Un génie espagnol adepte de la méthode paranoïaque-critique et un empereur chinois atteint de paranoïa critique sont à l’affiche cette semaine. Entre autres…
Daaaaaalí ! de Quentin Dupieux
Une ancienne pharmacienne reconvertie dans le journalisme convainc un producteur de financer le tournage de l’interview que Salvador Dalí (qu’elle admire) a consenti à lui accorder. Hélas, à chacune de leurs rencontres, le peintre se dérobe, rebuté par un détail ou les circonstances. Parallèlement — à moins que cela ne soit simultanément ? — Dalí doit honorer un dîner chez son jardinier. Dîner qui se transforme en une sorte de piège…
Cela faisait un moment que Dupieux tournait autour l’univers cinématographico-surréaliste de Dalí et Buñuel, glissant même un joli hommage à la scène des fourmis du Chien andalou (1928) dans Incroyable mais vrai (2022). Un sorte de de séquence préventive jetant, dans le continuum de son œuvre prolifique, un pont entre ses films en apparence indépendants les uns des autres… où cependant l’onirisme a son rond de serviette.
Non-biopic mais variation plurielle sur le personnage public de Salvador Dalí — tout à la fois excentrique, excessif, extravagant, exécrable, exténuant, extraordinaire — ce film kaléidoscopique se construit donc sur son impossibilité de se construire, dans une forme jouissive de prétérition. À la fois échec et réussite de l’intervieweuse, il livre ainsi une manière de “portrait de Schrödinger“ de Dalí selon Dupieux. Un Dalí potentiel, tel qu’il aurait pu être sur pellicule si Buñuel, au lieu de l’avoir derrière sa caméra, l’avait incorporé dans les Buñuel tardifs des années 1970, dont il reprend des teintes et des thèmes. L’idée du rendez-vous sans cesse différé s’inspire de la trame du Charme discret de la bourgeoisie (1972) ; le fait de faire interpréter un même personnage par plusieurs comédiens évoque Cet obscur objet du désir (1977). Quant à Eric Naggar en ecclésiastique, il renvoie à la figure de Julien Bertheau.
Au poil (de moustache) !
Mais loin de se laisser enfermer dans le piège du talentueux copiste ou du déférent émule, Dupieux affirme à chaque séquence son primat sur son film en poursuivant son objectif principal : s’amuser avec et par le cinéma en tentant d’en épuiser les possibilités stylistiques. Y compris grâce à certains clichés, qu’il sauve de leur mécanique figée en leur appliquant un traitement divergent. En témoignent les principes éculés du “rêve dans le récit“, de l’enchâssement des fins, de la mise en abyme… Multipliés ici de manière si exagérés, ils en redeviennent générateur de surprises et producteurs de sens.
Comme Hazanavicius, avec le lequel il partage un goût pour l’artisanat et l’alchimie des mélanges, Quentin Dupieux aime les comédiens — la relation est réciproque. Daaaaaalí ! en scelle comme un manifeste puisqu’il porte jusque dans son titre la singularité de chacun des Dalí, fusionnant pour former le “Dalí idéal”. Chacun offrant sa propre lecture, les rendus sont différents : incarnation, imitation, évocation… Mais la différence ne fait pas entrave à composition d’ensemble ; elle rend compte de la personnalité changeante et multiple de l’artiste. Dupieux fait en somme et par la somme de ces avatars daliens ce que Halsman avait obtenu, en additionnant des clichés de l’ornement pileux totémique du peintre pour sa série Dali’s Mustache (1954).
Pièces d’un puzzle mouvant, les six Dalí ne doivent pas occulter la boulangère-pharmacienne-journaliste opiniâtre campée par Anaïs Demoustier, ni le producteur-séducteur se métamorphosant en Barbe-bleue, à qui Romain Duris prête ses traits. En arrière-plan visible de sa comédie décalée et mélancolique, Mr Oizo dépeint une situation d’emprise et d’hypocrisie dans l’univers du 7e Art. Son prochain film (à moins qu’un autre s’intercale d’ici là) étant en théorie consacré aux acteurs et au cinéma, on a hâte de voir le tableau qu’il en dressera.
Daaaaaalí ! de Quentin Dupieux avec Anaïs Demoustier, Édouard Baer, Jonathan Cohen, Didier Flamand, Pio Marmaï, Gilles Lellouche… En salle le 7 février 2024
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Creation of the Gods I : Kingdom of Storms de Wuershan
En Chine, sous la dynastie Shang (au XIe avant Jésus-Christ). Après avoir maté les tentatives de fronde des vassaux de son père l’Empereur, le prince Yin Shou tombe dans les rets de la belle Su Daji, fille d’un de ses ennemis qui devient sa concubine. Possédée par un démon, celle-ci œuvre pour le pousser sur le trône et éliminer ceux qui ont percé à jouer sa nature maléfique. Afin de contrer ses agissements et tenter de sauver l’équilibre du monde menacé par un Yin Shou sous emprise (et devenu maladivement ambitieux et cruel), des immortels envoyés du Mont sacré Kunlun mettent leurs pouvoirs magiques au service d’un embryon de résistance…
C’est une sortie décalée et limitée à deux jours qui attend donc Creation of the Gods I : Kingdom of Storms : les 10 et 11 février, soit au moment du Nouvel An Chinois. L’engouement dont semble bénéficier actuellement ce principe de la “sortie événementielle et réduite“ en dit long sur la foi retrouvée dans les salles de cinéma. Sans être une nouveauté — avant Gozilla Minus One fin 2023 on se souvient que Terrence Malick avait sorti sur une journée “test“ Voyage of Time en 2016 —, ce système offre une visibilité à un film et crée de l’attente… là où une mise en ligne le condamne à se perdre dans le “tout-venant“ et la masse des séries ou films produits pour les plateformes. Reste une question : le public visé (d’expression ou de culture chinoise) sacrifiera-t-il une journée de fête pour aller au cinéma ?
L’Empereur est l’assassin
Eu égard à l’importance de cette production, et au fait que la découvrir sur un petit écran tient du non-sens, ce serait comme demander aux expatriés indiens de visionner les films de Rajamouli exclusivement en DVD. Annoncé comme le premier volet d’une trilogie Creation of the Gods I : Kingdom of Storms a connu sur son territoire domestique un succès à la mesure de son investissement pharaonique — si l’on ose cet oxymore géographique — et du classique dont il s’inspire, L’Investiture des dieux. Vaste fresque historico-fantastique datant du XVIe siècle (époque Ming), ce roman appartenant aux socle culturel chinois n’est en définitive pas si éloigné des grands récits épiques ayant forgé les imaginaires occidentaux.
Ainsi, ces divinités ou démons se mêlant aux humains pour interférer avec leurs destinées trouvent-elles des similitudes avec les mythologies grecques et romaines. Quant aux conflits de successions, impliquant des trahisons entre pères, frères et autres alliés, ne présentent-ils pas de furieux échos avec les arcs dramatiques du théâtre élisabéthain ? On notera, d’ailleurs, que Shakespeare est contemporain de l’écriture de L’Investiture des dieux — Kurosawa situera sa transposition du Roi Lear, Ran (1985), à la même époque — et que Creation of the Gods I n’est pas non plus exempt par moments d’un esprit picaresque lui aussi éclos en Europe au XVIe siècle avec Cervantès. Les passerelles sont donc nombreuses, renforcées sans doute par la présence au scénario comme conseiller de James Schamus — fidèle collaborateur de Ang Lee, notamment sur Tigre et Dragon.
Relevant du xianxia (pour l’aspect arts martiaux/fantasy), Kingdom of Storms réclame sans doute quelques minutes pour s’adapter à un contexte inhabituel mais, en définitive, s’avère très proche d’un blockbuster hollywoodien dans ses enjeux comme sa forme. Il faudra en revanche s’armer de patience pour voir la suite : les deux suites de cet opéra colossal ne sont, semble-t-il, pas encore tournées…
Creation of the Gods I : Kingdom of Storms de Wuershan (Chi., 2h28) avec Bo Huang, Fei Hsiang, Li Xuejian…