Un western au féminin, une menteuse compulsive, un député à moustaches, des femmes de chambre, une colo hors normes et des bloqués à la frontière sont à l’affiche dès ce 1er mai. Entre autres…
Jusqu’au bout du monde de & avec Viggo Mortensen
Dans l’Ouest américain des années 1860, Vivienne Le Coudy tranche par son indépendance d’esprit. Femme d’esprit et de défis, elle jette son dévolu sur un émigré danois, Holger Olsen, qui vit dans bicoque spartiate à l’écart d’une ville du Nevada. Par amour, elle accepte de le suivre et de l’attendre quand il s’engage à la déclaration de la guerre. Durant son célibat forcé, elle est agressée et violée par Weston, le fils du potentat local, Alfred Jeffries. À son retour, Olsen doit reconstruire leur histoire sur des lambeaux…
L’affiche proclame que « Ford et Hawks adoreraient ce western ». S’il est toujours douteux de préjuger des goûts des disparus — autres temps, autres mœurs… — ajoutons que Eastwood, Siegel, Pollack ou Penn pourraient eux aussi trouver à leur goût le parcours de Olsen qui condense à lui seul tant de paradoxes étasuniens. Plutôt humaniste, éclairé et progressiste dans une époque violente à la limite de barbarie, ce personnage n’hésite pourtant pas à partir au combat lorsque la Nation réclame son dû (“e pluribus unum”), ni à recourir à la vengeance individuelle quand loi et justice font défaut. Mais Olsen tient quasiment ici de l’élément périphérique au sein d’un western classique, que son ambiance et sa forme rendent plus avant-gardiste.
Irréversible
Car c’est bien Vivienne la protagoniste réelle de Jusqu’au bout du monde, à la fois femme dans dans un monde d’hommes et fantôme dans un monde de vivants — puisque les premières minutes nous font assister à son trépas. Sa double singularité (à laquelle on pourrait presque ajouter celle d’être de langue maternelle française dans une terre anglophone, ou bien encore d’avoir une imaginaire davantage construit que la plupart des pionniers-hors-la-loi peuplant le Nevada) lui confère un statut à part : comme si elle incarnait une image de futur pour ce pays en train de s’édifier. Construite de surcroît dans le mythe émancipateur de Jeanne d’Arc, Vivienne a tout pour mettre en panique une meute masculine n’ayant jamais envisagé la contestation sa domination.
Viggo Mortensen chahute lui aussi la tradition du western, autant qu’il en respecte l’essence et l’authenticité — crasse pulvérulente, justice expéditive, corruption et violence institutionnalisées… Bousculant la chronologie comme avait pu le faire Gaspar Noé dans Irréversible (mais de manière moins radicale, tout de même), il donne à son récit une perspective plus mélancolique et mélodramatique en scellant le sort de son héroïne. Son destin inachevé hante le film comme une culpabilité pour Olsen. Peu de mots sont dits, la musique et les paysages parlent alors pour exprimer la tristesse et la beauté malgré tout qui survit au drame puisqu’il y a un enfant dans l’équation. L’espoir, comme dans la boîte de Pandore•
Jusqu’au bout du monde de & avec Viggo Mortensen (Mex.-Can.-Dan., 2h09) avec également Vicky Krieps, Solly Mc Leod, Garret Dillahunt, Danny Huston… en salle le 1er mai 2024.
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Le Tableau volé de Pascal Bonitzer
Portant beau, parlant clair et roulant en Aston-Martin, André Masson est l’un des brillants commissaires-priseurs de la maison Scottie’s. Sollicité par courrier pour expertiser un supposé tableau d’Egon Schiele découvert chez un particulier, il tombe des nues en constatant l’authenticité de la toile. Sa jeune stagiaire Aurore, une mythomane compulsive, apprend beaucoup à ses côtés. Même s’il l’horripile…
Privilégiant (en apparence) une comédie sur la superficialité et la vanité — le monde des salles de ventes tient quand même du théâtre où les egos se mesurent en comparant leurs comptes en banque —, Pascal Bonitzer traite avec élégance de la question des invisibles (ceux qu’on a oblitérés jadis, comme la classe populaire aux yeux d’une certaine bourgeoisie) comme de la fausseté dans tous ses états. Son spectre large va du silence par omission à la pratique active (et intéressée) du mensonge : admis à petite dose et valorisé lorsqu’il agit en tant que fluidifiant social ou vernis civilisationnel, celui-ci suit l’adage de Paracelse lorsqu’il est inoculé à haute concentration.
Pareil aux bouteilles de garde ou de grande dégustation, Le Tableau volé est de ces longs métrages qu’il convient de laisser décanter afin qu’ils révèlent leurs qualités. La première étant son admirable (et mystérieuse) résistance aux assauts de ce temps qui d’ordinaire s’ingénie à corroder les souvenirs de séquences et va parfois jusqu’à effacer avec une cruelle promptitude certaines intrigues de films. Le Tableau volé, qui justement traite plus qu’en creux d’un passé occulté revenant à la surface, défie l’oubli sans avoir l’air d’y toucher. La persistance de la mémoire, pour rester dans le domaine de l’Art, est décidément le cœur de son sujet.
Enchères et damnation
Si par sa mécanique astucieuse et ses jeux de dupes, Le Tableau volé évoque parfois un film de braquage façon L’Arnaque ou Ocean’s Eleven (mais sans l’action et en mode intello-culturel, restons français) ; s’il renvoie aux films noirs avec son André Masson plus proche en privé du Marlowe version Altman que d’un gendre idéal, ce film ressuscite également ces comédies piquantes menées par un couple chamailleur dont Capra et Rappeneau furent les plus grands représentants. Ce genre ne fonctionnant que si l’élément féminin offre un répondant supérieur à son partenaire masculin, il convient donc d’inscrire le nom de Louise Chevillotte aux côtés de celui de ses devancières Claudette Colbert, Katharine Hepburn, Deneuve ou Adjani.
Étonnamment peu considérée malgré un parcours artistique sans faute et une polyvalence dont on apprécie ici encore les qualités, la jeune comédienne est à sa façon un chef-d’œuvre méconnu d’interprétation. Faudra-t-il que Quentin Dupieux la fasse tourner pour que le grand public prenne conscience de sa singularité au lieu de s’habituer mollement à sa présence ?
Le Tableau volé de Pascal Bonitzer (Fr., 1h31) avec Alex Lutz, Léa Drucker, Nora Hamzawi… en salle le 1er mai 2024.
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Une affaire de principe de Antoine Raimbault
2012. Commissaire européen chargé de la santé, John Dalli se trouve contraint à la démission dans des rumeurs de trafic d’influence en faveur des lobbies du tabac… mais aussi de coup monté. Bien que d’un bord politique totalement opposé à Dalli, le député européen José Bové va investiguer sur l’affaire avec ses collaborateurs et révéler certains aspects peu reluisant de l’exécutif européen. Un match Parlement versus Commission va s’engager…
Plus de soixante ans après sa création, L’Europe (en tant qu’objet politique) demeure encore trop largement méconnue des citoyens. Beaucoup d’entre eux ignorent ce qu’ils lui doivent, croyant plutôt qu’elle leur coûte par la faute d’une palanquée de démagogues bas de la frontière l’ayant choisie comme bouc émissaire idéal. À quelques semaines du scrutin qui décidera de la composition de son Parlement, Antoine Raimbault montre grâce un thriller judiciaire non seulement certaines opacités coupables de l’institution mais, surtout, qu’elle abrite son antidote démocratique.
Comme pour son premier long métrage Une intime conviction (2019), c’est du réel que le cinéaste s’est inspiré pour tisser la trame d’une fiction où l’action est sans cesse épaulée par le verbe : une technique “à l’américaine” rappelant les films de Pakula volontiers généreux en procédures et en dialogue. On notera au passage que par un jeu ironique de renversement, si le protagoniste du premier film, Dupont-Moretti est depuis entré en politique, celui de ce nouveau, José Bové, s’en est dégagé. Bien campé par Bouli Lanners, l’emblématique leader paysan s’avère un personnage pratique : facile à caractériser par ses traits distinctifs (moustache, pipe, chemise, caractère libertaire…), il fait un cicérone très crédible lorsqu’il s’agit de pénétrer les arcanes du Parlement afin d’en expurger les parasites. Didactique et efficace, Une affaire de principe remplit son mandat et les promesses de son titre. Voilà qui devrait en inspirer d’autres…
Une affaire de principe de Antoine Raimbault (Fr.-Bel., 1h35) avec Bouli Lanners, Thomas VDB, Céleste Brunnquell… en salle le 1er mai 2024.
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Petites mains de Nessim Chikhaoui
Jeune majeure hébergée dans un hôtel social, Eva décroche un emploi de femme de chambre dans un palace, à la faveur d’un mouvement de grève. Cornaquée par la revêche (en apparence) Simone, elle découvre un monde d’inégalités hurlantes entre les employés intégrés au palace et celles, comme elle, précarisées par l’externalisation. Peu à peu, Eva va comprendre la colère des grévistes et les rejoindre…
Vous souvenez-vous de Quand l’inspecteur s’en mêle (1963) de Blake Edwards ? Deuxième opus dans la longue saga de La Panthère rose, cette comédie n’avait pas vocation au départ à en être la suite… puisqu’elle se trouve être, à la base, une adaptation d’une pièce de Marcel Achard. Mais le succès l’année précédente de l’inspecteur Clouseau a conduit Edwards à remodeler le script initial pour y intégrer son personnage fétiche. Nessim Chikhaoui ne procède pas autrement lorsqu’il s’empare de la commande qui lui est formulée — “faire un film sur les femmes de chambre grévistes“ — mais qu’il établit un pont indirect avec l’une des héroïnes de son film précédent, Placés.
Pure démarche d’auteur, ce geste de s’approprier le sujet et de lui insuffler des niveaux parallèles (notamment une continuité sociale) sauve Petites mains du risque majeur de “téléfilmisation” encouru si Chikhaoui s’en était tenu à une simple exécution contractuelle de la demande. L’humain est son territoire : d’ailleurs, lorsqu’il raconte les à-côtés administratifs (notamment le conditionnement aux titres de séjour), la solidarité ou les dissensions entre les différentes catégories de personnels, il se montre plus efficace que quand il filme la mécanique ouvrière quotidienne des “petites mains”. À sa décharge, Éric Gravel avait mis la barre très haut dans À plein temps (2024) avec Laure Calamy..
Nessim Chikhaou dispose quant à lui d’une autre actrice, en la personne de Lucie Charles-Alfred, pour co-construire un univers cinématographique dont elle serait la Doinel ou la Dédalus. À suivre….
Petites mains de Nessim Chikhaoui (Fr., 1h37) avec Corinne Masiero, Lucie Charles-Alfred, Marie-Sohna Condé… en salle le 1er mai 2024.
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Un p’tit truc en plus de & avec Artus
Après un braquage acrobatique, un fils et son père échappent à la police en se glissant dans un car de personnes en situation de handicap partant en colonie de vacances — le fils tentant de se faire passer pour handicapé pendant le père prétend être son éducateur. Si les colons éventent vite le stratagème, les accompagnateurs n’y voient que du feu. Il faut dire qu’ils ont aussi leurs problèmes…
Le handicap souffre d’une représentation fluctuante au cinéma. Point de départ ou au cœur des plus grands succès du box office (Intouchables, Bienvenue chez les Ch’tis mais aussi Champions en Espagne ou naturellement Avatar), il reste pourtant entre tabou et impensé, notamment lorsqu’il s’agit d’aborder le handicap mental — a fortiori dans une comédie. À une époque où la légitimité de chacun est scrutée (“d’où parles-tu ?”), la démarche d’Artus s’avère d’autant plus précieuse : son film contribue par le rire à normaliser le handicap (et les personnes en situation de handicap) à l’écran. Mais un rire “accessible et inclusif“, pourrait-on dire avec une comédie où « l’on rit “avec” et pas “de” », pour reprendre le mot de Djamel Bensalah à l’époque de Il était une fois dans l’Oued.
Certes, la trame de ce feel good movie est cousue de fil blanc ; elle relève davantage du prétexte ou de “l’habillage” des intentions par des situations concrètes (raconter un rabibochage familial ; montrer la quotidien du handicap…). L’essentiel, on l’a compris, est ailleurs : Un p’tit truc en plus se construit avec tous ses comédiens à égalité, sans précautions de dame-patronnesse et avec une indubitable sincérité. Le message mérite de passer.
Un p’tit truc en plus de & avec Artus (Fr., 1h39) avec également Clovis Cornillac, Alice Belaïdi… en salle le 1er mai 2024.
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Border Line de Juan Sebastián Vásquez & Alejandro Rojas
Jeune couple amoureux, Diego et Elena décollent de Barcelone pour s’installer aux États-Unis. Mais à peine posés sur le sol américain, les formalités d’accueil se transforment en interrogatoire serré et oppressant : Elena peine à comprendre pourquoi on leur cherche avec une telle hargne la petite bête. Apparemment, les agents des frontières savent des choses sur son compagnon qu’elle-même ignore…
Censé se dérouler durant la mandature Trump, à l’époque d’un renforcement majuscule des contrôles octroyant aux services compétents le pouvoir d’être particulièrement intrusifs et/ou d’entreprendre des rétention musclées, Border Line est certes une mise en lumière dénonciatrice des effets sournois de cette politique Hélas, comme toujours, seul un public acquis y verra le déni de démocratie et notera des méthodes dignes des “meilleures” dictatures. Ce type de film ne prêche que les convertis.
Mais son principal problème repose sur le dispositif qu’il adopte : le huis clos dans la zone de rétention aéroportuaire, avec l’idée vague d’un temps réel afin de partager la tension de Diego et Elena. À tort ou à raison, les réalisateurs font tellement d’entorses à ce postulat qu’ils affadissent leur meilleur auxiliaire dramatique. À titre d’exemple, ils ont ajouté un prologue superflu montrant les personnages avant de prendre l’avion, puis en vol : on se doute que ces séquences avaient vocation à rallonger artificiellement leur film et lui permettre une exploitation dans la catégorie long métrage. N’aurait-il pas mieux valu s’en tenir à un court inoubliable qu’à un long dispensable ?
Border Line de Juan Sebastián Vásquez & Alejandro Rojas (Esp.,1h17) avec Alberto Ammann, Bruna Cusí, Ben Temple… en salle le 1er mai 2024.