Cette semaine dans les salles, un fugitif tente de sauver sa peau au cœur du Brésil de la dictature. Entre autres…
L’Agent secret de Kleber Mendoça Filho
1977. Sous dictature militaire depuis 13 ans, le Brésil célèbre toujours son carnaval. Une période ambiguë durant laquelle le peuple se défoule pour oublier la férule ordinaire… et où le pouvoir profite du chaos pour régler ses comptes. C’est dans ce contexte trouble que Armando, un professeur vivant dans la clandestinité depuis qu’il s’est opposé à un industriel, arrive à Recife. Il emménage dans la pension de Doña Sebastiana, qui recueille d’autres réfugiés politiques et va travailler (sous l’identité d’emprunt de Marcelo) au service des archives de l’état civil. À Recife, il espère pouvoir récupérer son fils Fernando, qui vit avec son grand-père projectionniste, et quitter le pays, Mais les choses vont se précipiter quand Armando apprend que des tueurs sont à ses trousses…

À l’occasion de la sortie de Je suis toujours là début 2025, 🔗Walter Salles indiquait : « beaucoup de réalisateurs commencent à regarder vers le passé pour comprendre un peu notre présent. Dont un ami qui est un très grand réalisateur, Kleber Mendoça Filho, qui vient de tourner un film sur cette période. » Il s’agissait évidemment de L’Agent secret. Nantie d’untitre trompeur, cette ample fresque a peu à voir avec un film d’espionnage tel qu’on se le figure — n’étaient les séquences de poursuites mettant en scène des tueurs à gages patibulaires dignes des meilleurs thrillers. Loin de James Bond donc, mais proche de Costa-Gavras (période Z/L’Aveu/État de siège), Kleber Mendoça Filho use de la trajectoire d’un individu-cible pour dépeindre avec acuité une époque et un régime.
Amnésie
Quel contraste entre l’ambiance solaire et festive du carnaval, les couleurs chaudes de l’été austral et des années 1970 (a-t-on encore autant voitures bariolées dans nos rues ?) et le poids menaçant d’un pouvoir autoritaire représenté par des séides corrompus et des nervis dépenaillés n’ayant rien à perdre. Les fils narratifs s’entrecroisent avec habileté dans la frénésie irréelle de festivités semblant hors de propos, eu égard à la violence du régime. D’ailleurs, cette aberration foncière s’exprime à travers un segment du film basculant dans le surréalisme, voire le fantastique, puisqu’on y suit la “vision subjective“ d’une jambe de macchabée séparée de son corps se métamorphosant en tueuse en série. La chose serait presque comique si le film ne montrait pas comment ce genre d’absurdité peut devenir aussi crédible que les fausses rumeurs dont raffolent les complotistes.
C’est là que L’Agent secret vient étrangement (et volontairement) percuter notre époque contemporaine, où les infos frelatées sont légions. Et où surtout bon nombre de citoyens au Brésil comme de par le monde manifestent une curieuse pathologie : le syndrome mémoire courte. Cruel symbole que celui du fils d’Armando dans le film, qui ne garde aucun souvenir de son père, ni de l’année 1977. Sont-ils tous anesthésiés par la civilisation des loisirs, ce carnaval perpétuel — « panem et circenses », du pain et des jeux disait-on déjà jadis — qui les distrait de l’effort de la réflexion et de la connaissance du passé ? Esprits lisses et poreux à tous les bobards, ils ont bien besoin de qu’on le cinéma les instruise de ce qu’ils encourent à ignorer l’Histoire.
Palme ou pas palme ?
Finissons par l’habituel “point festival“, puisque L’Agent secret présente le rare privilège de figurer doublement au palmarès, lauré pour sa mise en scène et son interprétation masculine. Soit, lorsque l’on considère l’ampleur de ce film romanesque à multiples entrées — politique, historique, fantastique etc. — reposant de surcroît sur un personnage campé par un comédien incarnant plusieurs identités, a de quoi laisser songeur. Car si le jury a consenti à reconnaître la prééminence de Kleber Mendoça Filho ET de Wagner Moura, pourquoi n’a-t-il pas été au bout de sa logique en décernant la récompense suprême à L’Agent secret, qui possédait en outre ces “qualités morales” qu’aiment d’ordinaire souligner les remettants (avec le secret espoir de s’en attribuer une infime fraction par réverbération) ?
Si l’on voulait faire preuve de mauvais esprit, on dirait que Kleber Mendoça Filho ne pouvait pas rivaliser avec Jafar Panahi arrivé favori sur la Croisette et coiffé de la triste auréole de martyre. Le palmarès était-il artistiquement, cinématographiquement judicieux ? Comme toujours, le temps, par son arbitrage décorrélé des passions brûlantes, finira par mettre bon ordre à ces interrogations.

L’Agent secret (O Agente Secreto) de Kleber Mendoça Filho (Bré.-Fr.-P.-B.-All., 2h40) avec Wagner Moura, Gabriel Leone, Maria Fernanda Cândido, Alice Carvalho… Sortie le 17 décembre 2025.


