Un polar gaiement rural, une chronique d’un Paris méridional et une lutte pour la forêt tropicale sont à l’affiche de cette semaine cinématographique. Entre autres…
Miséricorde de Alain Guiraudie
À l’occasion des funérailles de son ancien patron boulanger, Jérémie est de retour dans le petit village cévenol de Saint-Martial. Hébergé par la veuve du défunt, il se confronte à Vincent, leur fils, avec lequel il a un ancien passif. Après la brusque disparition de Vincent, le jeune boulanger prolonge son séjour au grand étonnement des villageois, des gendarmes, d’un curé amateur de champignons ainsi que d’un voisin vieux garçon que Jérémie aimerait bien mettre dans son lit…
Faux film fantastique où le personnage principal semble irrésistiblement bloqué dans le village de son forfait ; intrigue policière tordue — dont on connait d’emblée le coupable mais où le dénouement déjoue toutes les attentes et les canons moraux — ; drame social où le sempiternel risque de désertification des campagnes est contrecarré par un probable exode urbain ; romance contrariée par la violence et la non réciprocité des sentiments ; tragédie funèbre crucifiée par un burlesque totalement inattendu… Par pur esprit de provocation, Miséricorde semble chercher à dynamiter tous les genres ou les registres auxquels on pourrait le rattacher. L’idée de jouer sur les apparences fait évidemment écho à la situation de Jérémie, devant dissimuler ses amours et deuils, errant comme une boule de flipper entre trois ou quatre lieux. Des intérieurs ruraux austères, des coins à champignons, des sentes nocturnes et vallonées…
Sacristie !
Ce retour à la nature, à une certaine rugosité également, convient mieux à Guiraudie dont la précédente réalisation, Viens je t’emmène (2020), s’égarait dans des intrications d’histoires boiteuses en mêlant, de façon peu heureuse, l’intime et le politique, de surcroît dans un contexte urbain — certes, Clermont-Ferrand n’est pas New York, mais il offre un décor très éloigné de ses causses cévenols familiers.
Côté interprète, le cinéaste pratique encore une forme de contre-pied en s’attachant les services de visages familiers (Catherine Frot ou David Ayala) et en ajoutant d’autres inhabituels de ce côté de la caméra tel son confrère Jean-Baptiste Durand (Chien de la casse), loin de démériter, particulièrement inquiétant d’ambiguïté. Mais celui qui remporte tous les suffrages, c’est Jacques Develay alias l’abbé Grisolle, l’authentique deus ex machina de l’intrigue. Sa prestation, qui ne passera pas inaperçue, est totalement imprévisible… et ce alors que le titre du film nous prépare à une issue “spirituelle”. Les voies du seigneur sont décidément bien impénétrables…
Miséricorde de Alain Guiraudie (Fr.-Esp.-Port., avec avert. 1h43) avec Félix Kysyl, Catherine Frot, Jean-Baptiste Durand… En salle le 16 octobre 2024.
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Barbès, Little Algérie de Hassan Guerrar
Patron d’une petite boîte d’informatique tout juste installé à Montmartre, Malek se trouve interrompu en pleine ascension par le confinement. Dans un Paris claquemuré, il ne trouve qu’à Barbès des commerces pour le dépanner. C’est pour lui l’occasion de renouer avec une communauté qu’il avait sans doute un peu laissée de côté, ayant coupé quasiment tous les ponts avec sa famille. Celle-ci se rappelle au même moment à son bon souvenir en la personne de son neveu Riyad qui profite de la pandémie pour s’installer chez lui. D’abord réticent, le célibataire endurci Malek apprend à apprécier le jeune homme…
Parcours peu banal que celui de Hassan Guerrar, charismatique attaché de presse du cinéma français passant ici derrière la caméra. Un type de mouvement qu’on n’avait guère vu depuis la Nouvelle Vague autorisant une relative plasticité entre les métiers : Chabrol ou Tavernier ont ainsi exercé cette profession, la cumulant parfois avec leur activité de critique. Depuis longtemps démangé par le désir de se raconter par le cinéma, Guerrar le fait indirectement à travers la chronique d’un quartier et de sa population. L’époque du récit a son importance : la période COVID, qui par ses effets a significativement perturbé l’ordre établi de la société, et créé les conditions propices à des rapprochements insoupçonnés.
Ici et là
C’est le confinement, l’isolement contraint et l’introspection en découlant qui poussent inconsciemment Malek à se rapprocher de ses racines. Comme une enclave hors du temps, Barbès et ses habitants lui permettent de restaurer cette authenticité qu’il avait dû refouler jadis par nécessité. Si le portrait collectif est truculent, rappelant le réalisme poétique d’avant-guerre ou les quartiers marseillais de Guédiguian, il n’est pas exempt d’un regard critique sur les hiatus générationnels — notamment la fin de l’autorité inconditionnelle des aînés, ceux-ci étant pas mal désacralisés par leurs cadets. De même aborde-t-il les tabous agitant la société : la situation des binationaux, des sans papiers, l’homosexualité, la pratique de l’islam… Et fait de son personnage un vecteur de tous les dialogues, y compris œcuménique, en le propulsant bénévole dans une association d’entraide alimentaire œuvrant dans une église.
Comme tous les premiers films, Barbès, Little Algérie veut raconter beaucoup. Si la sincérité du propos ne saurait être remise en cause, l’intrigue principale reliant Malek à son neveu Riyad paraît un peu anecdotique voire convenue — y compris dans ses développements dramatiques — par comparaison avec le kaléidoscope humain déployé par ailleurs. Car dès lors que Malek est à Barbès, la vie et les histoires surgissent à tous les coins de rues, il n’a plus qu’à collecter pour nous faire voyager.
Barbès, Little Algérie de Hassan Guerrar (Fr., 1h33) avec Sofiane Zermani, Khalil Gharbia, Khaled Benaissa… En salle le 16 octobre 2024.
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Sauvages de Claude Barras
Kéria vit à Bornéo avec son père où celui-ci est employé dans une exploitation de palmiers à huile. Son quotidien est chamboulé le jour où elle recueille un bébé orang-outang orphelin et doit accueillir son cousin Selaï issu des peuples vivant dans la forêt tropicale. Kéria refuse ce “sauvage” dont la présence lui rappelle que par sa mère, elle-même est à moitié de son sang. Selaï lui deviendra pourtant indispensable lorsqu’ils devront partir à la recherche de petit orang-outang, enfui dans la forêt…
Rebondir (ou poursuivre) après le succès indiscuté du multi-primé Ma vie de courgette (2015) relevait de la gageure. Claude Barras a pris son temps mais n’a pas perdu son âme pour ce conte très contemporain mêlant récit initiatique personnel et propos politique marqué. Bien sûr, le discours n’a rien de bien neuf (hélas) quant à l’éternelle dénonciation des entreprises agro-prédatrices ravageant les ultimes territoires naturels (dits “sauvages”) au mépris des peuples indigènes comme des écosystèmes garants du macro équilibre planétaire — ou du moins ce qu’il en reste. On notera en revanche que ce qui ce joue ici pour Bornéo peut s’appliquer au Brésil comme dans une zone humide d’Europe convoitée par un projet industriel soudainement considéré “d’intérêt national”.
Le film dont vous être le héros ?
Outre leur singularité morphologique — on n’est pas dans l’uniformisation physique de l’animation US —, les personnages tranchent par un caractère inhabituel pour de l’animation jeune public puisque l’héroïne Kéria apparaît comme franchement antipathique, préférant un bébé animal à son cousin. Mais ne renvoie-t-elle pas un reflet assez conforme aux spectateurs occidentaux ? Il en va de même pour son père, rongé par son ambivalence intime : à la fois fidèle à son épouse défunte et employé de la compagnie qui dévaste son territoire. Ne se trouve-t-il pas dans la position intermédiaire de pas mal d’adultes de la génération X ou Y, tétanisés entre les révolutionnaires d’en haut (les baby boomers) et ceux d’en bas (la génération Z) forcé de reprendre le flambeau de la lutte… avant que tout ne soit cramé ?
Si Sauvages ne ménage pas forcément les susceptibilités, il invite, au-delà de sa position de spectateur, à s’interroger sur sa situation de citoyen dans la société. Parce qu’après le mot fin, un conte n’est jamais totalement achevé dans l’esprit de celui qui l’a écouté.
Sauvages de Claude Barras (Bel.-Fr.-Sui., 1h27) avec les voix de Babette De Coster, Martin Verset, Laetitia Dosch, Benoît Poelvoorde… En salle le 16 octobre 2024.