<<Retour en 2014<<Les Gratte-Ciel de Villeurbanne fêtent en 2014 leurs quatre-vingts printemps. Avec eux, c’est une des rares utopies politico-urbanistiques réalisées que les citoyens vont célébrer…
Nul n’osera contester aujourd’hui à Villeurbanne, ville si farouchement indépendante de son voisin lyonnais, la singularité de son identité. Façonnée dès la première moitié du XXe siècle, en tenant compte de son essence populaire, elle s’articule autour de deux axes non pas perçus tels des contraintes, mais comme de formidables opportunités : sa mixité, née du désir d’intégration des nombreuses populations immigrées installées sur son territoire, et son urbanisme d’avant-garde. Symbole de ce modernisme volontaire, le quartier des Gratte-Ciel va devenir la fierté et l’emblème de la cité, sa signature.
Le rêve de Lazare
C’est à Lazare Goujon (1869-1960), maire médecin favorable au courant hygiéniste, qu’il faut attribuer la décision de bâtir un nouveau centre-ville où les prolétaires, habitants choyés, pourraient bénéficier dans le confort des fruits conjoints de la République et du progrès. L’aventure débute timidement en 1927 par la commande d’un palais du Travail de 2 300 m2, financé par souscription publique et tombola. Le projet baptisé Sous le ciel de Villeurbanne, présenté par un architecte autodidacte du nom de Morice Leroux est retenu par le jury (au sein duquel siège Tony Garnier), et la première pierre posée le 20 avril 1928.
Un an plus tard, l’argent faisant défaut, seule une fraction de l’édifice peut sortir de terre. Le beau rêve du maire a-t-il vécu ? Sa large victoire aux municipales de 1929 lui redonne de l’inspiration, et le voici qui imagine inclure le Palais dans un plus vaste programme : un quartier complet. La commune disposant de 28 000 m2 alentour, elle peut y bâtir un hôtel de ville flambant neuf et un groupe d’habitations aussi audacieux que moderne. Si le concours favorise en 1931 le Lyonnais Robert Giroud pour le siège de la municipalité, le reste est attribué à Leroux. En écho au monumental édifice à beffroi de Giroud, il supervise autour de sa “belle avenue” la construction de ses babels modernes. Visionnaire, efficace : à Noël 1932, le quartier est achevé à 75 % !
Tours modèles
On imagine l’impact sur l’opinion publique : en 1931, l’inauguration outre-Atlantique de l’Empire State Building, dépassant la Tour Eiffel, avait piqué au vif les cœurs cocardiers. Qu’une banlieue provinciale aligne sans s’émouvoir deux rangées de buildings à armature métallique culminant à dix-neuf étages a de quoi les consoler. Quant au peuple de gauche, il jubile de faire jeu égal ou presque avec ses rivaux étasuniens, tout en servant un but altruiste. Inaugurés le 17 juin 1934, en présence du prestigieux édile lyonnais Edouard Herriot, les Gratte-Ciel sont une curiosité, un phénomène.
Réparties en 42 allées, abritant 1 450 logements, les tours fascinent : en plus du prodige esthétique et architectural, on admire l’équipement (ascenseur, chauffage central, eau, gaz, électricité, terrasse, sanitaires…) et la modicité des loyers. Diplomates américains et élus européens veulent admirer la merveille. Hélas pour les concepteurs des Gratte-Ciel, des dissensions dans la Société villeurbannaise d’urbanisme, puis la perte de son fauteuil par Goujon en 1935 vont interrompre l’extension du projet (qu’un Stadium devait compléter). Revenant aux affaires en 1947, Goujon tente de parachever l’ensemble. Sans succès. Il faudra attendre le début du XXIe siècle et le projet Gratte-Ciel centre-ville pour que la perspective d’extension redevienne d’actualité — elle se concrétisera d’ici 2020.
Haut patrimoine
Le temps a passé, les façades ont été ravalées, l’isolation a été repensée. Et si seul l’hôtel de Ville a été inscrit en 1991 à l’Inventaire supplémentaire des Monuments historiques, on a recommandé toutefois de placer le quartier en Zone de protection du patrimoine architectural, urbain et paysager en 1993. Cité soucieuse de son passé, Villeurbanne a mandaté Philippe Videlier, chercheur au CNRS, pour travailler sur l’histoire des Gratte-Ciel (1) en prévision de l’ouverture de son Centre de la Mémoire, Le Rize. Un appartement-témoin, qui se visite notamment pendant les Journées du Patrimoine (2), a été meublé. Enfin, la Ville célèbre par des festivités populaires l’anniversaire de son centre, non pas de gravité, mais d’allégresse…
(1) Gratte-Ciel, de Philippe Videlier, La passe du vent, 2004, 224 pages, 12 €.
(2) 1er étage du 15 avenue Henri-Barbusse, Villeurbanne. 04 37 57 17 17. Du dimanche 14 au mardi 16 septembre. De 14 à 18 heures. Entrée libre.