Fantaisie légère doublée d’une réflexion grinçante sur l’avidité et le mensonge, “Le Tableau volé” joue précisément sur plusieurs tableaux pour transfigurer sur la toile une histoire réelle en conte moral. Rencontre avec le scénariste et réalisateur Pascal Bonitzer lors des Rencontres du Sud.
Le monde de l’art est-il pour vous un monde fascinant ?
Tout dépend de ce qu’on appelle le monde de l’art. L’art est fascinant, la création est fascinante… L’art, la peinture, m’intéressent depuis toujours. Quand j’étais jeune, adolescent, je ne savais pas si je voulais être cinéaste ou peintre. À 14-15 ans, j’ai même pris des leçons de peinture chez un peintre qui avait une certaine cote à l’époque. La peinture m’a toujours intéressé.
Qu’est-ce qui vous a fait tomber dans le cinéma plutôt que dans la peinture ?
Le cinéma (rires). Le hasard, un peu. Ce qu’on appelle la sérendipité. Ma routé a croisé des gens de peinture, mais aussi des gens de cinéma… On ne peut pas tout faire. Encore qu’après tout, il y a quelques grands cinéastes qui ont été peintres : Bresson, Pialat, Antonioni ont commencé par être peintres… Je ne vais pas du tout me comparer, ce sont deux mondes qui ne sont pas aux antipodes l’un de autre.
Mais moi ce qui m’intéresse, c’est de raconter une histoire par le biais d’une mise en scène et des acteurs. Quand j’écris un scénario — d’ailleurs, mes scénarios sont plutôt des scénarios de dialogue — ça parle beaucoup dans mes films. Je ne fais pas tellement des films d’images. Je regrette quelquefois, mais ce sont des films d’acteurs. Dans celui-ci, pratiquement, ça n’arrête pas de parler, comme dans tous les films que je fais, malheureusement. Les gens sont très bavards.
Pourquoi mettre en scène le monde des ventes aux enchères ?
Je ne peux pas dire qu’a priori le monde des ventes aux enchères, le monde de l’argent qui se dresse là-dessus, me fascinait tellement. C’est l’ensemble de l’histoire qui m’intéressait. À la base, mon producteur m’avait fait une commande d’un film qui se passerait dans ce monde-là. Ma collaboratrice Iliana Lolic a fait une vingtaine d’interviews de galeristes, de commissaires-priseurs, de gens qui appartiennent à ce monde ou qui y ont appartenu, ce qui représente 250 pages serrées.
Et de ces interviews, j’ai extrait cette histoire qui m’a semblé la plus intéressante pour plusieurs raisons. Parce qu’effectivement, il y a le monde de l’art, la question de la spoliation, qui touche à une part maudite de l’histoire de France. Et puis il y avait la confrontation avec le monde du jeune ouvrier qui se trouve posséder ce tableau en toute innocence. C’est ce contraste, l’ensemble qui m’intéressait, à partir de quoi j’ai imaginé une histoire en me servant de cette histoire qui a réellement eu lieu en 2006, je crois : la découverte de ce tableau-là, d’Egon Schiele. J’ai gardé le tableau — évidemment, c’est une copie (rires) En tout cas, sa référence, un paysage intitulé Herbstsonne, qui avait disparu en 1939.
J’ai repris les circonstances de sa spoliation, de sa disparition, la façon dont on l’a retrouvé, en changeant, bien sûr, les noms des protagonistes. Mais pour l’essentiel, j’ai imaginé les personnages. Par exemple, celui du commissaire-priseur interprété par Alex Lutz, et bien entendu, celui de la stagiaire qui sort absolument de mon imagination. Elle était utile pour donner un passerelle au public pour pénétrer dans ce monde secret des salles de vente, mais elle est un personnage de pure fantaisie.
Avant ce film, vous étiez-vous intéressé à cette thématique des tableaux spoliés pendant la Shoah ?
Ça m’intéresse, oui, pour plusieurs raisons. De par mes origines, tout simplement, parce que je suis juif. Mais ça m’intéresse sur le plan fictionnel parce que c’est une façon aussi de raconter une histoire qui n’est pas seulement une petite histoire actuelle, mais qui se projette dans la grande d’histoire.
Des films sur l’art vous ont-ils inspiré ?
Pas tellement. J’en ai vu quelques-uns — souvent pas très bons, je dois dire. Je ne citerai rien. (sourire) Il y a eu des films sur les faussaires : le film célèbre de Orson Welles, F for Fake, qui parle des faussaires, mais qui est un documentaire. Un film récent joué par Guy Pearce sur Van Meegeren, le faussaire célèbre de Vermeer qui a trompé Goering, entre autres, en faisant des faux Vermeer dont aujourd’hui, on se demande comment on a pu les prendre pour des vrais — mais c’est une autre histoire. Il y a eu un film de Giuseppe Tornatore sur un commissaire-priseur qui se fait arnaquer, que j’ai vu il y a quelques années.
Dès la deuxième séquence, un commissaire-priseur explique qu’il faut jouer, voire se prostituer. Tout le film montre que ce monde de l’art est un jeu d’apparence ou l’on se dissimule derrière des masques ; c’est donc un film sur des comédiens de la vie réelle et sur le jeu…
Oui, tout à fait, parce que ce métier est un métier où il faut séduire, essentiellement. D’ailleurs, un commissaire-priseur très connu m’a raconté que quand il a commencé, son père lui avait dit : « mon garçon, est-ce que tu te rends compte que tu vas devoir faire la cour aux gens toute ta vie ? » Parce que ça consiste à faire le trottoir — j’ai entendu cette expression dans la bouche d’un autre commissaire-priseur. « on fait le trottoir » (sourire) C’est d’ailleurs ce que dit Alex Lutz dans le film à sa stagiaire : « Quand on découvre un chef-d’œuvre, on est Indiana Jones, mais le reste du temps, la plupart du temps, on fait le trottoir. »
C’est une phrase que j’ai extraite d’un véritable entretien. C’est quelqu’un du métier qui m’a dit les choses comme ça. Ça me paraissait intéressant, d’autant qu’il y a pas mal de jeu, de mensonges, de trahisons… Énormément de bluff, forcément, quand il est question d’argent, le bluff est toujours de la partie.
Vous glissez vous aussi des fausses pistes dans votre film…
Oui, je joue aussi. j’aime bien jouer avec le public avec quelques fausses pistes. Notamment le destin du tableau : à moment, on sait pas exactement ce qui va lui arriver. Évidemment, l’histoire de la bagarre avec les copains, c’est de la pure imagination de ma part. Mais, le coup de bluff du directeur de la fondation qui dénigre le tableau publiquement pour ensuite essayer de négocier, ça fait partie de l’histoire réelle de ce tableau. J’ai mis un peu à ma sauce, j’ai changé les noms, évidemment.
Une réaction spontanée est assez déconcertante : celle des deux spécialistes lorsqu’ils découvrent la toile : on s’attend à une épiphanie émerveillée et ils éclatent de rire…
Eh bien, ça, effectivement, c’est quelque chose où les comédiens — enfin, Alex et Léa [Drucker] — ont assez résisté. Ils trouvaient que c’était pas naturel. Mais l’histoire m’a été racontée comme ça. Dans la réalité, ce sont deux hommes — le spécialiste d’art moderne et son collègue habitant à Zurich —, tous deux spécialistes d’art expressionniste. Tous les deux étaient effectivement amateurs de belles voitures, ils s’étaient dit : « on pourra toujours aller à Mulhouse, où il y a la Cité de la voiture, qui est universellement célèbre » Et en voyant le tableau, au premier coup d’œil, ils ont été pris d’un fou-rire qui a été très mal pris dans un premier temps par le jeune homme et sa mère. Elle s’est même mise à pleurer : « vous vous moquez de nous parce qu’on est des gens modestes. —Pardon, c’est nerveux. On l’a reconnu tout de suite. C’est un tableau qu’on croyait être détruit. »
Vous avez féminisé l’un des spécialistes d’art contemporain ; par ailleurs, la stagiaire a un rôle important. Ce n’est pas anodin…
Vous savez, on est dans un moment féminin dans le cinéma. D’ailleurs, la stagiaire dit à un moment : « si vous persistez dans vos réflexes de domination masculine, je vais me coucher. » C’est une phrase que j’ai écrite à la dernière minute, d’ailleurs, au moment de la tourner. Louise Chevillotte était très contente. C’est important. De toute façon, les films où il n’y a pas de femmes, cela m’ennuie toujours. Évidemment qu’il est plus intéressant que les femmes ne jouent pas un rôle de potiche. Et ce ne sont pas des potiches.
Ce personnage de stagiaire que joue Louise Chevillotte a une personnalité un peu perturbée…
C’est une histoire dans l’histoire. Elle ne s’y rattache pas directement, à part le fait que finalement, c’est elle qui résout l’énigme. Il fallait le personnage de la stagiaire pour donner accès, disons, au public à ce monde assez secret, fermé. Donc un personnage qui est à la fois dedans et dehors, qui a tout à apprendre, à qui son boss apprend les rudiments du métier, donne des informations… Mais ça ne m’intéressait pas d’en faire juste un personnage pour nous permettre d’avoir des informations. Il fallait qu’elle ait elle-même une histoire. Peu à peu, en l’élaborant, je trouvais amusant que ce soit une mythomane, qu’elle ait un rapport bizarre à la réalité, à la vérité ; qu’elle ait une histoire un peu perturbée. Ça permettait aussi de montrer une première vente aux enchères qui n’avait pas de rapport avec celle qui intéresse l’histoire du tableau — chez Drouot.
C’est une histoire un peu tirée par les cheveux, mais j’ai aussi beaucoup aimé le personnage du père et le fait qu’il soit incarné par Alain Chamfort, dont je ne connais d’ailleurs pas tellement les chansons. Je n’ai pas une particulière connaissance de son personnage comme chanteur, mais je l’avais vu dans un film et j’avais trouvé qu’il était très élégant ; il avait une élégance qui m’intéressait, quelque chose d’un peu mélancolique qui collait parfaitement avec le personnage que j’avais en tête.
La mythomanie de cette stagiaire va bien avec le monde de l’art : on se demande parfois si le tableau est vrai ou pas…
C’est vrai. On est en droit de se poser la question : est-ce que le tableau est vraiment vrai. Finalement, je n’ai pas voulu rentrer dans cette dimension-là parce que sinon, on arrivait dans une espèce de labyrinthe et je pense que je n’aurais pas maîtrisé. Je suis parti du principe que le tableau est vrai… même si on peut se poser la question. Après tout, pourquoi est-ce qu’au premier coup d’œil, ils décident qu’il est vrai ? En principe, je crois que des vrais spécialistes d’art moderne d’une maison de vente réputée devraient au moins s’approcher, regarder les détails… Je sais qu’une rayure dans le haut du tableau leur a permis de l’identifier, ce qui ne pouvait pas être inventé par un faussaire.
Vous montrez aussi une opposition entre le monde de l’action et celui de la direction puisqu’à la fin le personnage interprété par Alex Lutz préfère rester dans l’action plutôt que monter en grade…
Oui, c’est aussi quelqu’un de passionné, qui n’a pas seulement la passion des belles voitures, des montres de luxe et du fric. Il est passionné par son métier. Et donc il ne va pas juste profiter du lambeau de pouvoir que son patron lui offre Il préfère rester dans cette dynamique de son métier, ce qui le rend plus sympathique.
Un scénariste et réalisateur, est-ce un homme d’action ou de pouvoir uniquement ?
Ça ne peut pas être un homme de pouvoir, parce que d’abord on a beaucoup moins de pouvoir que ce qu’on nous prête : un film est malgré tout une œuvre collective. Je ne l’ai d’ailleurs jamais autant éprouvé qu’avec ce film où on avait très, très peu de temps pour le faire — 25 jours. Si je n’avais pas eu une équipe extrêmement chevronnée, des acteurs vraiment au top niveau, j’aurais perdu pied. Donc, on a juste le pouvoir de dire : « action, moteur ! » D’ailleurs, on ne le dit même pas (sourire) Bon, après tout, j’ai écrit ce scénario. Une fois que le scénario passe par les guichets, la machine est mise en route et Il faut suivre. Alors, je suis, je précède, je ne sais pas…
Quelquefois, je me trompe, quelquefois je me rattrape… Par exemple, la toute première séquence du film, celle avec la dame riche et aveugle, c’était la première qu’on ait eu à tourner dans le plan de travail, C’était avec cinq personnages, assez difficile à mettre en scène et je l’ai complètement ratée. Au point que mon producteur m’a dit : « il faut la retourner ». Je savais qu’il avait raison et il a eu quand même ce geste de producteur de me dire de retourner même si ça coûte plus cher — c’est un jour de plus. On l’a donc entièrement retournée à la toute fin du film et j’ai changé de casting : évidemment toujours avec Alex Lutz et Louise Chevillotte, mais avec Marisa Borini, qui est parfaite.
Faire un film comme Le Tableau volé s’accompagne-t-il d’une forme de luxe ?
Comment dire ? Ce qui était compliqué, c’est que c’est un film qui est censé montrer un monde de richesses. Et il y avait très peu d’argent : on avait un budget et un temps de tournage très serrés. Il fallait trouver des décor qui malgré tout donnent le sentiment que l’on était chez les heureux du monde. Dans ce type de maisons de ventes internationales où on manipule des choses qui représentent des sommes exorbitantes. La maison de vente imaginaire de mon film s’appelle Scotty’s, En plus d’être un hommage à Hitchcock, est évidemment une allusion à Sotheby’s et à Christie’s, une espèce de mot-valise.
Vous entretenez une collaboration suivie avec Floc’h, votre affichiste…
C’est une fidélité réciproque. Il aime les films que je fais ; j’aime ses affiches. En plus, j’ai une préférence pour les affiches graphiques plutôt que les affiches où on est sur des photos, parce qu’on les voit plus. Et Floc’h, il a un style ; quelque chose de très reconnaissable. Je trouve ça élégant. Et ça me plaît qu’il continue à avoir envie de faire des affiches pour moi. On s’est même pas rencontrés, d’ailleurs sur celui-là : il a vu le film, il a fait l’affiche. On s’est fait un petit signe par mail interposé, c’est tout. C’est un type assez bizarre. J’aime beaucoup l’affiche qu’il a faite. Et puis c’est comme un label. Après tout, il a fait aussi des affiches pour les films de Resnais, de Woody Allen… Donc moi, je me sens flatté qu’il veuille faire les affiches de mes films.
Avez-vous retenu une chose particulière de cette histoire ?
Je ne sais pas, j’en ai retenu des tas (sourire) J’ai surtout été passionné par cette histoire. J’ai eu à cœur de la restituer dans toutes ses dimensions. Et j’ai été intéressé par cette opposition entre le monde de l’argent et le monde du travail, qui sont au fond, irréconciliables, mais qui ne sont pas ici montrés sous une forme de lutte des classes frontales. Au contraire, à travers une histoire relativement douce.
Le Tableau volé de Pascal Bonitzer (Fr., 1h31) avec Alex Lutz, Louise Chevillotte, Léa Drucker, Nora Hamzawi… en salle le 1er mai 2024.