Un huis clos en régie, un autre dans une maison hantée, une soirée tendre en Iran et du motocross voisinent dans les salles cette semaine. Entre autres…
5 Septembre de Tim Fehlbaum
Munich, 1972. Les Jeux Olympiques que ABC retransmettent sont pour cette chaîne américaine une occasion d’imposer sa supériorité technique à l’échelle planétaire. Mais le 5 septembre, ce n’est pas une compétition sportive que l’équipe de journalistes va suivre mais la prise d’otages des athlètes israéliens. Un événement auquel ils n’étaient pas préparés et qui pourtant changera l’histoire de la télévision, du journalisme et du monde…

Il faut disposer d’un sacré culot pour passer après Spielberg et son Munich (2005). Ou juste avoir de l’audace et revendiquer un point de vue si original qu’il renouvelle totalement le regard des spectateurs sur une histoire qu’ils pensaient connaître. C’est le cas de 🔗Tim Fehlbaum qui, avec 5 Septembre signe un film d’une inépuisable complexité, puisqu’il aborde indirectement (et pourtant frontalement) la prise d’otages en se focalisant sur ceux qui en rendent compte pour la planète. Des journalistes tout à la fois au plus proche du feu de l’action (leurs caméras sont braquées sur le Village olympique) et à distance car ils demeurent confinés dans une régie vidéo et se trouvent professionnellement éloignés de ce type de reportages.
Choc des cultures et immersion “par procuration” dans l’événement, 5 Septembre ne cesse de renvoyer à la paradoxale symétrie des situations entre les journalistes, reclus volontaires, et celle des otages dont ils cherchent à transmettre l’histoire. Ainsi le producteur d’ABC Roone Arledge doit-il s’engager dans des tractations et des négociations pour sauver sa diffusion en direct car il partage sa “fenêtre” d’antenne avec d’autres chaînes, faisant valoir le primat de l’actualité (et la légitimité de son équipe) sur tout autre considération. Cette guerre en coulisses raconte une époque où la télévision n’a pas encore son indétrônable pouvoir médiatique… mais où elle va justement l’acquérir. Avec, comme corolaire, les responsabilités à l’avenant, ajouterait Spider-Man.
Aléas du direct
Ironiquement 5 Septembre débute par une tonitruante publicité d’époque où ABC promet d’offrir aux téléspectateurs la meilleure couverture jamais réalisée pour des Jeux Olympiques grâce à la mise en place de moyens technologiques inédits. Le film qui suit va toutefois révéler le caractère vain pour ne pas dire dérisoire de cette surenchère de moyens — pourtant avancée comme un argument ultime dans la retransmission du spectacle du sport. Car en plus d’être tributaire de sa fenêtre de diffusion satellitaire, ABC dépend de la bureaucratie des chaînes, de la fragilité ou de la lourdeur du matériel et last but not least du facteur humain.
En effet, le semi-échec (ou la demi-réussite, comme l’on voudra) de la couverture de la prise d’otages est lié au fait que l’équipe américaine n’intègre qu’une seule personne germanophone (!) alors qu’elle officie en Allemagne. Tout dépend ici donc Marianne, interface et interprète avec l’extérieur, permettant aux journalistes de comprendre ce qui se passe. À cela s’ajoute la décision inconsidérée — car trop hâtive — du jeune producteur Geoff Mason prenant le risque de diffuser à l’antenne une information non confirmée pour s’assurer les retombées d’un pseudo-scoop. L’humain, comme maillon faible…
Question de temps
Directeur d’acteurs précis, Tim Fehlbaum tire profit de l’exiguïté et de la lumière réduite pour rendre les interactions entre les personnages plus pesantes et nerveuses ; un peu comme si 12 hommes en colère se déroulait dans une cave devant la caméra d’un documentariste. Autre atout de 5 Septembre : sa remarquable gestion du temps — une gageure lorsque l’on s’impose en sus la contrainte d’un quasi huis clos, limitant d’autant le périmètre dramaturgique. L’ensemble du film contient donc la journée fatidique, de l’aube (où l’on voit Geoff Mason enfiler un bracelet-montre à chaque poignet !) jusqu’aux frontières du lendemain… tout en se payant le luxe d’épouser le “temps réel” à de nombreuses reprises afin de faire percevoir cette pression inhérente à l’antenne en direct.
Dépourvu de temps morts, d’artifices ou de ces séquences “utilitaires” servant à dépanner les scénaristes maladroits, 5 Septembre se déploie d’un trait, dense et captivant jusqu’à son issue. Rien n’est à retrancher et il ne manque rien pendant 1h35 de tension continue. Note aux cinéastes considérant qu’un long métrage doit nécessaire durer plus de 2 heures : prenez-en de la graine.

5 septembre (September 5) de Tim Fehlbaum (All.-É.-U., 1h35) avec Peter Sarsgaard, John Magaro, Ben Chaplin, Leonie Benesch… En salle le 5 février 2025
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Presence de Steven Soderbergh
Une belle maison de caractère voit s’installer une famille dans ses murs. D’ailleurs, plus que la maison, c’est l’esprit prisonnier des lieux qui observe les nouveaux venus : un couple et leurs deux adolescents, Tyler et Chloe. Cette dernière, qui se remet à peine de la mort récente d’une de ses amies, perçoit une présence étrange dans la maison. D’étranges phénomènes la poussent à s’en ouvrir à sa famille…

Faux film d’épouvante, thriller fantastique en mode vaporeux se métamorphosant en drame intime et mélancolique, Presence rappelle la démarche de David Lowery pour A Ghost Story (2017), où la hantise d’une demeure était traitée de manière quasi métaphysique, voire existentielle du point de vue du fantôme. Grand angle, longs plans-séquences, fluidité et stablité aériennes de la caméra subjective permettent ici de donner une incarnation — joli paradoxe — à l’entité prisonnière de la maison. Épiant les nouveaux habitants, cet esprit en apparence familier pour Chloe déroge à cette règle qui voudrait qu’il soit fatalement hostile ou maléfique. Les attentions qu’il prodigue à l’endroit de l’adolescente en feraient même l’équivalent des Pénates antiques : un ange-gardien domestique.
Fantôme sweet home
La grande pureté des effets conjuguée au minimalisme du décor unique comme de la musique, sobre et triste, permettent de ne pas s’éloigner de l’essentiel : l’attention portée aux personnages, objets de l’intérêt de l’esprit ambulant que l’on finit par habiter (et oublier) tant le procédé s’avère immersif. Œil espion voyageur, il met au jour les secrets et tourments de chacun des membres de cette famille aveugle aux dangers extérieurs qui la menacent, et ce alors qu’il cherche lui-même à comprendre les raisons de sa présence. Et comme dans Les Autres (2001) d’Amenábar ou L’Échelle de Jacob (1990) d’Adrian Lynn, la révélation finale éclaire d’une perspective encore plus tragique l’ensemble du récit.
Jouant sur l’omniprésence mystérieuse d’une entité impalpable, invisible et cependant perceptible à chaque plan, Presence peut se lire comme une manière d’autoportrait métaphorique du cinéaste au travail. Car si David Koepp assure ici le rôle de scénariste, il a mis en forme une idée initiale de ce diable de Steven Soderbergh… Lequel prolonge comme à son habitude sa présence sur le film au-delà de la mise en scène en signant le cadre sous le nom de Peter Andrews et le montage sous celui de Mary Ann Bernard, ses alias coutumiers. Le vrai fantôme bienveillant de l’histoire, c’est bien lui.
À noter que Steven Soderbergh sort le 12 mars prochain un autre film (!), Insider. La veille, le 11 mars, paraîtra aux éditions Marest le premier tome d’une monographie consacrée au cinéaste signée par Christophe Chabert & Frédéric Mercier, 🔗Steven Soderbergh vol. 1 : Les années analogiques.

Presence de Steven Soderbergh (É.—U., int.-12 ans, 1h25) avec Lucy Liu, Chris Sullivan, Callina Liang, Eddy Maday, West Mulholland… En salle le 5 février 2025.
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Mon gâteau préféré de Maryam Moghadam & Behtash Sanaeeha
Iran, de nos jours. Veuve depuis de nombreuses années, Mahin ne supporte plus sa solitude, à peine égayée par ses déjeuners entre copines. Risquant le tout pour le tout, elle ourdit une tendre machination lui permettant de nouer une conversation avec un chauffeur de taxi de son âge, Faramarz, qu’elle va ramener chez elle pour une soirée pleine de rires, de séduction et de surprises…

Au fil de sa carrière, Resnais n’a cessé de prouver combien les liens entre cinéma et théâtre, s’ils pouvaient fluctuer, ne se distendaient jamais totalement. De même que l’on peut produire du cinéma pur en s’astreignant à la contrainte du huis clos (à l’instar de 5 Septembre), il est des films qui empruntent à la forme dramatique sa structure sans pour autant demeurer figés dans cette “théâtralité” mortifère traduisant l’impasse de la mise en scène cinématographique. Tel est Mon gâteau préféré, construit en trois actes très nettement marqués, matérialisés par les changements de décors et de situation.
Les temps changent
Trois mouvements inégaux en longueur mais explicites le composent : avant la rencontre (où Mahin traîne sas solitude chez elle) / la chasse à l’homme (en extérieur, où elle jette son dévolu sur Faramarz) / la soirée chez elle — une collection de situations entre gêne et complicité favorisée par une bouteille d’alcool maison, voire de moments cocasses ou burlesques. Point d’orgue de film, cette partie est sans doute la plus universelle : on y assiste à la naissance d’une complicité amicale puis amoureuse entre deux êtres âgés esseulés, pareils à des adolescents à leur premier rendez-vous mais lestés du poids de leur existence.
Mais la bulle que forment le salon et le jardin de Mahin n’est pas hors du monde ; et il n’y a rien de moins universel que le contexte de l’Iran contemporain, lequel se rappelle à la moindre occasion. En surplomb de la bluette entre septuagénaires, Mon gâteau préféré révèle l’étouffement de la liberté depuis l’avénement du régime des mollahs, pesant singulièrement sur les femmes.
Mahin, qui se livre d’ailleurs à une balade dans Téhéran à la recherche des vestiges “d’avant”, se permet d’empêcher que des gardiens de la révolution n’embarquent arbitrairement une jeune femme, la protégeant par son grand âge et sa forte personnalité. Toutefois, lorsqu’elle est chez elle, elle fait profil bas face à une voisine indiscrète, de peur d’être dénoncée. Enfin, vu le bruit qu’elle fait avec Faramarz, on suppose que ladite voisine est sourde… Reste que ce contexte politique menaçant agit comme un memento mori venant troubler la possibilité du bonheur entre les personnages — et au-delà, de la société iranienne. Il annonce à sa manière le dénouement grave d’un film malgré tout plaisant par sa douceur.
Si l’on devait toutefois émettre des réserves sur Mon gâteau préféré, elles porteraient sur la fin. Ou plutôt la succession de fins inutiles là où le premier coup de théâtre suffisait pour clore l’histoire. Pour reprendre l’analogie pâtissière, cela évoque ces gâteaux recouverts de surcouches de glaçages dont la seule vision suffit à provoquer un pic de glycémie. En douceurs sucrées comme en narration, mieux vaut parfois rester (un peu) sur sa faim.

Mon gâteau préféré de Maryam Moghadam & Behtash Sanaeeha (Ir.-Fr.-Suè.-All., 1h36) avec Lili Farhadpour, Esmaeel Mehrabi, Mansoore Ilkhani… En salle le 5 février 2025.
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La Pampa de Antoine Chevrollier
Amis depuis toujours, Willy et Jojo passent leurs journées ensemble, l’un préparant la monture de motocross de l’autre, promis à un bel avenir. Pourtant, Jojo cache un secret que Willy va découvrir un soir fortuitement. Et qui va provoquer au-delà des deux adolescents des tumultes imprévisibles…

Pour son premier long métrage de cinéma, le réalisateur de séries chevronnés (Le Bureau des Légendes, Oussekine…) Antoine Chevrollier a joué la proximité en tournant dans sa région d’origine en compagnie de comédiens de confiance — Sayyid El Alami et Artus. Il investit surtout le terrain de motocross local de la Pampa, arène moderne idéale pour placer une tragédie épique, emplie de hauts et bas émotionnels.
Comme souvent avec les premiers films, La Pampa est un précipité d’intentions et de démonstrations. Côté intentions, la volonté de montrer dans la “France des territoires” — très courtisée à l’écran en ce moment, voir 🔗Vingt dieux, 🔗Leurs enfants après eux — des récits initiatiques intégrant si possible des confrontations à des choix hors des sentiers normés. Côté démonstration, la volonté de faire éclater les carcans des genres, en incorporant des tonalités noires dans le “film social” et en ne se privant pas d’offrir des séquences spectaculaires, à la limite de l’expérimental, pour rendre de manière subjective une phase de course de motocross. Chevrollier pose des jalons pour la suite, à voir où elle le mènera…

La Pampa de Antoine Chevrollier (Fr., avec avert. 1h43) avec Sayyid El Alami, Amaury Foucher, Damien Bonnard, Artus… En salle le 5 février 2025.