
Ah, Frédéric Dard. Je sais qu’il a écrit San-Antonio. je ne l’ai jamais lu San-Antonio. Mais on m’a dit que ça pouvait s’inscrire dans la veine de ce que lui avait fait. Donc, il faut que je dise. J’avoue, j’ai commandé des livre de San-Antonio pour me mettre à la page.
L’artiste, c’est un modèle économique qui ne marche pas. Parce que tu travailles tout le temps. La rentabilité ne fait pas partie des premiers éléments que tu dois considérer si tu veux faire artiste.
Raphaël Quenard
Est-ce que ça a été difficile pour vous d’abandonner ce personnage ?
Alors je n’ai pas du tout ce truc en tant que comédien. Franchement, on finit un tournage, il y a la dernière scène à 16h, à 16h15, je suis dans la régie, je n’ai aucune espèce de problème. Ça me ferait rire moi-même que de m’imaginer dire des phrases comme ça ! J’ai hâte plutôt de développer la nouvelle idée que j’ai et qui m’excite au plus haut point. Non, je suis plus excité par le prochain truc qu’en regret d’un truc qui est fini. L’accouchement a été quand même long : 7 ans d’accouchement !
Bon, ce n’est pas 7 ans parce que ça a été tellement… fragmenté. Je ne saurais pas te dire même, mis bout à bout, le temps que ça représente. De toute façon, si tu veux faire artiste, il ne faut pas mesurer. Si tu commences à travailler au taux horaire… L’artiste, c’est un modèle économique qui ne marche pas. Parce que tu travailles tout le temps. La rentabilité ne fait pas partie des premiers éléments que tu dois considérer si tu veux faire artiste.
En tout cas, je sais qu’à la fin, quand j’ai connu la date de sortie, j’ai vu un mur face à moi et je me disais : « non, non, non, ça ne va pas sortir comme ça » je voulais le relire à haute voix et tout. En plus, on finissait les films I Love Peru en même temps, je finissais à 3h du matin, je me levais à 7h… Les cernes venaient toucher le bord de l’œil, je te le dis !

Clamser à Tataouine, Raphaël Quenard, Flammarion (192 p., 3h de lecture), 22€