Une grand-mère, deux épistolières et trois fragments d’Amérique se révèlent dans les salles cette semaine. Entre autres…
Eureka de Lisandro Alonso
Lâché dans la sierra torride et pulvérulente, un homme se rend à pied vers une ville d’un quelconque Far West dans le but de récupérer par les armes sa fille qui lui a été ravie. Alors qu’un duel à mort s’annonce, son histoire en noir et blanc se retrouve emprisonnée… dans un écran de télévision allumé au domicile d’Alaina, d’officier de police dans la Réserve des Oglalas de Pine Ridge. Pendant qu’elle patrouille dévorée par l’épuisement, sa nièce Sadie envisage une stratégie radicale pour changer d’air. Celle-ci la conduira observer un peuple d’Amazonie, dont l’un des membres va devoir prendre la tangente après une grosse bêtise…

Trois films en un ; trois ambiances. Trois histoires reliées entre elles par la magie du conte, moderne ou traditionnel. Trois fois l’Amérique, à trois époques différentes ; à chaque fois, la violence, la convoitise, la lassitude comme la nécessite de fuir et au finale, une triple réussite. Lisandro Alonso s’est en effet habilement dépêtré du piège que pouvait constituer la juxtaposition de récits disjoints. Si d’ordinaire, à la notable exception de Short Cuts (1993), ce genre d’exercice s’embarrasse séquences de transition artificielles visant à unifier des courts métrages thématiques, le cinéaste ne craint pas ici d’opérer des cassures nettes — y compris dans le format de l’image ou le registre du film. Pour abruptes qu’elles paraissent, ces ruptures formelles traduisent à leur manière des sauts dans le temps et l’espace en termes purement cinématographiques — ce qui, étonnamment, n’est pas si fréquent.
Autochtone
Cette idée de perte de repères soudaine pour le spectateur s’avère en adéquation avec la situation des protagonistes de chacun des segments du film : Murphy le “cow boy” plongé au milieu d’une ville noyée par l’alcool et la violence ; Alaina et Sadie dépassées par la course du monde et l’ampleur de la tâche à accomplir pour tenter de s’y accrocher ; le jeune Autochtone tricard chez lui mais pas forcément mieux loti en tentant de s’insérer dans un groupe d’orpailleurs clandestins… Dans tous les cas, ceux qui se trouvent à la marge parce que non alignés avec les règles matérialistes de la société occidentale, ce sont les Autochtones d’Amérique, du Nord ou du Sud. Récemment, Kuessipan(2019) de Myriam Verreault au Canada ou War Pony (2022) Riley Keough & Gina Gammell dans le même Dakota avaient déjà bien montré le désarroi de ces laissés pour compte.
Œuvrant à lui seul comme une triade de cinéastes issus de cultures différentes, Lisandro Alonso compose ainsi un tableau extraordinairement éloquent de cette condition humaine meurtrie. Osant beaucoup, ayant son recours à plusieurs tonalités successives pour raconter ses histoires aux recoupements multiples (western, policier, suspense, conte fantastique, réalisme magique…), il signe sans doute ici son film le plus accompli et le plus universel. En ce sens, le titre n’est pas usurpé.

Eureka de Lisandro Alonso (Arg.-All.-Fr.-Mex.-Port., 2h27) avec Viggo Mortensen, Chiara Mastroianni, Rafi Pitts… en salle le 28 février 2024
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Madame de Sévigné de Isabelle Brocard
Veuve indépendante et réputée pour son esprit, la marquise de Sévigné prépare l’entrée de sa fille Françoise dans le monde, en lui évitant les embûches liées aux intrigues de cour comme aux “appétits“ du roi Louis XIV. Mais cette tutelle pèse sur les épaules de la jeune femme, qui ne va cesser de lutter pour s’affranchir de cette mère (trop) couveuse, avec laquelle elle entretient une abondante correspondance.

Minimaliste mais explicite, le titre renvoyant exclusivement au personnage protecteur de Marie de Sévigné décrit aussi une réalité historique. Seules les missives écrites par la mère ont en effet été conservées, les réponses de la fille étant — à ce jour — à jamais perdues. Ce faisant, sa silhouette déjà éclipsée de son vivant par l’ombre tutélaire de sa génitrice, se trouve davantage gommée ad patres. Si le film rend bien compte de la relation d’emprise exercée par l’une sur l’autre, il profite du vide pour brosser le portrait d’un caractère loin d’être falot : Françoise résiste, lutte même face à une mère dont on devine une jalousie latente. Et la crainte d’être détrônée, ne serait-ce que symboliquement, par son héritière.
Lettres et le néant
Isabelle Brocard restitue l’ambiguïté de la relation, au sein d’une époque non exempte de complexité ni de paradoxes. Car dans ce monde ultra-hiériarchisé où personne ne s’appartient réellement — pas même le roi, scruté jour et nuit —, où chacun doit s’acquitter des charges incombant à son rang, Mme de Sévigné tranche par son caractère émancipé (financièrement et moralement) qui en fait quasiment une proto-féministe. Karin Viard dégage cette autorité sûre de son empire, quand Ana Girardot donne corps à cette indécision juvénile se transmutant peu à peu en une femme redoutant toujours de ne pas satisfaire les attentes d’une mère qu’on qualifierait aujourd’hui de toxique. Il faut d’ailleurs, pour faire barrage à son envahissement, qu’un autre personnage “protecteur“ (!) s’interpose, en la personne de M. de Grignan, l’époux de Françoise campé par Cédric Kahn. Un bon résumé de la destinée des femmes d’alors, passant de filles dociles à épouses domestiquées.
Portrait historique, portrait psychologique également (il se dit que le film rend compte d’une certaine constance des rapports mère-fille à travers les époque), Madame de Sévigné raconte en arrière plan la vie de la noblesse hors de la Cour, confrontée aux exigences concrètes du terrain — l’administration ardue de la Provence, pour M. de Grignan — ; sa lassitude aussi face à l’obligation de guerroyer. Apparaissent également quelques révoltes chahutant le pays, ferments d’une révolution attendant son heure. Tout est là, comme dans les lettres de la marquise ; encore faut-il lire entre les lignes.

Madame de Sévigné de Isabelle Brocard (Fr., 1h32) avec Karin Viard, Ana Girardot, Cédric Kahn… en salle le 28 février 2024
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La Mère de tous les mensonges de Asmae El Moudir
À Casablanca, dans la maison où elle a passé son enfance, Asmae El Moudir interroge son passé familial en présence de ses ascendants. En particulier sa grand-mère, aïeule à poigne de fer qui depuis toujours a régenté l’existence de celles et ceux qui vivaient sous son toit, interdisant notamment qu’ils se fassent photographier. Aidée par son père reconstituant par des maquettes décor et riverains des années 1980, la réalisatrice exhume conjointement les non-dits familiaux… mais aussi des témoignages relatifs à un événement dramatique survenu en 1981 (et très peu documenté) : une sanglante répression commise par le régime à l’encontre de manifestants affamés…

La démarche (et donc le film) d’Asmae El Moudir laissent un sentiment très mitigé. Car on ne sait pas en définitive si elle se saisit de la figure de son ancêtre despotique pour évoquer la complicité muette des témoins du massacre — et donc, l’évoquer — ou bien a contrario si la tragédie occultée de 1981 ne lui sert pas de prétexte pour régler ses comptes avec la duègne dans une psychanalyse familiale un peu gênante. Celle-ci se pare en outre d’une forme arty grâce aux constructions du père, lequel joue un rôle silencieux de ciment intergénérationnel quand la réalisatrice se place volontiers devant la caméra, bien au centre du récit. Egocentrisme ou volonté d’incarner “jusqu’au bout“ son histoire ? À chacun de trancher sur pièces.
En revanche, on ne peut qu’être gêné par cette complaisance malsaine visant à créer une confrontation facile avec la mater familias. Aussi avenante qu’une Carmen Cru marocaine, recuite dans des décennies d’aigreur et de méchanceté tyrannique, le personnage est un antagoniste d’autant plus facile qu’il est fatalement affaibli par les années. Obtenir de sa part des réactions tranchées ou agressives n’a donc rien d’une performance, et l’on repense à cette séquence éthiquement douteuse de Bowling for Columbine (2002) où Michael Moore opère une interview sur un Charlton Heston sur le déclin physique et cognitif. Eût-elle fait preuve d’une telle audace ne serait-ce qu’il y a dix ans ?

La Mère de tous les mensonges, documentaire de et avec Asmae El Moudir (Mar.-Égy.-Ara. Sao.-Qat., 1h37)… en salle le 28 février 2024