Un architecte au bout du rouleau et des potes de lycée ayant mal vieilli se jaugent cette semaine dans les salles. Entre autres…
L’Inconnu de la Grande Arche de Stéphane Demoustier
Peu après son accession au pouvoir, François Mitterrand décide de lancer ses « Grands Travaux » — une série de chantiers colossaux visant à scander Paris de gestes grandioses. Pour le site de La Défense, il choisit le projet plutôt abstrait de Otto von Spreckelsen, un architecte danois totalement inconnu n’ayant à son actif que deux ou trois églises. Assuré d’un budget astronomique mais devant se heurter aux embûches de l’administration et de la politique, Otto a-t-il fait une si bonne affaire en remportant ce concours lui permettant de bâtir l’œuvre d’une vie ?

Décidément, le bâtiment est à l’honneur ces derniers temps à l’écran. Mais filmer l’avancée d’un chantier ne revient-il pas à capturer le reflet métaphorique de la fabrication d’une œuvre cinématographique ? Tout y est : la dimension collective et pyramidale, l’artisanat ouvrier au service d’une intuition artistique tiraillée entre son goût pour l’idéal et les contingences imposées par la réalité concrète… et les financeurs. On ne sait pas si Stéphane Demoustier se retrouve (se projette) dans Otto von Spreckelsen ; en tout cas lui aura eu le chance de voir son œuvre achevé. Et pu conserver la maîtrise sur son édification, à la différence de son malheureux aîné, mort avant l’inauguration.
La trace et le geste
Même si elle aura été longtemps confidentielle, ainsi que le titre le rappelle — et qu’il aura fallu l’ouvrage de Laurence Cossé dont ce film est inspiré pour en connaître les tenons et mortaises — l’histoire de von Spreckelsen évoque une fable noire contemporaine à la morale tragique. Où l’on suivrait un modeste artisan signer un contrat mirifique avec le roi d’une lointaine contrée pour lui bâtir un palais somptueux en échange d’une fortune… mais aussi de sa vie. Voilà qui n’arrange pas la réputation de monarchie républicaine dont souffre notre Hexagone.
La mise en lumière de cette histoire dans l’Histoire, outre son aspect conte, rappelle les enjeux symboliques des fameux Grand Travaux et leur mystique orgueilleuse : le Président souhaiter laisser sa trace dans la capitale à travers de puissants gestes architecturaux (la Pyramide de Pei au Louvre, Bercy ou l’Opéra Bastille en firent également partie). Décidés lors de son premier septennat, ils furent donc jugés “politiques” de la cohabitation et donc contrecarrés dès 1986 par le Premier ministre, maire de Paris et candidat à la présidentielle, Jacques Chirac.
L’effet du Prince
Les querelles picrocholines se jouant au sommet de l’État ont des répercussions amplifiées lorsque l’on descend les strates organisationnelles ; tout particulièrement dans un pays jacobin tel que la France où la verticalité absolue gouverne la moindre action. Dans le cas de la Grande Arche, non seulement von Spreckelsen avait dû s’accommoder d’un partage de la maîtrise d’œuvre avec le Français Paul Andreu, mais il devait rendre des comptes à un exécutif double (et rival), au milieu d’un océan administratif. Le tout avec des interlocuteurs changeant avec la majorité. C’est ce qui s’appelle bâtir dans l’inconnu.
Une entreprise kafkaïenne aux allures de Tour de Babel siphonnant l’énergie de l’architecte que Stéphane Demoustier rend avec plus de réussite dans son précédent film Borgo — racontant là encore la fragilité systémique d’une lourde institution française. Il faut dire qu’il est bien aidé par ses comédiens, à commencer par un second rôle toujours juste dans cet emploi : Xavier Dolan. À l’instar de Mathieu Kassovitz, le réalisateur sait toujours se rendre très disponible pour les films des autres ainsi qu’avec ses partenaires de jeu. Quant à Michel Fau, pourtant éloigné physiquement de François Mitterrand, il en donne une interprétation crédible dans sa dimension marmoréenne d’autorité florentine.
Sinon, est-ce qu’il y a encore des caprices dispendieux de cette nature de nos jours ?

L’Inconnu de la Grande Arche de Stéphane Demoustier (Fr.-Dan., 1h46) avec Claes Bang, Sidse Babett Knudsen, Michel Fau, Xavier Dolan… En salle le 5 novembre 2025.
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T’as pas changé de & avec Jérôme Commandeur
La mort d’un de leurs anciens condisciples des années lycée conduit quatre quadras finissant à se retrouver et à dresser un bilan à mi-existence. Rude est constat pour trois d’entre eux, qui prennent conscience que leur vie est aussi peu glorieuse que leurs agissements du passé. Peuvent-ils encore changer ou bien sont-ils voués à se comporter mal avec les autres ad vitam æternam ?

Par son titre ambivalent — compliment sincère ou antiphrase lestée d’une ironie acide —, T’as pas changé dépasse ici la seule citation de Patrick Bruel comme il dépasse la génération des ayant passé le bac dans les années 1990. Derrière les oripeaux de la comédie, le vrai sujet est celui un peu évoqué en sous-titre sur l’affiche (« vieillir c’était pas prévu ») et ressemble pas mal à ce que Nizan écrivait dans Aden Arabie : « J’avais vingt ans. Je ne laisserai personne dire que c’est le plus bel âge. » Où comment l’on peut avoir une perception biaisée de son propre passé et de ce que l’on était dans le passé. La mémoire est sélective et l’objectivité très relative.
On s’est connus, on s’est reconnus
Moins résigné que Brassens pour qui « le temps ne fait rien à l’affaire », Jérôme Commandeur espère une forme de rédemption et d’amélioration pour son trio de potes lourdingues persuadé d’avoir été les mecs les plus cool du lycée. Si cette charité l’honore, il croit aussi au karma puisqu’il les afflige d’une existence peu enviable : l’un est suicidaire, l’autre un vieux beau survivant sur les braises d’une gloire faisandée ; le dernier un notable tellement hanté par la mort qu’il n’en vit plus. Bref, trois personnages en pleine crise du milieu de la vie aiguë.
Histoire aigre-douce comme certaines comédies italiennes d’antan (auxquelles elle emprunte une partie de son décor), T’as pas changé balance entre cruauté et vérité sur le temps qui passe et la nécessité d’affronter les squelettes du placard. Peut-être Jérôme Commandeur va-t-il relancer la mode des retrouvailles d’anciens ; il s’est en tout cas offert le plaisir coupable de faire chanter faux Vanessa Paradis. Et celui, plus rare, de s’offrir l’illusion de replonger trente ans en arrière grâce à la magie d’un plateau de tournage. On peut l’envier.

T’as pas changé de & avec Jérôme Commandeur (Fr., 1h47) avec également Laurent Lafitte, François Damiens, Vanessa Paradis, Delphine Baril… En salle le 5 novembre 2025.


