Rescapé de la dictature khmère rouge, Rithy Pahn mène à l’écran un inlassable (et singulier) travail autour de l’histoire immédiate cambodgienne. Rendez-vous avec Pol Pot constitue un nouveau jalon dans cette œuvre au long cours. Rencontre avec un homme de cinéma et de mémoire.
Vous vous inspirez ici d’une histoire réelle et avez choisi une forme de fiction plutôt que documentaire. Toutefois, ce film n’est pas réductible à un genre puisque vous incorporez des éléments qui le rendent “hybride”. Notamment grâce à des séquences avec des figurines…
Rithy Pahn : Je crois que chaque film demande sa propre écriture. La première chose, c’est très difficile de mettre en scène l’exécution, la mort. Personnellement, je ne suis pas encore capable de faire — je n’aime pas ou je ne suis pas capable, c’est toute une discussion.
Par exemple, si vous prenez le film de Spielberg La Liste de Schindler, il reconstitue tout du départ jusqu’à la chambre à la gaz, la douche… Polanski fait Le Pianiste où l’on voit plutôt “à travers”, comment il se cachait pour survivre, comment il luttait. Peut-être est-ce parce que le premier n’a pas vécu directement le ghetto… il peut faire mieux la fiction, de la mise en scène, alors que le deuxième a vécu le ghetto de Cracovie, du coup, peut-être qu’il n’arrive pas à mettre en scène vraiment ce que c’est la mort. On a survécu, mais on n’a pas vu.
La deuxième chose, c’est que je crois qu’il faut une bonne distance pour le public. Pour regarder la tragédie, mais en même temps, réfléchir. Si c’est trop près, je perds ma capacité de réfléchir, je suis dans l’émotion pure. Et si je suis trop loin, je ne vois rien, je n’entends rien. Il faut que je détermine à une bonne distance par rapport à ce drame.
J’avais trouvé cette forme des figurines en terre, en glaise, qui me convient, pour L’Image manquante. Les figurine, c’est assez intéressante. On part de la terre, on fabrique des personnages qui vont être dans le film et puis une fois le film est terminé, ils redeviennent terre, comme nous tous. La poussière redevient poussière.
Seule la mémoire des figurines, ce qu’expriment les figurines, nous reste en mémoire. Les figurines, c’est un processus aussi ancien que l’humanité. Il existe peut-être depuis les grottes de Lascaux, on peut représenter des choses. Et il y a une dimension, il y a des reliefs, il y a des perspectives. Et après, on perfectionne, et ça a une âme. Après, on arrive à faire des objets dans toutes les cultures et sociétés. Ce qui nous intéresse, c’est l’âme. Et c’est l’enfance, aussi.
Après, les formes… Moi j’aime bien être libre. Une fois que j’ai trouvé… c’est difficile de filmer l’individu. C’est très compliqué. On hésite toujours à y aller, ne pas y aller… Mais une fois qu’on trouver une manière de dire qu’on peut, il faut être très libre. Donc j’ai expérimenté avec les figurines, les archives… Et puis je suis un cinéaste, donc j’aime faire la mise en scène, j’aime créer ; je renoue avec les acteurs, les actrices. J’ai fait des fictions au début, et puis j’ai “interrompu“. J’ai fait beaucoup de documentaires, parce que c’était un travail que j’aime appeler “de mémoire“ en films, comme Lanzmann a fait son travail pendant des années, qui était un travail unique. Si c’est trois films, je ferai trois films. Et si après celui-ci je dois en refaire un, j’en referai un. Encore une fois, il faut que la dimension artistique soit dans le film ; sinon, ça ne m’intéresse pas de parler des khmers rouges pour les khmers rouges.
Le format carré fait très humain, en fait. Je voulais vraiment arriver au cadre le plus humain possible. Le comédien qui joue un rôle, il faut vraiment qu’on le regarde. Et puis le pays est joli : les montagne, la verdure… ça fait un peu vacances, aussi…(sourire) Je trouve que le décor doit rester à son niveau, que l’histoire, incarnée ou pas incarnée, doit être le moteur le principal. Il faut qu’elle capte tout notre regard. J’en avais parlé avec le chef-opérateur, on avait réfléchi au format et j’aime bien ce format-là, c’est très humain pour moi.
Mohammad Rasoulof à Cannes expliquait qu’il se passerait bien de la contrainte, mais qu’elle était pour lui une source de créativité. Vous avez choisi une format carré plutôt restrictif. Et cependant, vous y faites exploser la profondeur, la distance, au temps et à l’espace dès le premier plan…
On voit d’immenses portraits Pol Pot, mais on ne le distingue jamais…
Je ne voulais pas qu’on l’incarne ; qu’il soit quelque chose de non défini. À la fois présent dans comme toutes les dictatures — comme dans 1984 : on ne le voit pas, mais il est présent. C’est intéressant de faire un film sur la dictature, mais pas sur les dictateurs lui-même. À part celui de Charlie Chaplin, je connais pas beaucoup de films réussis sur un dictateur. Il faut qu’il soit dans l’homme. C’est difficile de l’incarner. Incarner, ça veut dire être une partie de lui, s’approprier une partie de lui ou lui donner une partie de nous… Je n’ai pas trouvé de meilleure solution que de laisser sa part d’homme et d’image la plus neutre possible (sourire) Qu’il ne soit que idéologique.
Des images d’archives apparaissent régulièrement dans le film, comme des spectres hantant le film et les personnages…
Les fantômes viennent quand vous vous sentez un peu mieux, quand vous avez construit une famille, que vous avez des enfants, peut-être… Là, le passé hante. Et vous ne savez pas comment dire. Mon travail, c’est d’offrir les possibilités de vie ; pouvoir offrir à ces personnes de dialoguer entre elles et les générations suivantes, parce qu’elles ont des enfants.
Dans les trois autres villes où l’on a présenté le film, les Cambodgiens sont venus me dire : « merci pour le film, je ne voulais pas venir, mais ma fille, mon mari m’a dit de venir. Et je respire mieux… » C’est 16 ans de travail pour moi ! Les films, en général, c’est un outil formidable : ça permet aux gens de trouver l’empathie. Le monde n’est pas fini. Il faut écrire encore des poésies, des livres, il faut faire des pièces. Je tiens beaucoup à ça, parce que sinon, je suis quoi ? Un cinéaste “génocide“ ? Un cinéaste “khmers rouges“? Le processus, c’est de devenir cinéaste tout court, pas un cinéaste de machin-truc. Documentaire ou fiction, c’est ce que les gens aiment bien coller aux choses.
Parfois j’utilise exprès même les mêmes images. Parce que j’ai l’impression que vous oubliez mes images. Quand je remets la même image, le même montage de temps en temps ; je prends ce risque, comme ça, peut-être qu’on s’en souviendra… Je tiens beaucoup à cette forme de cinéma — je fais des films, je parle de cinéma. Mais si j’étais peintre, je parlerais de technique de peinture. Il faut que la dimension démiurgique qui appartient à votre langage soit présente. Quand je fais un film, je fais un film. Il y a des sujets de documentaires, mais je fonctionnalise tout le temps. Je choisis quand même de filmer plus près, plus loin. De dos. Dans la nuit ou dans le jour. Donc, c’est la mise en scène. C’est des trucs.
Avec Duch pour Duch le Maître des forges de l’enfer (2011), on avait une pièce comme ça [il délimite un espace réduit, NDR]. Et puis, dedans, comme ça, une distance très courte entre moi et lui, un mec qui est un des plus grands tueurs de notre époque. On était très près. Quand il criait, quand il riait, c’est comme s’il mettait sa bouche près d’un haut-parleur : on sentait des vibrations… Un matin, je suis arrivé, il m’a dit : « Monsieur Rithy — c’était toujours “Monsieur” —, vous auriez pu faire un très bon directeur de S21 » — en gros, vous auriez pu être moi. « Non, chacun à sa place : vous restez à la vôtre ». Ces gens-là sont très forts. En fait, j’ai été son sparring partner pour le procès. La première phrase qu’il dit au procès, c’est exactement celle qu’il dit dans le film. D’ailleurs, le fonctionnaire de la cour m’a dit : « tu l’as bien entraîné ! ». J’ai mis beaucoup de temps pour m’en remettre.
Rendez-vous avec Pol Pot de Rithy Pahn (Fr.-Cam.-Taï.-Qat.-Tur., 1h52) avec Irène Jacob, Grégoire Colin, Cyril Guet… En salle le 5 juin 2024.