Une bande de potes fauchés mène un patron en bateau, trois journalistes se font embobiner par un dictateur, une traductrice joue l’agent double auprès d’ouvriers exploités. Entre autres…
La Petite Vadrouille de & avec Bruno Podalydès
Quand Franck, le patron de Justine, lui demande de lui organiser une escapade romantique sur mesure avec un (gros) budget à la clef, son mari et leur bande de potes pensent avoir trouvé le bon filon pour apurer leurs dettes. Ils improvisent alors une croisière à bord d’une pénichette sur le canal du Nivernais. Mais cet équipage de pieds-nickelés d’eau douce va galérer, sous l’œil mi-interloqué, mi ravi de Franck…

L’existence de Bruno Podalydès (et de son cinéma) au sein de la production française prouve qu’il ne faut jamais désespérer de la singularité de celle-ci . Cela fait trente ans que ce doux successeur de Tati ou de Resnais promène sa troupe et surtout déploie un univers fait de comédies entre tranches de vies douces-amères, de burlesque et de résurgences enfantines en apparence surannées… mais si moelleuses pour l’âme. Son œuvre dessine un archipel éminemment personnel, pétri d’un imaginaire classique — impossible de renier son extraction versaillaise ni ses lectures de jeunesse, mêlant Leroux. Hergé et Bécassine — dont il enrubanne ses films, dans un artisanat poète.
Et si sa présence grandissante des deux côtés de la caméra pourrait faire croire qu’il se morettise ou se woody-allenise, il a peu à voir avec les cinéastes diaristes-nombrilistes : Podalydès pencherait plutôt du côté Guédiguian (même si ce dernier n’est pas comédien) parce qu’il a davantage de goût pour le jeu que pour le je. Qu’il vit ses histoires/ses situations à travers le plaisir du rassemblement de sa distribution — ce qui ne l’empêche pas de l’élargir opus après opus. Certes, Bruno est sans doute moins communiste que Robert, mais les deux se valent bien dans le registre “ni tout à fait bourgeois, ni vraiment bohème“.
Le sens de la vie
Même si Bruno Podalydès se défend d’avoir une morale, La Petite Vadrouille pourrait par certains égards faire office de fable ou de conte contemporain métaphysique, la croisière de ses personnages matérialisant un cheminement vers l’acceptation. Pas uniquement la finitude de l’existence, mais aussi la difficulté d’aller à contre-courant. Chacun aspire en effet à un idéal (les copains désargentés à se refaire la cerise, le patron à se faire aimer d’une femme qui ne l’aime pas, le mari de Justine à la convaincre de rester, les jeunes à refuser les règles du monde ; les vieux à retrouver un peu de jeunesse) ; tous constatent que forcer la nature des choses par égoïsme conduit au naufrage — le stoïcisme fluvial comme ferment du bonheur ?
Qu’on n’en déduise pas trop vite que La Petite Vadrouille est un pensum ascétique new age : au contraire, comme toute comédie avec des escrocs amateurs et maladroits, cette fantaisie désopilante multiplie gags et quiproquos (notamment visuels) sans jamais se départir d’une tendresse désarmante. « Rien de ce qui est humain ne m’est étranger », écrivait Térence ; Podalydès, lui, filme le ridicule inoffensif du quotidien ; les petites hontes ou les grandes audaces — quand il s’agit de déclarer sa flamme à l’être aimé. Quand on ment ou qu’on profite d’un instant parfait… Raconter l’infime est immense, cette Petite Vadrouille l’est aussi.

La Petite Vadrouille de & avec Bruno Podalydès (Fr, 1h36) avec également Daniel Auteuil, Sandrine Kiberlain, Denis Podalydès, Isabelle Candelier… En salle le 5juin 2024.
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Rendez-vous avec Pol Pot de Rithy Pahn
1978. Alors que Pol Pot et les Khmers rouges ont instauré une dictature sanguinaire au Cambodge — désormais rebaptisé “Kampuchéa démocratique” —, trois journalistes français ont été conviés à visiter le pays et rencontrer son leader. Si l’un d’entre eux est idéologiquement favorable au régime (il a connu Pol Pot durant ses études à Paris), les deux autres sont très méfiants face la propagande déroulée…

À chaque époque ses totalitarismes et ses intellectuels étrangers — voire ses idiots utiles — fascinés “de l’extérieur” par une idéologie mais finissant par dessiller en découvrant la réalité sur place : Gide pour l’URSS, les Maos en Chine ou les zélateurs de Pol Pot face aux ossuaires. Chantre de son régime, le journaliste écossais Malcolm Caldwell n’aura pas eu le temps de déchanter puisqu’il perdit la vie à Phnom Penh dans des circonstances non élucidées. Quelques heures plus tôt, il avait interviewé Pol Pot en compagnie d’une consœur (Elizabeth Becker) et d’un confrère. C’est de cette trame historique que Rithy Pahn s’est inspiré pour composer ce film ni reconstitution, ni fiction, ni documentaire ; plutôt évocation de faits et de ressentis.
L’ombre de la mort
Animant trois protagonistes aux opinions divergentes, Rithy Pahn opère déjà dans le récit une confrontation de points de vues plus ou moins critiques sur l’état réel du pays. Ce réel est de surcroît paradoxalement bousculé par une mise à distance permanente — la représentation (ou la reconstitution) visuelle des atrocités nous étant occultée. L’indicible demeurant immontrable, comment faire pour le convoquer à l’écran sans tomber dans l’obscénité ni la complaisance ? Pour répondre à cette éternelle question, le cinéaste a recours à des substituts sculptés, des images d’archives quasi subliminales, du hors champ visuel, à l’instar de Glazer pour La Zone d’intérêt. Tous ces filtres — pareils au boîtier faisant écran entre le photographe et la réalité — permettent d’approcher au plus près la sensation éprouvée par le témoin.
C’est donc un étrange objet que Rendez-vous avec Pol Pot, peu orthodoxe sans doute pour les historiens attachés à la reproduction à l’identique des faits, mais terriblement édifiant en dépit (ou grâce) aux libertés formelles qu’il prend. Ainsi, si Pol Pot est moins dépeint de manière frontale que suggéré, sa présence fantomatique, en ombre ou réduite à des mains caressant un chat renvoient dans l’instant aux figures malfaisantes du cinéma : Nosferatu, Blofed, Alien… Sa voie seule se diffuse, suave mais glaçante par ce qu’elle annonce. En des temps saturés d’images, où la parole, l’écrit et même la pensée ont été démonétisés, réapprendre à se focaliser sur le contenu d’un message politique devient une priorité.

Rendez-vous avec Pol Pot de Rithy Pahn (Fr.-Cam.-Taï.-Qat.-Tur., 1h52) avec Irène Jacob, Grégoire Colin, Cyril Gueï… En salle le 5 juin 2024.
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Dissidente de Pierre-Philippe Chevigny
À Richelieu, au Québec. Sortie endettée d’une liaison toxique, Ariane accepte un boulot d’interprète dans une usine de transformation de maïs où elle doit faire le lien entre la direction et un convoi d’expatriés guatémaltèques tout juste recrutés. Au fil du temps, les pressions des propriétaires (français) du site conduisent les patrons canadiens à imposer des cadences inhumaines, Ariane commence à se rebeller…

Pierre-Philippe Chevigny pourrait se réclamer de l’indignation salutaire de Ken Loach pointant sa caméra (souvent à l’épaule) sur les damnés de la Terre (surtout du capitalisme). Même sa volonté de refuser un manichéisme simpliste le rapproche du cinéaste britannique, qui vitupère davantage les systèmes contraignant à surexploiter les individus que ces derniers, poussés à en devenir les complices objectifs. Bien que n’étant pas un enfant de chœur, le petit patron canadien est aussi soumis à la pression de son actionnaire ; son crime est de ne pas lui tenir tête et d’assimiler ses travailleurs étrangers à des consommables. Après Le Successeur Marc-André Grondin campe ici un nouveau personnage trouble : un mini-notable se résignant à être un salaud par veulerie et peur de déchoir.
Mais si intentions et le “programme“ d’un film social sont bien là, Dissidente se heurte hélas au mur de la réalité et du réalisme à coup de petites invraisemblances ou de rebondissements prévisibles qui torpillent l’effet — pour ne pas dire la crédibilité. La plus maladroite est sans conteste le fait que les ouvriers guatémaltèques n’identifient pas Ariane comme étant fille de l’un de leur compatriotes ; une absurdité contribuant inconsciemment à les caractériser comme un groupe d’individus peu sagaces.

Dissidente de Pierre-Philippe Chevigny (Can., 1h29) avec Ariane Castellanos, Marc-André Grondin, Nelson Coronado, Ève Durance, Gerardo Miranda… En salle le 5 juin 2024.