Film d’ouverture du Festival de Cannes 2024 (et l’un des rares à être visibles durant la Quinzaine), “Le Deuxième Acte” est un hommage paradoxal aux comédiens, champions du mentir-vrai, ourlé par un expert ès décalages. Un réjouissant jeu de massacre(s) titillant les susceptibilités de l’époque.
David a rendez-vous pour déjeuner avec Florence, une jeune femme qui le poursuit de ses assiduités et dont il n’arrive pas à se défaire. Sur le chemin du restaurant, il tente de convaincre son ami Willy de séduire Florence en lui vantant ses qualités. Mais Willy se méfie, flairant le piège. Au même moment, Florence est en route, elle aussi accompagnée d’un invité surprise : son père, à qui elle veut présenter « l’homme de sa vie ». Là encore, le trajet ne se déroule pas sans encombres puisque Guillaume sort brutalement de la voiture et surtout de son personnage…
En jeu, fous !
Personnage, car Guillaume est comédien. Cabot, même, trouvant médiocre le rôle qu’on lui fait jouer. Et ne se prive d’ailleurs pas de le signifier à sa partenaire. Prêt à quitter cette production décidément indigne de sa personne, il se rassérène quand son téléphone lui apprend qu’il a été retenu par un prestigieux cinéaste américain. De son côté Willy dévide les pires énormités politiquement incorrectes sur les homos, trans, handicapés faisant rouler des yeux indignés à son interlocuteur. Lequel objecte qu’il ne peut pas professer de telles opinion « car ils sont filmés ». Surtout, il veut pouvoir continuer à travailler sans que sa réputation ne soit entachée par quelque scandale que ce soit. Quant à l’interprète de Florence, elle n’est pas moins névrosée dans le privé, ouvertement méprisée par sa famille et son agent…
Le Deuxième Acte, du nom de la gargote perdue où se retrouvent les protagonistes après leur (longue) déambulation, brouille à nouveau les frontières entre la réalité et un “autre chose” qui lui est contigu, lui ressemble voire cherche à la contrefaire. S’il a longtemps malaxé le rêve et l’imaginaire, Dupieux s’attache ici comme dans Yannick à (dé)mettre en scène le jeu et ceux qui le pratiquent par métier : les acteurs. Démarche symétriquement ludique puisqu’elle dépend d’un contrat entre le joueur et le joué (le public), le jeu se trouve en l’occurrence considéré en tant qu’élément narratif, alimentant la progression de l’intrigue sous le regard complice du spectateur. Dès les premières minutes, avec la rupture du “quatrième mur”, il n’y a — en apparence — pas de doute : la fiction est désamorcée, rattrapée, débordée par le réel. Mais ce réel l’est-il tant que cela ?
Pirouettes pirandelliennes
Au-delà de la mise en abyme des comédiens jouant des acteurs — incarnant eux-mêmes des personnages —, d’autres jeux connivents se nouent de part et d’autre de l’écran. L’un repose sur l’image publique des vedettes, leurs traits de caractère supposés ou des rumeurs (égotisme de Lindon, gouaille de Quenard, sagesse excessive de Garrel, caprices de Seydoux) que les concernés exagèrent, comme s’ils se travestissaient en leur propre caricature. Dupieux reprend à sa sauce un concept que Blier avait expérimenté dans Les Acteurs (2000), mais sur un mode plus cruel et heureusement moins funèbre : plutôt qu’invoquer le passé, il tourne en dérision le présent.
L’autre jeu en découle. Plus subtil, il emprunte à la rhétorique en usant d’une manière de prétérition pour dézinguer à la fois les bas-du-front tenant des propos discriminatoires autant que les nouvelles polices politiques promptes à excommunier tout ce qui n’épouse pas les tendances morales du moment. Premier et second degré se mêlent, incitant le monde de l’art et de la pensée à ne pas tout prendre au pied de la lettre, à retrouver le sens, sinon de l’humour, au moins celui de la distance.
Où est l’auteur ?
Dupieux ne sachant se contenter d’un seul retournement narratif, d’un seul concept ni d’une seule contrainte, il pousse évidemment un cran plus loin son discours autour de l’emboîtement des réalités… sans pour autant en faire trop — son habitude de restreindre la durée de ses films lui évite la “séquence superflue” qui ferait effondrer l’édifice. On a droit toutefois à une progression comique proprement irrésistible digne des meilleurs Blake Edwards où le ridicule, la maladresse et la bêtise des personnage ne peuvent que provoquer le fou-rire. Toujours émule de Buñuel, le réalisateur semble faire ici un double hommage à son cinéaste de chevet ainsi qu’au Godard de Week-end avec ses immenses travelling marchés d’ouverture : l’allusion au Charme discret de la bourgeoisie semble évidente.
Mais on ne saura rien de cette intention. D’ordinaire volontiers disert en promotion, Dupieux s’est ici imposé un silence médiatique dont la vision du film conforte le bien-fondé : l’effacement délibéré du réalisateur renforce en effet la focalisation sur les acteurs et fait écho à une particularité du “film dans le film“ que l’on se gardera bien de révéler ici. Pour pallier le manque de Mr. Oizo, on proposera à ses aficionados de se replonger dans un entretien récent puisqu’il ne date que d’il y a un petit trimestre (et la sortie de Daaaaaalì !). D’ailleurs, comme il reste plus de 7 mois avant la fin 2024, il dispose encore largement de temps pour d’écrire, tourner, monter et sortir au moins un nouvel opus.
Le Deuxième Acte de Quentin Dupieux (Fr., 1h20) avec Léa Seydoux, Louis Garrel, Vincent Lindon, Raphaël Quenard, Manuel Guillot, Françoise Gazio… en salle le 14 mai 2024…