Symbole tragique du pire que peut (pouvait ?) commettre l’industrie cinématographique, Maria Schneider fut révélée par un film dont le tournage la traumatisa à vie. Cinquante ans après les faits, Jessica Palud retrace dans “Maria” des bribes de son destin dramatique. Rencontre.
Il y a vingt ans, vous étiez assistante de Bernardo Bertolucci — il s’est depuis passé beaucoup de choses dans l’industrie cinématographique. À l’époque, la figure de Maria Schneider était-elle déjà présente pour vous ?
Jessica Palud : J’ai effectivement commencé à 19 ans, donc j’avais l’âge de Maria Schneider lorsqu’elle a tourné Le Dernier Tango… Et mon premier film comme stagiaire, c’était The Dreamers (2003) de Bernardo Bertolucci. C’était vraiment mon premier film : je lui apportais des plateaux repas de temps en temps, mais j’étais assez loin du plateau et j’étais assez admirative du travail de ce réalisateur : j’étais fascinée d’être sur ce tournage. J’ai entendu parler de l’histoire de Maria et de ce qui s’était passé sur le tournage du Tango, mais avec des versions assez différentes, assez confuses. Et c’est resté en moi.
Je suis ensuite devenue première assistante — assez tôt : j’avais vingt-trois, vingt-quatre ans — sur des plateaux extrêmement masculins. J’étais souvent la plus jeune, il n’y avait pas beaucoup de femmes. En grandissant sur ces tournages, j’ai vu un dysfonctionnement de ce milieu, des humiliations — que ce soit sur des techniciens, des acteurs — ; des manières de se comporter qui n’étaient pas normales.
Ça a traversé ma carrière et quand je suis tombée il y a quatre ans sur le livre de Vanessa Schneider, (la petite cousine de Maria) Tu t’appelais Maria Schneider, j’ai été bouleversée d’en apprendre plus sur Maria et par ce parcours de jeune femme complètement cabossée, humiliée, non respectée, pas écoutée. Parce que c’était dans les années 1970, c’était une jeune femme qui osait dire les choses très frontalement et qui n’était absolument pas du tout entendue. Et ça a fait écho avec tout le parcours que j’ai eu depuis mes 19 ans. J’ai appelé ma productrice, je lui ai tout de suite dit que je voulais en faire un film, changer forcément le point de vue — parce que dans le livre de Vanessa Schneider, c’est le point de vue du témoin familial, de la jeune cousine sur sa grande cousine — ; moi je voulais vraiment faire un film dans le regard de Maria et ne pas le lâcher.
Le film montre que la vie de Maria peut se résumer à une succession d’expériences malheureuses…
Le livre est, je crois, encore plus poussé que mon film. Maria, malheureusement, c’est vraiment un personnage de la tragédie. Elle n’a pas eu tant de choses heureuses, ni même des moments où elle était bien : elle était souvent très malheureuse, abîmée par des choses. C’est une jeune femme qui a tout le temps cherché de l’amour et du respect.
C’est une jeune fille qui a voulu faire du cinéma pour se rapprocher de son père, avec une mère qui n’a pas supporté cette relation — donc il y a des problèmes d’enfance de base, une famille un peu dysfonctionnelle. Sur l’un de ses premiers tournages à 19 ans (mineure parce que la majorité était à 21 ans à l’époque), elle est très très jeune et elle n’est pas respectée, mal regardée et humiliée. Tout ce qu’elle a pu suivre derrière, c’est comme s’il y avait un parcours tragique qui revenait tout le temps. C’est un personnage fragile avec en même temps une force énorme — elle a beaucoup de contradictions. Maria, pour moi, c’est une battante. Elle essaie toujours d’essayer de se relever jusqu’au moment — que je n’ai pas montré — de son cancer des poumon à 58 ans, c’est très jeune.
Tous les gens que j’ai rencontrés m’ont dit qu’elle était vraiment abîmée par le regard : après le Tango elle ne supportait plus le regard des gens. Pourquoi est-elle tombée dans l’héroïne ? Parce que ça anesthésie totalement ; on reçoit beaucoup moins les choses qui se passent en face et finalement on peut les accepter plus facilement. Elle était quand même à 4 grammes d’héroïne par jour, ce qui est énorme !Énorme !.
L’époque n’a-t-elle pas contribué à favoriser le contexte du tournage du Tango ?
L’époque a créé en tout cas un objet-choc, c’est sûr… Mais à partir du moment où on met une jeune femme de 19 ans au sol, qu’on lui enlève son pantalon, qu’on lui met du beurre entre les fesses, qu’on la filme devant le public, que cette jeune femme crie « non », qu’elle pleure vraiment, je ne sais pas si c’est l’époque. Là, je pense que c’est encore autre chose. C’est un dépassement. C’est au-delà de l’époque ; c’est une manière de fonctionner qui n’existe pas.
Contrairement à aujourd’hui, où on ne le permettrait plus…
Heureusement que plein de comédiens n’ont pas vécu ce qu’a vécu Maria — en tous les cas aussi loin. C’est quand même un des exemples qui a été le plus loin ; presque une agression devant le public.
C’est un viol…
Oui, c’est ça. On dit juridiquement qu’un viol est une pénétration… Oui, c’est impossible en 2024 que ça existe, mais c’est vrai que les choses changent quand même très, très récemment. Il y a encore 3-4 ans, quand j’ai monté ce film financièrement, beaucoup de gens disaient que le scénario était très beau, mais qu’on ne pouvait pas raconter cette histoire dans le regard de Maria. On ne pouvait pas toucher à ça. Et on a réussi à le faire. Les regards changent depuis quelques mois, quelques semaines, mais ce n’est pas encore si évident. Il y a quand même des lois, des choses qui sont en train de se mettre en place. C’est extrêmement important de protéger toutes les nouvelles générations qui arrivent dans ce milieu. De se dire que tout n’est pas possible.
Même moi, quand je dirige un acteur, je désire la plus belle des vérités, la plus belle des émotions, Avec Anamaria [Vartolomei, l’interprète de Maria, ndr], on a énormément répété, fait de lectures… Je ne l’ai pas quittée sur le plateau mais j’ai travaillé main dans la main avec elle. Tout ce qu’on allait chercher, on allait le chercher ensemble. Elle était au courant de ce qu’elle était en train de faire. Avec Céleste [Brunnquell, l’interprète de Noor, la compagne de Maria Schneider, ndr], il y a une scène un peu violente ; on l’a créée ensemble. Je ne la trahis pas dans ce que je fais.
Pour moi, la direction d’acteur, c’est passionnant, c’est ce que je préfère… C’est un travail, c’est de la mise en scène ; c’est la réalisation, de diriger ces acteurs. À partir du moment où ça dépasse cela, ça ne doit plus exister. C’est important aujourd’hui que des jeunes gens puissent dire « non » sur un plateau, qu’ils aient des références. Qu’on puisse dire : « ça je ne le ferai pas » ou « si ce n’est pas justifié dans une scène, je ne me mettrai pas seins nus ». Si ça ne raconte rien, on a le droit de dire non.
Au-delà, il y a presque une “masse manquante” : ce qui se passe au-delà du plateau. Récemment, des personnes ont encore été mises en causes pour des agissement hors plateau…
C’est encore d’autres choses… Mon film est vraiment sur le “fonctionnement Bertolucci“ : on ne l’accuse pas de viols en-dehors. C’est vraiment un film sur le dysfonctionnement du métier et comment on détruit totalement une personne. Après, les gens qui ont encore des choses en dehors… Il y a tellement de choses dans #MeToo, il ne faut pas mélanger…
Vous montrez pourtant l’attitude de l’agent, hors plateau, qui est indissociable du parcours de Maria…
Effectivement, ce qui se rejoint, c’est qu’il y a un truc de “tout pouvoir“, que ce soit en dehors ou sur le plateau. On met tellement ces gens sur un piédestal — acteurs ou réalisateurs — que tout ce qui tombe aujourd’hui, j’ai l’impression que tout le métier le savait. C’est ça qui est fou, en fait. Tout le monde savait tout. Et les gens ne disaient rien. Par peur aussi de perdre des gens brillants, peut-être…
Une jeune femme qui a 19 ans, qui accuse un acteur, comment voulez-vous qu’elle soit écoutée ? On n’a pas envie de l’écouter. On n’a pas envie de l’entendre. Personne n’a envie de l’entendre. On a envie de continuer de voir cet acteur dans des films. Et puis, on s’en fout. Je crois que Maria, d’une certaine manière — même si c’est pas la même histoire — ça se rejoint. Finalement, Maria Schneider, on pouvait s’en passer. Ç’aurait pu être une autre. On la met de côté.
J’espère que mon film n’est pas manichéen. L’idée n’était pas de juger ou d’accuser qui que ce soit. Mais j’ai écrit le film il y a quatre ans et il y avait Adèle Haenel qui n’était pas entendue du tout. Tout le monde disait qu’elle était folle ; or c’était une femme humiliée, qui avait besoin de dire ce qu’elle pensait. De ressortir ce qu’elle avait au fond du ventre.
Maria disait d’ailleurs : « je ne conseille ce métier à aucune jeune personne, tellement c’est violent. » Il faut être bien encadré. Peut-être les acteurs sont un peu mieux encadrés aujourd’hui. Ils ont plus les agents : l’agent principal, des agents images, des attachés de presse…
Je crois qu’aujourd’hui, il y a quand même une réelle envie de changer les choses, quand même, pour certaines personnes et de ne pas passer à côté de quelque chose. Le festival de Cannes montre ce film aujourd’hui, malgré les icônes. C’est une image forte que Maria monte les marches. Ça, c’est quand même un léger changement. C’est… utile.
Les icônes en question sont mortes aujourd’hui, cela doit simplifier les choses…
C’est des icônes énormes, hein ! On touche quand même quelque chose d’énorme. De toute façon, on n’aurait pas fait un film sur des gens vivants. Et puis, c’est surtout une histoire unique. C’est un regard inédit, celui de Maria Schneider. Un regard extrêmement fort.
D’un point de vue anecdotique, vous expliquez avoir construit le film sur cette question du regard. Mais avec une comédienne dont les yeux sont “maquillés” grâce des lentilles pour qu’elle puisse ressembler au personnage…
On a fait des essais pour voir si ça lui allait bien (sourire). Elle avait quelque chose de très profond avec ses yeux noirs ; c’est une vraie transformation. Après, on avait des choses très réelles sur les coupes de cheveux — c’est vraiment les bonnes coupes de cheveux de Maria, à chaque époque. On a fait ces essais de lentilles, plusieurs couleurs (marron foncé, plus noir etc.) Ce sont des lentilles de cinéma, très pro. Ça change vraiment la couleur. C’était tout d’un coup un nouveau personnage. Peut-être que ça l’a aidée, à se libérer d’elle et à se transformer totalement — il faudrait lui demander. Ça a été un très gros travail de préparation pour moi aussi. Je crois que je me suis autant mise dans la peau de Maria qu’elle.
Maria de Jessica Palud (Fr, 1h42) avec Anamaria Vartolomei, Matt Dillon, Yvan Attal, Marie Gillain, Céleste Brunnquell, Giuseppe Maggio, Stanislas Merhar… En salle le 19 juin 2024.