Deux existences hors du commun des Hommes se croisent cette semaine dans les salles. Entre autres…
L’Étranger de François Ozon
Alger, 1938. Employé de bureau solitaire et mutique, Meursault apprend par télégramme la mort de sa mère. Peu enclin à extérioriser quelque sentiment que ce soit, il fait preuve d’un détachement confinant à l’insensibilité lors des obsèques. Et entame une liaison avec sa collègues Marie, au lendemain de l’enterrement. Dans les temps qui suivent, il fréquente son voisin Raymond Sintès, un petit souteneur dont il observe les combine et écarts sans sourciller. Leur proximité va mener à un drame au cours duquel Meursault va assassiner un homme sur une plage noyée de soleil…

Adapter Camus est un redoutable privilège ; il en faut toutefois davantage pour intimider François Ozon dont l’œuvre proétéiforme témoigne d’une volonté quasi obsessionnelle de se renouveler. En tournant (vite) chaque film « contre le précédent » — c’est-à-dire en panachant les genres — et en modelant pour chacun une forme spécifiquement adaptée au contenu dramatique… démarche que peu de cinéastes sont capables d’entreprendre. Cela, tout en se laissant la liberté d’intercaler un projet non prévu dans son programme surchargé. C’est le cas ici puisqu’il y a treize mois, 🔗Ozon jurait ses grands dieux que 2025 serait pour lui une année blanche en termes de sortie. Elle est plutôt en noir et blanc.
NB : Noir et Blanc
Ce choix de photo, s’il accentue d’emblée l’inscription dans le passé et offre des avantages de coût comme de logistique, gomme mécaniquement la variété chromatique de la palette — c’est une tautologie. Demeurent les teintes extrêmes noir et blanc, pôles de la binarité par excellence (bien/mal ; vrai/faux ; deuil/vie ; ombre/lumière etc) noyées par les nuances de gris, cet océan indistinct dans lequel Meursault évolue, impassible et laconique. Par le jeu de l’exposition et du cadrage en surplomb, cette photo restitue avec justesse la sensation de liquéfaction brûlante du soleil l’irradiant lors de la scène de la plage.
On se rappelle que Ozon avait également choisi le noir et blanc pour Frantz (2016), film dont l’histoire traite également des conséquences d’un assasinat — moins tant pour l’assassin lui-même que pour celle qui est éprise de lui et pour la famille de la victime. Le noir et blanc, toujours, avait habillé cette variation sur le thème de L’Étranger qu’était The Barber – L’Homme qui n’était pas là (2001) des frères Coen ; comme si ces personnages à part du monde — que l’on soupçonnerait sans doute aujourd’hui de présenter un TSA — étaient piégés dans un univers aux contours restreints.
Voisinages troubles
On ne déniera pas à Benjamin Voisin un certain courage : incarner un être aussi absent que Meursault pose certainement autant de problèmes physiques que psychologiques et moraux. Par ailleurs, il devait aussi intégrer le fait que sa ressemblance avec Alain Delon (espéré par Visconti) avait dû jouer en sa faveur. Néanmoins, il y a de quoi s’interroger sur 🔗sa fascination de plus en plus marquée pour les personnages radicaux et/ou autodestructeurs. Après Guerre, son seul en scène adapté de Céline et 🔗Jouer avec le feu, il ajoute donc avec Meursault un nouveau soleil noir à son CV. Reste à savoir ce qu’il va faire de toutes ces drôles d’étoiles…

Clins d’œil et d’oreille
Cinéphile aux influences multiples et cinéaste ouvert sans exclusive à toutes les familles de comédiens, Ozon réunit ici virtuellement l’un des couples phares de l’aube des années 1980 : Mireille Perrier et Denis Lavant, vedettes de Boy Meets Girl de Leos Carax. Si la première campe la mère de Meursault, dans une séquence onirique digne de Chirico, le second interprète le vieux Salamano, voisin au chien du héros dont on devine qu’il était secrètement épris de Mme Meursault mère. De là à imaginer qu’ils auraient pu se connaître comme Alex et Mireille…
Enfin, Ozon a demandé à la compositrice Fatima Al Qadiri de signer la partition de son film, l’enveloppant de thèmes arabisants adaptés à l’atmosphère pesante ou contemplative de son récit. Mais il n’a pas oublié pour son générique de fin de convoquer l’une des plus célèbres adaptations de L’Étranger à ce jour (celle de Visconti étant quasiment invisible) : la chanson de The Cure 🔗Killing an Arab (1978), le premier single du groupe.

L’Étranger de François Ozon (Fr.-Bel.-Mar, 2h) avec Benjamin Voisin, Rebecca Marder, Pierre Lottin, Denis Lavant, Mireille Perrier… En salle le 29 octobre 2025.
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La Femme la plus riche du monde de Thierry Klifa
Héritière d’une multinationale de cosmétiques, Marianne Farrère en assume les charges et contraintes même si elle délègue à son époux une partie des tâches opérationnelles. D’un abord austère, elle est cependant intriguée, puis séduite par un photographe mondain, Pierre-Alain Fantin, dont l’exubérance et le peu de respect pour les règles bourgeoises de bienséance l’amusent. Celui-ci va profiter d’être bien vu pour se faire entretenir par sa riche mécène, à coups de milliards. Au grand dam de la fille de Marianne, Frédérique Spielman, qui veut mettre un terme à la saignée opérée par ce parasite de plus en plus envahissant et gourmand…

Toutes ressemblances avec l’affaire Banier-Bettencourt ne sauraient être réellement fortuites. On devine qu’une armada d’avocats a dû scruter au laser le scénario pour l’aseptiser du moindre risque de poursuites. D’ailleurs, le film précise qu’il est « une œuvre de création très librement inspirée de faits réels », où les séquences d’intimité — parfois croquignolettes — sont le fruit de leur pure imagination. Même si elles peuvent paraître outrancières ou absurdes, sont-elles plus aberrantes que les détails ubuesques révélés lorsque “l’affaire” a commencé à susciter l’intérêt des magistrats et de la presse ?
Marianne la semeuse
Ne jamais désespérer des réalisateurs ! Même lorsqu’ils ont tourné un film bancal — voire plusieurs coup sur coup —, ils sont capable de remonter en selle et en scène pour livrer quelque chose d’étonnant car plus abouti. Il y a trois ans, Thierry Klifa consternait avec une comédie d’un autre temps franchement ratée, 🔗Les Rois de la piste. La Femme la plus riche du monde rectifie le tir en conservant ce qui constitue la colonne vertébrale de son cinéma depuis toujours : les histoires de familles, avec des matriarches puissantes aux amours compliquées. Celle-ci ne manque pas d’épines.
Alors, à quoi attribuer ce retour en grâce ? À un changement de co-scénaristes ? S’assurer la collaboration de la paire Cédric Anger/Jacques Fieschi équivaut en effet à rouler avec deux Rolls. Aux choix des interprètes ? Disons à une distribution idoine pour chaque rôle : Huppert, par exemple, n’est jamais meilleure que lorsqu’elle s’amuse à jouer les indignes (revoyez La Daronne ) et là elle a le loisir de se dévergonder à l’envi. Face à elle, Laurent Lafitte (sur)joue l’escroc à la préciosité débordante comme s’il s’agissait de dépasser le maître-étalon Michel Serrault de La Cage aux folles. Aussi étonnant que cela puisse sembler, cela fonctionne dans la mesure où Fantin et Farrère doivent former à l’écran une couple digne du mariage de la carpe et du lapin.

Vraie-fausse fiction
Et puis il y a tous les autres interprètes parfaitement choisis pour consolider l’histoire racontée autant que la vague ressemblance entretenue avec ceux qui en sont les inspirateurs. Sous une frange brune plus courte que celle d’Anne Lauvergeon dans La Syndicaliste (où elle donnait déjà la réplique à Huppert), Marina Foïs compose une fille sans cesse rabaissée saisissant la chance de prendre sa revanche. André Marcon, fidèle à ses emplois de notables, est parfait en capitaine d’industrie-ancien ministre rattrapé par son passé collabo et totalement dépassé par ce qui se trame sous son nez. Enfin, Raphaël Personnaz, incarnation de la loyauté faite majordome, donne à son second rôle une profondeur de samouraï.
Sans doute le caractère insolite du fait divers d’origine, impliquant des montants si vertigineux qu’ils en deviennent absurdes et risibles, participe-t-il de la réussite du film. Encore fallait-il savoir jongler avec cette fiction plus déraisonnable que la réalité. Le parti-pris de faire intervenir les personnages dans des brèves séquences d’interviewes, comme s’ils étaient les authentiques protagonistes des événements brouille encore plus les cartes en rendant cet immense scandale aussi dérisoire qu’un docu-reconstitution lambda, voire d’un programme de télé-réalité. Un comble au regard des sommes en jeu mais c’est bien connu : « Tout ce qui est excessif est insignifiant »

La Femme la plus riche du monde de Thierry Klifa (Fr.-Bel., 2h03) avec Isabelle Huppert, Marina Foïs, Laurent Lafitte, Raphaël Personnaz, Mathieu Demy… En salle le 29 octobre 2025.
 
 

 
             
            
 
         
         
         
         
         
         
         
         
         
        