Après Une intime conviction, Antoine Raimbault reste dans le registre judiciaire en racontant le combat de José Bové au Parlement européen contre une tentative d’influence menée par l’industrie du tabac. Conversation avec le protagoniste et le réalisateur dans le cadre des Rencontres du Sud.
Est-ce parce qu’on avait peu entendu parler de cette affaire — ou qu’on s’en souvenait peu — que vous avez décidé de la porter à l’écran ?
Antoine Raimbault : On n’en avait pas entendu parler non plus. C’est tout l’intérêt…
José Bové : Je vous incite à lire le livre Hold up à Bruxelles (rires) C’est un des chapitres. Il est en réédition, il devrait être disponible très bientôt. Il est sorti en 2015, à la fin de mon premier mandat. Je raconte 5 ans de relations tendues avec ceux qui essayent d’imposer au Parlement européen des choses bizarres et étranges. Là, c’est la Directive Tabac, avec ce qu’il y a dans le film. Mais il y a aussi une bataille avec l’Agence européenne sanitaire des aliments sur les pesticides ; un accord de libre-échange tendu avec le Maroc, où je suis poursuivi devant les tribunaux parce que le ministre de l’agriculture de l’époque a tenté de me soudoyer. Il y a un certain nombre de choses comme ça qui sont racontées, qui sont les faits auxquels j’ai été confrontés directement.
Le rendu cinématographique est-il conforme à ce que vous avez vécu, étant donné qu’il y a des toujours des ajustement inhérents à une adaptation ?
JB : Ce qui est clair, c’est que les faits tels qu’ils sont rapportés sont rigoureusement exacts. Il y a des choses qui ont été raccourcies, parce que forcément, on est sur plusieurs années. À un moment, on parle d’un rapport ; en fait il y en a deux etc. Mais ça ne change rien, tous les faits sont réels, on ne peut pas être attaqués sur le fond. Par contre, je ne suis pas du tout intervenu sur la dramaturgie, sur la ligne cinématographique ; c’était de leur responsabilité, ce n’était pas à moi de m’imposer. Les faits tels qu’ils sont relatés sont tous exacts. Sauf un. Mais il n’y a que moi qui le sais et eux (rires)
Et il y a plein de choses dans lesquelles je me retrouve. Comme ils ont eu l’opportunité — et c’est la première fois que ça se passe — de pouvoir tourner au Parlement européen à Bruxelles et à Strasbourg, le cadre est très important dans ce film. C’est fondamental : il y a une unité cohérente entre les personnages et le lieu où ils tournent. On ne peut pas tricher. On a des locaux magnifiques, et donc on peut faire vraiment du cinéma. Et je pense que ça renforce la crédibilité.
Je m’y retrouve aussi parce que tout ce que j’ai vécu est traduit par les acteurs et les dialogues. Ils nous ont entendu parler Jean-Marc [Defilhes, son assistant parlementaire, NDR] et moi, donc ils nous ont piqué des phrases.
AR : T’es un peu co-auteur à tes dépens…
JB : Voilà…
La jeune stagiaire qui aiguillonne José à l’écran fait-elle partie du domaine du réel ?
AR : C’est plus de la fiction, c’est l’espace que nous on trouve. Évidemment, ils ont eu des jeunes stagiaires, hommes et femmes. José est une de nos sources principales ; Jean-Marc Desfilhes, qui a vraiment creusé dans cette enquête avec lui, a aussi été vraiment quelqu’un d’important pour nous, dans nos échanges. On est parti de Jean-Marc pour inventer deux personnages et se libérer de tout pour faire du cinéma. C’est quand même ce qui nous intéresse, notre travail : trouver une forme et faire du cinéma.
JB : Elle est à la fois une stagiaire de 19 ans que j’ai eue, à qui on avait donné un rapport un peu soporifique pour en faire une synthèse. Le lendemain, elle nous avait fait une synthèse à la hache : elle l’avait cassé complètement en disant que c’était une proposition inacceptable. Et c’est un mélange avec l’une de mes deux assistantes parlementaires qui était arrivée au Parlement européen son sac à dos. Je lui avais dit : « tu veux escalader la face nord du Parlement avec tes chaussures de montagne ? » Elle était d’une autre génération, pleine de fougue.
AR : Nous, on ne l’a jamais rencontrée.
José, vous êtes-vous reconnu dans Bouli Lanners et avez-vous eu votre mot à dire dans le choix de l’interprète ?
JB : C’est la partie la plus bizarre. De s’entendre déjà appeler par son nom, d’avoir quelqu’un qui vous joue, c’est quand même bizarre, quoi. Humainement, on n’est pas fait pour ça non plus ! Mais la rencontre avec Bouli, puisqu’il est venu avec Antoine passer quelques jours à la maison, a été un moment de régal. On s’est entendus, on s’est vraiment sentis bien ensemble — sur les convictions, sur la façon de vivre, sur le mode de vie, sur plein de choses… Y compris sur la façon d’utiliser une tronçonneuse ! I Moi, j’habite à la campagne et lui est dans une partie campagne de la ville à Liège.
Il a fait son interprétation.. La moustache est peut-être un peu longue mais bon… C’est pas moi non plus, mais c’est toujours étrange. Je ne peux pas me mettre à la place d’un comédien, mais jouer quelqu’un qui est vivant, à côté de vous et dont on ne change pas le nom, ça ne doit pas être évident non plus. Parce que c’est une interprétation : il ne fait pas sosie, il ne bouge pas comme moi, c’est ça vision de moi. Après, il y a des gens proches qui vont dire : « Ouais, non, mais c’est pas tout à fait ça. » Mais c’est logique, Pour moi, c’était un pari aussi.
Si cela ne s’était pas bien passé entre vous, auriez-vous pu refuser qu’il vous incarne ?
AR : Non, il aurait été respectueux, je crois. Mais moi, je pense que je me serais interrogé. Imaginons que ça ne se soit pas complètement bien passé, que l’acteur n’a pas un désir fort d’incarner quelqu’un ou que José l’ait regardé un peu de travers. Ça n’aurait pas marché. On marche au désir. C’est des désirs qui se rencontrent.
JB : C’est pour ça que ça a été compliqué le premier jour du tournage.
AR : C’était pas le bon calendrier pour moi, que José arrive sur le plateau, avec Bouli en train de prendre ses marques et quand même une certaine pression. De l’autre côté aussi, c’est très compliqué pour un acteur de se jeter dans le vide de l’incarnation de quelqu’un — en plus, qui l’a rencontré, qu’il apprécie. Au finale, ça s’est très, très bien passé. J’avais demandé à José de pas nous sauter dessus, d’attendre la fin de journée pour venir boire des bières à côté du Parlement.
C’est donc l’un des premiers films à bénéficier d’autant de facilité dans les lieux. Le Parlement est relativement résilient par rapport à des épisodes qui ne sont pas forcément à son avantage…
AR : C’est tout son intérêt de laisser entrer le cinéma dans l’institution. Ils l’ont bien compris. C’est le premier film qui s’est tourné à la fois à Bruxelles et à Strasbourg, puisque le Parlement est aux deux endroits. Avant ça, il y a la série Parlement sur France Télévisions qui a un peu essuyé les plâtres — une série plutôt satirique, pas du tout liée au réel, mais tournée là-bas. Ils ont fini par comprendre, au bout de trois saisons, l’intérêt de se donner à voir. Cette institution se targue d’être transparente, contrairement à l’exécutif de la Commission qui est barricadée derrière sa grande muraille, à laquelle on n’a pas du tout demandé quelque autorisation que ce soit. On n’est pas rentré dans la Commission. D’ailleurs, le film prend soin de rester à l’extérieur.
JB : On tourne autour.
AR : C’est le cas de le dire, il y a une scène où l’on tourne autour. Notre point de vue, c’est les parlementaires, c’est le Parlement. L’institution nous a laissé entrer. Ça a été quand même un travail de leur montrer patte blanche ; ce n’était pas si simple, cette affaire. Je ne sais pas si on aurait pu faire ce film sans l’accès au Parlement. Ça aurait été curieux quand même de reconstituer le Parlement ailleurs. Et quand même très dommage de faire je ne sais où ailleurs la scène dans l’hémicycle, qui est quand même l’enjeu central, On peut donc remercier l’institution d’avoir accepté l’idée de se laisser pénétrer par la fiction avec toute la liberté que ça implique. Ils n’avaient aucun droit de regard ni aucun contrôle sur le scénario, bien évidemment. Pas plus que José.
Il n’avaient pas reçu le scénario avant ?
AR : Si, ils ont eu le scénario ; ils se sont penchés dessus de manière collégiale, il a fallu les convaincre. Mais ils nous auraient dit de changer quelque chose, on aurait dit non — et ils n’ont pas vu le film fini. C’est un film qui raconte le dysfonctionnement des institutions, mais qui raconte aussi le travail des parlementaires et le triomphe du droit dans l’hémicycle. Ils ont dû voir cette partie-là du film plutôt d’un bon œil. Et ils ont raison, je pense, de nous laisser venir faire des films.
EELV n’est pas évoqué dans le film ; est-ce parce que vous étiez engagé en tant que “José Bové” ?
JB : L’aventure démarre en 2008, parce qu’on s’est préparé un an à l’avance. Dany Cohn-Bendit me téléphone et me dit : « j’ai une idée, qu’est-ce que t’en penses ? » Moi je m’étais battu pour le non sur la Constitution européenne, lui c’était un grand partisan du oui, on s’était confrontés, on s’était même retrouvés une fois dans un village avec des CRS, un meeting d’un côté de lui et moi de l’autre. Et on s’était dit : là, ils sont devenus tous fous de mettre des CRS entre nous, c’est aberrant alors qu’on pense à peu près la même chose et que surtout on a le même objectif.
En 2008, il dit : « on va faire une liste du oui et du non ». Des gens qui dépassent un moment pour aller ailleurs, parce qu’on a un but en commun. En prenant moitié de gens encartés dans un parti et l’autre moitié, non. « si c’est comme ça, ça me va ». Ce qui fait que j’ai été élu sans être adhérent à quoi que ce soit. Et je ne l’ai jamais été. En 2014, quand je me suis représenté, on était toujours dans cette logique-là. C’était ça aussi pour moi la condition pour être élu. Parce que j’ai beaucoup de mal avec les fonctions de parti. Déjà, le syndicalisme, parfois, ça me pesait. Alors, un parti politique… Ça aurait juste pas été possible !
J’ai un petit slogan — ce n’est pas au moment des élections qu’il faut le sortir, mais je le sors quand même : « un homme de parti n’est qu’une partie d’homme ». On peut jamais être à 100%. C’est terrible cette logique partisane et très compliquée à vivre. Il faut avoir l’état d’esprit à ça et ce n’est pas le mien, je sais pas faire. Je suis même un peu trop libertaire pour les partis.
AR : Le film raconte ça aussi : il essaie aussi de montrer l’indépendance et la liberté de José et de ses co-députés. Et il sont seuls contre tous. Si on ne vous parle pas des partis, c’est parce qu’ils n’étaient pas là sur l’affaire Dalli.
Vous sortez Une affaire de principe dans une période de campagne électorale — et pas n’importe laquelle. L’avez-vous cherché ou bien est-ce incident ?
AR : Non, non, on espérait pouvoir finir le film à temps. C’est tous les 5 ans, donc, il aurait été assez dommage d’arriver juste après. C’était pas gagné : quand on fait un film, il y a plein de calendriers qui nous échappent. Donc, on est content d’avoir réussi à finir le film à temps pour sortir avant et pas non plus complètement pendant. Avec l’espoir que les spectateurs aient envie de s’intéresser un peu plus aux institutions européennes et à cette élection, c’est quand même important.
Le calendrier de sortie est-il le même en Belgique ou d’autres pays participant au scrutin européen ?
AR : Il est le même en Belgique, le même jour. Les autres pays vont attendre de voir si le film fonctionne pour l’acheter. Mais je ne suis pas du tout encore au courant de ça. Ça se met en route. C’est quand même un film européen avec plusieurs nationalités représentées, à la fois francophone, anglophone, germanophone… On a voulu trouver un ADN européen. Déjà, il y a un enjeu pour nous, spectateurs français. Et en plus, si le film peut rayonner au-delà de nos frontières, évidemment, ça aurait beaucoup de sens. J’espère, j’y crois.
José, le film pose la question de la victoire simultanée du droit et de la justice. L’un peut-il donc aller sans l’autre ?
JB : C’est très compliqué, parce que la justice, c’est toujours un rapport de force. La conquête des droits, c’est autre chose. C’est pas parce qu’on conquiert des droits qu’ils sont forcément appliqués. Sinon, ça fait belle lurette depuis 200 ans, avec la déclaration des droits de l’homme… Effectivement, c’est pas parce que le droit est déclaré qu’il s’applique. Un des exemples que j’aime bien, c’est dans la devise française : grâce aux combats menés dans la vallée de la Roya, Cédric Herrou fait reconnaître le fond de la fraternité de la devise de la France. La fraternité devient un droit grâce à ses combats.
Une affaire de principe de Antoine Raimbault (Fr.-Bel., 1h35) avec Bouli Lanners, Thomas VDB, Céleste Brunnquell… en salle le 1er mai 2024.