Des mondes et des vies parallèles, des tunnels et des caves, des nuits blanches et sans sommeil vous attendent dans les salles obscures cette semaine. Entre autres…
Universal Theory de Timm Kröger
1962. Johannes, un jeune physicien prometteur, tente de boucler sa thèse dans laquelle il postule l’existence de dimensions parallèles, au grand dam de son directeur de recherches qui réfute ses théories. Invité dans les Alpes suisses pour un colloque, Johannes est confronté à une série de phénomènes étranges à la limites du paranormal validant tendant à valider ses hypothèses…
Prolégomènes à une tentative de critique d’un film d’exception : rappelez-vous que David Lynch, Darren Aronofsky ou Christopher Nolan se sont révélés par des films en noir et blanc d’une grande exigence formelle, dont le contenu flirtait avec le bizarre-mystique, les troubles vaguement dissociatifs et/ou la dualité. Est-il prématuré d’ajouter Timm Kröger ? Certes, il s’agit de son deuxième long métrage de fiction après The Council of Birds (2014), mais celui-ci demeure inédit en France. En attendant de le découvrir, Universal Theory offre du grain à moudre autant qu’il ouvre de vertigineuses perspectives. Car il s’agit d’une de ces œuvres à fonds multiples valant tant pour leurs qualités propres que pour leurs indiscutables réseaux référentiels : hors d’âge, elle donne l’impression de faire partie du paysage artistique de toute éternité.
L’avenir du rétrofutur
Sans doute le noir et blanc en est-il une des causes, abrasant beaucoup d’aspérités temporelle et créant l’illusion d’une authentique résurgence du passé dans le présent, à la manière de ce qu’avaient fait Soderbergh pour Kafka (1991) ou Coppola dans Tetro (2009). Toutefois, le choix d’un format Scope peu habituel dans le noir et blanc “académique” crée une forme de discordance ou de contraste supplémentaire — l’image étant-elle même joliment contrastée et dotée d’une profondeur de champ immense. Timm Kröger nous immerge donc d’un simple coup d’œil dans un “entre-deux“ dépaysant, la sublime B.O. composée par Diego Ramos Rodriguez (le fils spirituel de Bernard Herrmann ?) participe de l’ambiance de confusion entre l’original et la réplique.
Car toute cette maîtrise technique serait vaine si elle ne servait pas un projet narratif à la hauteur de ses ambitions : tenter, dans une ambiance Montagne magique ou Shining et pendant la Guerre froide, de reconstituer les récits de “science fiction“ (en deux mots) ayant fait florès après l’éclosion de l’ère atomique. Ou comment la découverte d’une nouvelle discipline scientifique couplée aux ravages liés à son usage ont pu alimenter des extrapolations dantesques. Du nucléaire aux doppelgänger en passant par le fantasme d’une démonstration d’une “Loi du Grand Tout“ permettant de voyager entre les mondes parallèle, Universal Theory transforme la plus ennuyeuse des réunions (un colloque de physiciens, franchement, qui miserait dessus) en course-poursuite terrifiante dans des tunnels secrets à la poursuite de faux-jumeaux maléfiques dignes des Body Snatchers.
Faussement rétro mais plutôt à la page question appréhension de la problématique des multivers avec cette proposition de mettre le concept en images et en récit, Timm Kröger offre comme Daniel Scheinert et Daniel Kwan pour Everything Everywhere All At One (2022) une alternative purement cinématographique à la proposition marvellienne, laquelle se réduit, hélas, à la monodimension du spectaculaire.
Universal Theory de Timm Kröger (All.-Aut.-Sui., 1h58) avec Jan Bülow, Olivia Ross, Hanns Zischler… en salle le 21 février 2024
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Le Successeur de Xavier Legrand
En pleine ascension professionnelle et médiatique à Paris, Ellias un jeune créateur de mode québécois apprend la mort soudaine de son père, victime d’une crise cardiaque. Bien qu’ayant rompu tous les ponts avec son géniteur, il se rend au Canada pour les funérailles et liquider l’héritage. Mais une fois sur place, ce qu’il va découvrir dans les possessions paternelles l’oblige à prolonger son séjour davantage qu’il ne l’aurait souhaité…
Le deuxième long métrage de Xavier Legrand était attendu avec impatience. Et aussi cette crainte qu’il ne puisse égaler la redoutable réussite de Jusqu’à la garde (2017) — lequel avait déjà réussi l’exploit de donner suite à un court métrage remarquable, Avant que de tout perdre (2012). Adaptant ici un roman d’Alexandre Postel, le cinéaste ne déçoit pas avec une nouvelle exploration de la sujétion familiale (et du sombre legs de son emprise), dans ce thriller s’ingéniant à égrener les fausses pistes.
Car s’il s’ouvre sur le clinquant tapageur et le glamour désincarné d’un défilé de mode standard, c’est pour mieux obliquer de ce monde de surface, sans affect, où tout glisse vers un quasi huis clos. Un monde loin des projecteurs et du luxe, au cœur d’une maison banale, dans lequel Ellias reprend son état civil pour se confronter à sa propre intériorité — la génétique lui a-t-elle, entre autres, transmis les défaillances cardiaques de son père ? —, à sa part d’ombre et à sa conscience. Cette bifurcation aussi brutale qu’inattendue n’est pas sans rappeler Psychose : ici aussi, une maison “stoppe“ le cheminement l’intrigue initiale, effaçant la promesse qu’elle portait (une plongée sans doute grinçante dans l’univers de la Haute Couture) pour en déployer une autre, non moins dérangeante.
Cousu de fil noir
Il serait criminel de révéler la teneur du “secret” donnant sa substance à la seconde partie du film. En revanche, on peut saluer la manière dont Xavier Legrand — aidé en cela par un Marc-André Grondin métamorphosé, dont l’absence sur les grands écrans français était regrettable — enchaîne les situations et les questionnements moraux qui en découlent. La perturbante originalité du Successeur est de placer le public aux premières loges des événements, témoin direct (et objectif) des faits survenant autour d’Ellias. Dans sa position impuissante de spectateur, il peut se former une opinion, mais est condamné à un silence comparable à celui dont le récit est cousu. Connaissant plus d’éléments que certains personnages, il a de ce fait une lecture différente plus complexe des choses.
En témoigne la scène des funérailles, d’une cruelle ambiguïté, durant laquelle Ellias s’effondre en larmes mais pour une raison que lui seul (et nous) pouvons comprendre. Le tragique en devient presque absurdement risible tant il y a de doubles sens dans cette séquence. L’ambiguïté se prolonge jusqu’à la fin qui peut interroger sur les notions de “justice”, de “morale”, de “réparation”… Et donne l’impression d’être confronté à une histoire réaliste. Brillant comme un diamant noir.
Le Successeur de Xavier Legrand (Fr.-Can.-Bel., 1h58) avec Marc-André Grondin, Yves Jacques, Anne-Elisabeth Bossé… en salle le 21 février 2024
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Sleep de Jason Yu
Les nuits de Soo-jin changent lorsque son époux Hyun-su devient brutalement somnambule, mettant leur vie et celle de leur enfant en danger par ses comportements déviants. Ayant épuisé toutes les méthodes et toutes les thérapies pour le soigner, Soo-jin (elle-même épuisée) en vient à croire à l’impensable : Hyun-su est possédé et il faut l’exorciser…
Une histoire de glissements progressifs et de transferts — ou comment l’on passe de la situation idyllique du jeune couple bien sous tout rapport à celle du cataclysme conjugal sans vraiment savoir si l’on bascule réellement dans un film fantastique ou non. Si Hyun-su présente au départ une modification comportementale évidente, sa pathologie en induit une autre chez sa compagne lessivée par ses nuits de veille. Jason Yu montre comment les défenses psychiques et logiques finissent par s’émousser avec la perte de sommeil ; comment la pensée devient poreuse aux réponses irrationnelles, aux “signes“, lorsque les réponses concrètes se font attendre. L’attention aux détails de Soo-jin (une tache rédhibitoire sur une blouse qui l’obsède ; le chien d’une voisine qui la perturbe…) rend à merveille compte de cet état de fausse “sur-lucidité” précédant l’effondrement.
Assistant de Bong Joon-ho sur Parasite, Jason Yu file ici à sa manière une idée proche (assez polanskienne au fond) : celle qu’une “entité” contamine la maison dans laquelle des personnes innocentes pensent vivre paisiblement, et que son inéluctable toxicité va les rattraper. Récompensé à Gérardmer par le Grand Prix en janvier dernier, Sleep sort deux mois à peine après la disparition prématurée de son interprète principal, Sun-kyun Lee. Les conditions de sa mort (suicide après une série d’accusations liées à une consommation de drogue a priori infondées) forment un troublant écho à ce film.
Sleep de Jason Yu (Co. du S., 1h35) avec Avec Yu-mi Jeong, Sun-kyun Lee, Kim Kum-Soon… en salle le 21 février 2024