Grand film abordant ce “particularisme nippon“ de l’évaporation, A Man s’avère surtout une (en)quête d’identité(s). Il était tentant de demander à une détective privée française son regard de professionnelle sur ce qu’il montre et raconte…
Japon, de nos jours. À peine remise d’un drame intime, Rie a épousé un homme timide et discret sur ses origines, qui a débarqué un beau jour dans la petite bourgade où elle habite. Lorsque son mari est victime d’un accident fatal, Rie apprend avec effroi qu’il n’était pas celui qu’il prétendait. Elle demande alors à Akira, un avocat de découvrir l’identité réelle du défunt…

On le sait depuis longtemps, et davantage encore depuis Perec : le fait qu’un auteur s’empare de la thématique de l’absence ou de la disparition est rarement anodin. Car elle oblige à raconter le manque, à faire ressurgir d’innombrables refoulés — la nature ayant en toute chose horreur du vide. Kei Ishikawa n’échappe pas à la règle avec A Man, où la quête d’identité (le “qui ?”) dépasse le strict périmètre du mystérieux trépassé. Dès la première image (identique ou presque à la dernière, qui reproduit une toile de Magritte titrée… La Reproduction interdite, justement), le spectateur est alerté sur l’impossibilité de connaître réellement le visage d’un individu. De fait, l’introduction fait hésiter sur l’identité du protagoniste du film : on s’attache au nouvel arrivant, puis à Rie, avant que l’on en vienne à se fixer l’avocat, Akira.
Corps sublimés
Ce dernier n’est pas exempt d’interrogations sur sa propre identité, ou en tout cas sur sa place dans la société nippone — un informateur très ambigu le renvoie avec violence à sa situation de “sang-mêlé“ puisqu’il est issu d’une union japono-coréenne — comme dans sa famille : les parents (très fortunés) de son épouse pèsent sur son ménage. Sa quête extérieure, dévorante, catalyse donc l’expression de préoccupations personnelles. Vu récemment dans La Famille Asada, Satoshi Tsumabuki qui l’incarne a reçu pour sa prestation le Prix d’interprétation masculine aux Japan Academy Awards — l’une des 8 statuettes glanées par A Man.
Il n’est guère étonnant que A Man ait remporté un tel succès. Outre ses qualités de thriller psychologique et la finesse de sa réalisation, le film de Kei Ishikawa s’attache à un sujet à la fois tabou et fascinant : celui des “évaporés“, ces personnes décidant volontairement du jour au lendemain de “s’effacer du paysage“ pour des raisons personnelles et auxquelles Shōhei Imamura avait consacré un documentaire édifiant, L’Évaporation de l’homme (1967).
Compléments d’enquête
Détective privée au sein de l’agence Millenium Investigations, Margaux Duquesne s’est intéressée à ce phénomène : « Au Japon, beaucoup de gens disparaissent pour des histoires de déshonneur : parce qu’ils sont endettés, n’ont plus de travail… Il y a une micro-société qui existe autour d’eux et qui les aide, en leur donnant une nouvelle identité, une nouvelle vie, pour qu’ils ne soient plus jamais retrouvés. »
Avocat versus enquêteur
Mais ce qui l’a le plus étonnée dans A Man, dont l’histoire l’a fascinée, c’est la différence de procédure et de méthode entre l’île et la France : « au début, je n’ai pas compris qui était ce personnage qui menait l’enquête. Jamais en France, je n’ai entendu parler d’un avocat qui enquête. Il arrive que les avocats fassent appel à des enquêteurs, mais c’est très épisodique. Pour des raisons financières (le budget alloué aux détectives ne leur revient pas), parce qu’ils peuvent avoir eu de mauvaises expériences avec des détectives par le passé ou bien parce qu’ils n’en voient pas l’intérêt en se disant qu’ils feront l’enquête.
En France, je ne verrais pas un avocat s’investir comme dans A Man (…) parce qu’ils ont toujours trois affaires en même temps
Margaux Duquesne
Mais ils n’en ont pas le temps : leur rôle, c’est de plaider et pour cela, de rassemble le maximum de pièces avec leur client, demander des preuves ou à un huissier de constater… Ils vont s’arrêter à ce qui est visible facilement. En France, je ne verrais pas un avocat s’investir comme Akira dans A Man. Parce que ce n’est pas possible. Les avocats ont toujours trois affaires en même temps. Là, c’est beau parce qu’il est quasiment obsédé. Il a la même pugnacité qu’un enquêteur ou un policier »
Fin des recherches
« En France, la police s’occupait auparavant des disparitions ; il y avait ce qu’on appelait la RIF — la “Recherche dans l’intérêt des familles”, qui a été abrogée 2013 par le ministère de l’Intérieur. Les raisons invoquées étaient que les enquêteurs policiers avaient beaucoup trop de travail, que cela dépassait les problèmes de la police et qu’avec les réseaux sociaux, les gens pouvaient se débrouiller seuls. Sauf que les gens qui disparaissent et ne veulent plus de contact avec leurs familles, en général ne sont pas très visibles sur le Net. Aujourd’hui, la police ne s’occupe plus que des disparitions inquiétantes ou de mineurs — toujours considérées comme inquiétantes. Mais il faut de bons arguments pour prouver qu’une disparition de majeur est inquiétante. Et les familles sont désemparées : elles ne savent pas faire les recherches sur Internet et ne connaissent pas non plus les démarches à effectuer… »
Film profondément japonais, A Man nous en révèle en définitive beaucoup sur nous.

A Man de Kei Ishikawa (Jap., 2h01) avec Satoshi Tsumabuki, Sakura Andô, Masataka Kubota… en salle le 31 janvier 2024