À 23 ans, elle a signé déjà deux longs métrages comme réalisatrice et tourné sous la direction des plus grands cinéastes. Riche de sa double nationalité, Luàna Bajrami braque sa caméra sur le Kosovo dont elle décrit les tourments de la jeunesse de l’après-guerre dans Notre Monde. Conversation aux Rencontres du Sud où son film a décroché le Prix des Lycéens d’Avignon.
Comment vos actrices ont-elles ressenti le tournage, sachant qu’elles n’ont pas vécu ces événements du tout début du XXIe siècle ?
Luàna Bajrami : En termes de tournage pur et dur, c’était très agréable, parce que le travail ensemble s’est très bien passé — après, c’était assez intense. Effectivement, même si la narration se passe en 2007, cela fait encore beaucoup écho à la jeunesse d’aujourd’hui. Elles ont donc pu amener beaucoup de leur vérité à elles, actuelle, dans les personnages et dans ce qu’ils traversent. Il y avait une mise en abyme avec leur propre expérience, qui était tout à fait bénéfique pour le film, pas si dure que ça pour elles non plus. Au contraire : ça faisait du bien de pouvoir extérioriser ces choses et de se sentir représentées.
Le point de départ — deux jeunes femmes dans un village kosovar ayant l’université en ligne de mire — présente un cousinage évident avec votre film précédent, La Colline où rugissent les lionnes (2022). Y avait-il de votre part l’envie de composer comme une variation sur ce thème initial ?
Quand j’ai écrit mon premier film, La Colline…, j’ai tout de suite senti que j’avais ce désir de mener une réflexion autour de la jeunesse — pas qu’au Kosovo, mais de manière universelle. J’avais envie de faire un diptyque, peut-être un triptyque, et de mener une réflexion assez construite… mais qui ne soit pas anticipée. Je me suis laissée porter dans l’écriture du deuxième.
C’est vrai qu’il y a beaucoup de similitudes avec le premier film, mais elles ne m’ont pas fait peur parce que j’avais l’impression d’une continuité d’exploration de ce sujet, qui est extrêmement vaste. Il y a encore une scène de boîte mais ce n’est pas grave. Parce que c’est à la fois extrêmement différent et que c’est les personnages qui font le film, qui font les plans. Comme ce n’est pas les mêmes, on découvre d’autre chose. N’ayons pas peur de cela, allons-y, assumons-le ! Et ça me plaît. C’est vrai que les deux films se côtoient et à la fois, ils n’ont rien à voir. Celui-ci va un peu plus loin, peut-être, dans cette réflexion sur l’émancipation. Il a moins ce côté fantasmé, il est un peu plus ancré dans une réalité.
Jusqu’à quelles limites les personnages font-ils les plans, et le film ?
Quand je disais que c’est les personnages qui font les plans, c’est qu’il fallait que j’adopte leur point de vue. Et pour ça, j’avais envie d’être au plus proche d’elles. Donc dans le film, on ne voit presque pas la vie, finalement : on la voit qu’à travers leurs yeux. Je trouvais ça assez pertinent de ne jamais se retourner, de toujours être sur elles. J’avais envie qu’elles crèvent l’écran. C’est leurs émotions qui me fascinaient à ce moment-là.
Avez-vous rencontré des “anciens jeunes” ayant vécu ce sentiment d’être sacrifiés ?
Non, je n’ai pas fait d’entretiens avec des anciens de cette génération-là. Il y a des archives. Mais c’est plutôt des archives personnelles Je ne suis pas allée dans la bibliothèque nationale ; je suis allée me renseigner un peu partout. Je dirais que l’écriture a été plutôt instinctive que documentée. Après, j’ai simplement cherché à confirmer ou infirmer que j’étais dans le vrai.
Vous n’évoquez pas du tout le problème religieux…
Je ne l’évoque pas parce que ce n’est pas un problème, là-bas, actuellement. Et même, ça aurait pu ne jamais être un problème, je crois… Je ne fais pas de l’Histoire, mais le souci dans les Balkans a plutôt été ethnique, culturel, que religieux — si on parle de la guerre qui a fait éclater l’ex-Yougoslavie. Je n’en parle pas parce que ça fait partie du paysage, c’est-à-dire que les églises côtoient les mosquées. Et ils sont assez ouverts, et la pratique est assez modérée. Elle n’envahit pas le quotidien.
Comment avez-vous trouvé vos comédiennes principales ?
C’est une phase très importante, pour moi, le casting. Ça s’est passé assez sereinement : on a mis deux mois, plus de trois mois avant le tournage. J’ai fait plein de rencontres. Il a fallu les trouver individuellement, déjà ; après, il fallait créer le duo, que les énergies concordent. Au-delà de leur duo, c’est tout ce groupe, en fait, qui, pour moi, était essentiel. C’est un premier un long métrage pour les deux : l’’une (Albina Krasniqi) aspire à l’être comédienne ; l’autre (Elsa Mala) est une guitariste. C’est une rencontre fortuite.
Avez-vous mis en place d’un dispositif d’improvisation ?
Ah non. Pendant un mois, c’est quelque chose qu’on a travaillé ensemble.
Zoe et Volta forment un couple fusionnel, comme on en voit parfois au cinéma. Aviez-vous des références, acceptées ou refusées ?
J‘accepte toutes les références : je trouve ça bien de s’inspirer. Je ne crois pas avoir de référence précise. Évidemment, la première chose qui m’est venue à l’esprit, c’est Thelma et Louise — bien sûr, elles sont plus jeunes. Mais je n’ai pas cherché un duo féminin de cinéma en particulier pour écrire. Après, je suis très inspirée à la fois par des films très américains ; par des réalisatrices comme Andrea Arnold, mélangée avec Darren Aronofsky, mélangée avec Tarantino… J’ai des références assez éclectiques, mais ma plus grande inspiration, en fait, est littéraire, pas cinématographique.
Là il y avait Steinbeck, À l’est d’Eden, grande fresque familiale avec des personnages qui représentent le bien, le mal, qui se confrontent. C’est cet aspect générationnel qui m’a inspirée chez Steinbeck dans ce bouquin-là. Parce que je pense que j’ai une obsession autour de la boucle, de la répétition de génération en génération et des échos qu’on peut avoir d’une génération à l’autre.
Très biblique, en plus…
Oui, surtout celui-là. C’est intéressant de voir à quel point les choses nous attrapent à un moment ou à un autre. J’ai toujours Amin Maalouf qui me suit beaucoup, plutôt en termes philosophiques. Sinon, je suis dans le très classique : Dostoïevski, Tolstoi, Zola, Balzac… C’est mon quatuor… Finalement, ça fait un peu sens (sourire). C’est vrai que quand on dit qu’on s’inspire plutôt de la littérature pour le cinéma, c’est assez particulier, mais je trouve ça intéressant.
Vous aviez déjà trouvé votre style, votre patte dans La Colline… ; Notre monde ne présente pas de franche différence formelle. Entretemps, vous être passée du Pacte à la Gaumont et avez trouvé producteurs Nakache & Toledano. Qu’est-ce que cela change pour vous ?
J’avais envie de conserver la même dynamique par rapport au premier film. Je ne sais pas si ça change quelque chose, mais en tout cas, ça prouve qu’on me permet d’avoir cette liberté artistique — ou je la prends. je ne sais pas dans quel sens ça fonctionne
Eric et Olivier, j’ai tourné avec eux dans Une année difficile, c’est là qu’on s’est rencontrés. J’étais déjà en préparation : je tournais deux mois plus tard. L’écriture était déjà terminée, c’était prêt, ils sont montés sur le bateau parce qu’ils ont été séduits. Et du coup, cette collaboration a plutôt existé en post-production qu’en amont du tournage. Ils m’ont laissée complètement libre, ils m’ont donné feu vert et on été un soutien en post-production. À aucun moment, ils n’ont essayé de me cadrer. Et je crois que c’est pour le mieux parce que du coup, le produit reste assez brut — c’est important pour moi. Pour l’instant, la relation, elle est super : on adore travailler ensemble et je pense qu’on va retravailler ensemble. C’est eux aussi qui m’ont permis de rencontrer Gaumont, même si j’avais adoré travailler avec Le Pacte. C’est un voyage…
Est-ce un confort supplémentaire d’avoir été ici uniquement derrière la caméra ?
Un confort ? Je sais pas… Quand je l’ai fait sur mon premier, je me suis dit « plus jamais ». Et maintenant, je me pose la question. Je pense que ça dépend des rôles. Là, je n’avais pas de place. Je n’avais pas envie m’en octroyer. Là, j’avais envie de mettre en scène et de ne que mettre en scène.
Notre monde de Luàna Bajrami (Kos.-Fr., 1h25) avec Albina Krasniqi, Elsa Mala, Don Shala… en salle le 24 avril 2024.