Dans Vincent doit mourir, le héros-titre constate qu’il lui suffit de croiser le regard des gens pour devenir l’objet d’agressions gratuites et immédiates de leur part. Comédie noire féroce doublée d’une histoire d’amour acrobatique, ce premier long métrage réussi signé Stéphan Castang réunit Karim Leklou et Vimala Pons autour d’un sujet ressemblant davantage à une extrapolation de l’état actuel de notre société qu’à un scénario d’anticipation. Rencontre avec le réalisateur et son interprète principal à l’occasion du festival de Sarlat.
Pourquoi avoir choisi ce prénom de Vincent, quand on sait que son étymologie renvoie à “vaincre” alors que le personnage se trouve davantage sur la défensive, loin d’être sûr de triompher ?
Stéphan Castang : Le titre est du scénariste. Je pense que c’est assez générationnel : Vincent est vraiment un prénom qui date un petit peu — pardon pour vous. À un moment, la question s’est posée pour des raisons de susceptibilité à Canal+ : parce que proposer “Vincent doit doit mourir” à Canal+ ce n’est pas programmatique (rires) On s’est interrogé justement sur un autre prénom, comme Julien, mais ça ne sonnait pas du tout “musicalement“ de la même manière… Il y a des choses qui sont comme une évidence. On a gardé Vincent — Vincent B. en plus — et Canal+ a aidé le film, donc ce n’était pas un problème.
Le titre, qui résonne comme une prédiction, n’empêche pas la possibilité d’un happy end…
SC : Je ne sais pas si c’est une prédiction, en tout cas, c’est un programme : celui d’une expérience que Vincent va vivre pour nous. Heureusement, comme toute expérience, on n’en connaît pas l’issue : elle prend un chemin qui change, parce qu’il croise Margaux. Et c’est autant la rencontre de deux personnages que le croisement de deux films : donc forcément, ça mute. Et ça devient une histoire d’amour.
Mais depuis le début, ce qui m’intéressait, c’était l’histoire d’amour : on a affaire à un personnage qui est en crise, en solitude, qui scrolle des profils Tinder… Sa première réplique, c’est : « c’est qui, lui ? » à l’adresse du stagiaire qui va le beigner peu de temps après. « C’est qui lui ? », c’est : « c’est qui, l’Autre ?, c’est tout le chemin qu’il va faire… Au départ, ce personnage n’est ni sympathique, ni antipathique ; juste content de lui. Quelqu’un qui pense être à sa place…
La première violence, c’est lui qui l’exerce avec sa blague de connard
Stéphan Castang
La première violence, c’est lui qui l’exerce avec sa blague de connard. C’est quand même très violent de dire à un jeune : « Ah ben tu m’as pas apporté mon café ! ». Après, la réponse du stagiaire est peut-être un peu exagérée (sourire), mais ce personnage qui pense être à sa place va se retrouver déclassé au fur et à mesure. Déjà, il est obligé de partir de son boulot, de chez lui ; de chez son père où il pense avoir encore sa chambre d’enfant — à son âge ! — et il doit échapper au regard des autres. Ce faisant, il va porter son regard vers une réalité qu’il n’avait pas vue avant : il va écouter un clochard dans lequel il va se reconnaître ; qu’il peut devenir.Jusqu’à regarder Margaux, qui est un personnage “en détresse sociale” comme diraient les chaînes d’info continue. Il va la regarder comme il n’a jamais regardé une autre femme auparavant. Cette jonction arrive au milieu du film, et là ça devient autre chose : une histoire d’amour, mais dans un monde compliqué.
Karim Leklou : J’aimais bien que tout s’exprime sur la notion du regard, qui est la question centrale du film et qui existe depuis l’école maternelle, voire la crèche ! Le traitement de la violence passe par cette histoire si basique de regard, de “mal regarder”. J’aimais cette nuance proposée par le film : dans un monde violent, la question amoureuse, de la tendresse peut exister. L’ambivalence des situations peut exister, sans apporter une réponse pessimiste ni optimiste — si ce n’est qu’au lieu de terminer par une touche dramatique, il y a une touche d’espoir.
La fin me faisait penser aux Temps modernes de Chaplin quand ils partent sur fond de montagne et que l’on sent qu’il va y avoir des difficultés. Ici, ce ne sont que des instants tragiques qui sont filmés entre Margaux et Vincent, dans la rencontre des corps. D’habitude, au cinéma, la première rencontre, c’est un feu d’artifice avec un mec qui joue du saxophone, tout va bien et c’est féérique ; là, c’est maladroit, c’est humain, on ne sait pas trop où ça va mais on essaie de naviguer dans des eaux troubles. En cela, c’est une comédie romantique réaliste.
Y a—t-il eu une préparation particulière pour les combats et la prise de coups ?
KL : J’ai eu de la chance : on a travaillé avec le régleur de cascades Manu Lanzi, qui a réglé tous les combats du film. Sinon, il y avait le risque de mourir (rires). L’idée, c’était quand même d’essayer d’aller au moins jusqu’à la fin. La préparation a été hyper amusante j’imagine pour Manu et son équipe parce qu’il a fallu déstructurer leur propre travail : c’était des corps du quotidien qui s’affrontaient, il ne fallait pas qu’on sente la cascade, mais qu’on ait l’impression d’une bagarre un peu sale, un peu nulle avec des coups qui ratent, où on se tire les cheveux… Très différent de ce que j’avais l’habitude de faire sur des scènes physiques au cinéma. J’ai trouvé jouissif de tomber dans cette quotidienneté… et je ne suis pas mort puisque Manu Lanzi et mon réalisateur on bien travaillé.
Est-ce qu’on s’amuse malgré tout sur ce type de tournage ?
KL : Énormément ! Bizarrement, souvent on s’amuse beaucoup sur les tournages qui réclament des choses physiques. Déjà, parce que Stéphane est le chef d’orchestre d’un film vraiment fait dans l’esprit de la troupe. Ce n’est pas la vision pyramidale d’un réalisateur tout en haut ; il interroge l’intellect de tous ses partenaires : les acteurs, le directeur photo, les costumes, la déco, tous les postes… Il s’avère qu’en plus sur le plateau, il n’y avait aucun casse-pied sur le plateau et que c’était très agréable humainement : en plus d’être des gens hyper compétents, il n’y a eu que des personnalités que je trouvais hyper enrichissantes. Pour la scène dans la fosse septique… je ne parlerais pas d’amusement (sourire). Pour tout le plateau, c’était amusant, mais pour moi avec Guillaume Bursztyn, on s’est donné ce jour-là mais pas “amusé“. Mais il n’y a jamais eu de contusion : tout était maîtrisé, répété. Et ça en devenait très marrant, presque très enfantin de réussir à rendre ça crédible.
Votre film peut ne pas amuser, étant donné qu’il révèle les penchants agressifs de la société…
SC : Ça dépend qui. Le film est suffisamment ouvert pour que les esprits pervers rient assez longtemps et que d’autres soient effectivement saisis d’effroi. Mais je ne pense pas que ça puisse empêcher l’expérience du film.
KL : C’est justement cette violence qui nous intéressait, avec des degrés de lecture différents. J’aimais que la nullité, la quotidienneté et la dimension dérangeante de la violence soient présentes. Ce que j’ai aimé dans le cinéma de Stéphan, c’est une vision presque politique : comment filmer la violence ; comment ne pas la rendre esthétisante — comme beaucoup le font souvent de manière brillante ? Et puis en plus, il y a cette dimension du rire, notamment sur le couple : un film qui parle de tendresse et de réconfort avec des gens qui s’attachent avec des menottes, c’est drôle ! J’aimais cette ambivalence dans toutes les relations qui sont traitées, notamment dans la violence. Dont la scène avec les enfants : un gars qui se bat avec des enfants au premier degré au cinéma, moi ça peut m’amuser. Parce que c’est d’une stupidité assez remarquable chez l’adulte. Mais comme elle existe, elle en devient taboue. Et j’aimais bien le traitement.
Je sais que j’ai bugué en tant qu’acteur sur une scène qui ne me concernait pas en tant qu’acteur mais qui concernait mon père (joué par François Chattot, un acteur admirable) qui à un moment met une claque, une vieille dame. La violence entre vieilles personnes, c’est un truc que mon cerveau ne savait pas fabriquer à l’image. Quand je l’ai vu, il y a quelque chose qui m’échappait.
La violence entre vieilles personnes, c’est un truc que mon cerveau ne savait pas fabriquer à l’image.
Karim Leklou
Toutes les dimensions un peu taboues de la violence que le film aborde — la violence faite en entreprise, faite aux femmes…— je trouvais que c’était intéressant parce qu’on n’était justement pas dans un pamphlet mais dans quelque chose de l’ordre du corps. Et que ça pouvait être raconté, et perçu différemment, avec plein de couches…
SC : Je suis entièrement d’accord avec tout ce qui a été dit ! (sourire)
Y a-t-il eu sur le film une influence du contexte de la pandémie, mais aussi du cinéma de genre et tout particulièrement de zombies ?
SC : Il y a plein d’influences diverses. Le scénario original était écrit avant le Covid : on a commencé la réécriture et l’adaptation pendant le Covid en ayant justement le souci de ne pas coller à ce que nous étions en train de découvrir — mais de façon inconsciente ça a forcément infusé. Quand aux influences de cinéma, c’est entre autres Romero première manière. Celui de Zombie : la scène du supermarché y fait clairement référence, mais aussi beaucoup The Crazies — je suis parti dans cette esthétique un peu crade. Il y a Carpenter de Invasion Los Angeles, bien sûr, parce que c’est à la fois un film fantastique et avec beaucoup d’ironie : on y explique que le capitalisme vient des extraterrestres — enfin une explication !
Mais il y a aussi Buñuel : la première scène est un vrai hommage avec un personnage secondaire qui raconte un rêve, comme ça peut être le cas dans Le Charme discret de la bourgeoisie. Un rêve qui rime avec ce qui se passe par la suite : il est question d’animalité ; de la peur de la mort… Ça donne déjà un peu le ton d’une certaine étrangeté qui va courir dans tout film. Enfin, il y a aussi Godard, avec la scène sur la bretelle d’autoroute : je pensais beaucoup à Week end : on a un embouteillage avecplein de gens qui se tapent dessus.
Après, je me méfie beaucoup du cinéma qui se regarde, qui n’est que sur ses propres influences. Ce qui m’inspire beaucoup, encore une fois, c’est la troupe : les gens avec qui je vais bosser, comme Karim. À partir du moment où Karim a accepté d’être Vincent, ça donnait déjà le la de ce qu’allait être le film. Vous pouvez imaginer ce film-là avec des acteurs, des actrices taillées dans le cliché, pour les scènes de combat ; le fait que ça soit justement Karim et qu’on insiste pour que ce soit davantage des corps “du quotidien”, donnait vraiment la tonalité qui nous intéressait.
Vous avez évoqué la référence à Buñuel pour la première séquence. Mais il y a un conditionnement qui s’opère sur le spectateur par le générique qui fait penser au Saul Bass de La Mort aux trousses et par la musique renvoyant aux rythmes pulsés et répétitifs de Andrzej Korzynski pour Possession de Zuławski. Une musique qui est là pour accentuer l’image et l’état sensoriel du spectateur…
SC : Complètement. Sur Saul Bass et La Mort aux trousses, c’est clairement la référence. J’avais demandé à Boris Wilmot — le graphiste qui a travaillé le générique de début — d’en trouver une interprétation contemporaine. Et comme Boris m’a proposé de travailler sur la spirale, ça faisait aussi un peu Vertigo, vraiment un tribute to Saul Bass. Pour la musique, c’est un vieux camarade, John Kaced, qui l’a faite, On s’est rencontré au théâtre : il faisait la musique, je jouais dans des spectacles ; il a fait la musique de tous les courts-métrages que j’ai pu faire. C’est quasi un autre co-scénariste du film, puisque dès que j’ai commencé à travailler sur celui-ci, je lui ai tout de suite parlé des références, de ce dont j’avais envie… Et toute la musique a été composée et interprétée AVANT le tournage.
Le générique de début a un rôle d’une ouverture d’opéra, qui donne des thèmes et la promesse de ce qui va se passer par la suite.
Stéphan Castang
Pour moi, ça a plusieurs vertus. Déjà, ça permet à la musique d’avoir son propre au discours, d’être dramaturgique. Mais aussi que les acteurs, les actrices, l’équipe l’écoutent : qu’ils aient une idée de la tonalité et ne soient pas obligés de jouer ce que la musique va porter — que ce soit pour le jeu, l’image, la déco etc. Sur le générique de début, je ne pensais pas à Possession — il faut que je le revoie ! — c’était davantage au rôle d’une ouverture d’opéra, qui donne des thèmes et la promesse de ce qui va se passer par la suite. Et avec John, on a vraiment travaillé sur le phénomène, la progression, la contamination, sur l’histoire d’amour avec Margaux… Il fallait qu’il y ait le thème pour avoir la mise en tension tout de suite. Ce générique donne presque le programme du film puisqu’on se demande ce qu’on est en train de regarder — une question qui va suivre tout le long.
Comment avez-vous opéré le choix de Vimala Pons ?
SC : De façon assez évidente à partir du moment où le camarade Karim a dit banco. Je ne les connaissais ni l’un ni l’autre, mais je suivais leur travail — que ce soit au cinéma pour Karim et au cinéma et au théâtre pour Vimala. Comme son personnage arrive à mi-parcours du film, il fallait qu’elle ait un “passif” avec les spectateurs, Et Vimala a une chose très belle : elle est solaire et en même temps, elle a quelque chose de très profond, de très puissant. Ce qui fait que son rôle existe d’entrée de jeu — et elle arrive à la faire exister. Je suis très content que le film ait été un prétexte pour faire naître ce très beau couple du cinéma, cette évidence quand on voir Karim et Vimala.
Comment est née cette idée du chien détecteur la violence ?
SC : Ça n’était pas dans le scénario au départ mais j’avais envie d’avoir le regard animal sur la connerie humaine. Et dans les discussions avec Dominique Baumard, qui nous a rejoints pour l’adaptation, on s’est dit que le chien pouvait justement avertir, être une forme de ralliement avec le personnage de Joachim. J’aime bien surtout l’idée du chien qui regarde et se demande ce qu’ils sont en train de foutre (sourire) Là-dessus je salue aussi le travail de Victorine Reinewald, qui s’est occupée de Suzie (notre petite staffie). Elle n’est pas dresseuse, elle s’occupe du comportement des animaux en général au théâtre et arrive à leur faire faire des trucs complètement dingues : faire rentrer des chiens sur scène, qui meurent, juste en les briefant. C’est une approche très particulière. Elle nous avait expliqué que la plupart du temps, les animaux à l’écran étaient stressés : ils n’ont pas envie d’être là. Le premier deal, c’était qu’il ne fallait pas que le chien du film soit stressé. Donc on a fait un casting avec Karim parce qu’il fallait qu’il choisisse aussi ce personnage — ce partenaire. On a vu d’abord un chien complètement con…
KL : Non, qui était fait pour la comédie
SC : Ouais, peut-être encore que… C’était un enfer, il s’appelait Canada. Moi, je le balance, il m’a gavé ! Et après avec Suzie, il y avait une évidence mais. tout le monde imaginait qu’on allait revenir avec un berger allemand, mastoc et tout… Quand ils ont vu Suzie, je ne dirais pas qu’ils étaient dubitatifs, mais pas loin ! En même temps, c’était raccord avec l’univers du film : on n’allait pas prendre des acteurs taillés pour des combats, ni de chien fait pour ça. Et quand on voit Suzie et Karim, on n’allait pas prendre un chien qui était évident pour ça.
Quand on voit Suzie et Karim, il y a un côté sparring partner qui marche trop bien. Dès leur rencontre, elle était allée directement vers lui : elle avait compris. La seule chose étrange avec Suzie, c’est qu’elle ne savait ni aboyer, ni grogner. D’où ces sons étranges qui sortent de sa gueule — parce qu’elle même est étonnée de ce qu’elle produit. Ça apporte de l’étrangeté à son interprétation.
KL : Interprétation qui a quand même été récompensée à Cannes du prix de la meilleure performance canine. Parfois, j’était pas jaloux mais envieux de son jeu parce qu’elle rentrait tout ce qu’on lui demandait en une prise là où nous les acteurs il en faut quarante.
SC : On a tout fait pour qu’elle ait la Palm Dog, mais on s’est fait griller. La Palme d’Or a eu la Palm Dog…
Vincent doit mourir de Stéphane Castang (Fr., 1h48) avec Karim Leklou, Vimala Pons, François Chattot… (en salle le 15 novembre 2023)