Pour Fabienne Godet, Salif Cissé endosse le rôle d’un imitateur jouant au 🔗répondeur humain afin de soulager un écrivain au bout du rouleau. Conversation en deux temps aux Rencontres du Sud et aux Rencontres de Gérardmer avec la cinéaste et son interprète.

Quel est le point de départ du film ?
Fabienne Godet : Le livre du même titre de Luc Blanvillain, Le Répondeur, que mon producteur avait trouvé super. Il ne savait pas qui le réaliserait, il me l’a fait lire et j’ai trouvé le sujet super intéressant — le pitch est vraiment drôle parce qu’on part sur un vaudeville. L’idée de me confronter à une comédie, à quelque chose qui allait être plus un feelgood movie, m’intéressait. En même temps, tout en abordant le sujet de manière plus légère je restais sur des thématiques qui me sont proches : la notion de rencontre — et comment une rencontre peut bouleverser une vie
Baptiste a des allures de Cyrano de Bergerac, évidemment, et presque d’Amélie Poulain dans son côté « j’améliore la vie des autres » de manière très discrète…
FG : Alors, en fait, Cyrano, ça ne m’est pas venu tout de suite. C’est vraiment un truc auquel je n’avais pas du tout pensé. J’ai conscientisé ça en janvier, après [le Festival de, NDR] l’Alpe d’Huez. J’en n’avais absolument pas conscience et je serais curieuse de demander à l’auteur si, justement, lui l’avait en tête. Quand on s’en est parlé avec mon monteur, on s’est dit : « mais oui, c’est bien sûr, c’est Cyrano de Bergerac ! ». C’était comme si c’était tellement évident qu’on ne le voyait pas.
Et Amélie Poulain, j’avoue que je ne me souvenais plus, mais c’est tout à fait l’idée : Baptiste par le portable va réinventer la vie de Chozène pour le meilleur.
Salif. en incarnant Baptiste, était-ce un défi ou bien plaisant d’incarner avec Baptiste ce type de personnage dont Karim Leklou cette année a fait l’éloge en recevant son César — à savoir un vrai « gentil » ?
Salif Cissé : Je ne sais pas trop, comment dire… Ça a été un défi. Je pense qu’il y en avait plusieurs, que j’avais peut-être sous-estimés. En tant qu’acteur, je n’ai pas le don de l’imitation. Donc, j’ai dû travailler avec mes armes : l’incarnation, être dans l’observation de l’autre, regarder des choses chez les personnages que je devais donner l’impression d’imiter — c’est un travail similaire entre l’acteur et l’imitateur.
Chanter en donnant l’impression d’être quelqu’un d’autre, c’est quelque chose que je n’avais jamais fait. Le plus dur, c’était de faire complètement confiance et de se projeter dans le résultat qui pourrait être celui qu’on attendait. Pour beaucoup de scènes, il n’y a que Fabienne qui pouvait le savoir. Elle me dirigeait comme elle aurait dirigé un imitateur en disant : « Là, tu y es, là tu y es moins. » Et moi, je devais faire confiance — parce que dans ces cas-là, on ne peut pas se faire confiance à soi-même.
Mais je ne dirais pas forcément que Baptiste est un personnage de gentil : il a une fourberie que j’aimais beaucoup. Après À l’abordage, j’ai un peu déploré qu’on ne me propose toujours que des gentils. Karim est un acteur gentil et il aime bien incarner des gentils ; moi, j’avoue que j’aime bien incarner toutes sortes de personnages. J’étais content de lire ce scénario parce que justement, je trouvais qu’il y avait une part non pas sombre, mais un peu étrange, mystérieuse chez ce personnage, que je ne saisis pas tellement. Comme Kylian Mbappé : il a un truc, on ne sait jamais trop qui il est, ni comment le prendre (sourire). Baptiste a un peu de ça et en même temps pour moi, ce n’est pas forcément le gentil.
Baptiste n’est-il pas le maître le jeu, au fond ? Il a un pouvoir de manipulateur, sans être pervers…
SC : C’est un peu un monsieur loyal. Il y a plusieurs phases dans le rôle de Baptiste et clairement un moment où il faut qu’il se prenne au jeu pour que ce soit jouissif pour les spectateurs. J’appelle ces films-là les « et si ? ». Et si j’avais le pouvoir de me mettre à la place de quelqu’un, qu’est-ce que je ferais ? Peut-être que d’autres acteurs l’auraient fait de manière un peu plus perverse ou pernicieuse. Je ne voulais pas que cela le soit et je pense que Fabienne non plus. Je trouvais ça marrant d’être dans cette dichotomie : on a un pouvoir, mais on ne l’utilise pas forcément pour faire du mal.
Ce pouvoir l’amène aussi à créer des problèmes ; c’est ce qui va servir et à la comédie, à la narration ; parfois un peu au drame aussi. C’est la différence fondamentale avec une intelligence artificielle, qui est incapable d’être créative. Elles recrachent ce qu’elles apprennent, mais elles ne peuvent pas créer. Il y aurait eu moins de ressorts de narration, parce qu’il y aurait eu moins de problèmes avec une IA.
Techniquement, comment avez-vous fait pour jouer en sachant qu’il y aurait des voix posées par-dessus la vôtre ?
SC : Là, justement, c’est tout le contraire de la technique. C’est de la croyance — comme les. enfants qui jouent à chat sont persuadés qu’ils sont vraiment le chat quand on les touche. Ce à quoi je m’accrochais, c’est à cette capacité qu’on a tous d’imaginer d’être quelqu’un qu’on n’est pas…
Dans le film, le personnage de Fanny joué par Manon Clavel dit à un moment : « Mais attends, qu’est-ce que tu fais ? Tu réponds comme si t’étais son père. » Et Baptiste dit : « Mais c’est moi son père en ce moment. » Il le dit avec une conviction qui, je pense, s’approche de la mienne quand j’essaie de me mettre à la place de Denis en Pierre Chozène. Il y a, je pense, quelque chose de cet ordre-là. Toutes les fois où j’y ai moins cru, je pense que ça a moins bien marché.
N’est-ce pas le propre d’un acteur, d’incarner un personnage ?
SC : Beaucoup d’acteurs vous répondront autre chose. Moi, je ne sais pas si forcément, incarner est la seule façon d’interpréter un personnage. Je pense qu’on met toujours de soi. En tout cas, dans ma vision de l’actorat, c’est ce qui me plaît le plus : quand des comédiens parlent d’eux-mêmes sans vraiment utiliser les mots qu’ils utiliseraient. Et parfois, d’avoir accès à cette humanité qu’on nous offre (ou pas) et qu’on a réussi à attraper. C’est ce qui me touche le plus chez un acteur ou une actrice.
On dit souvent qu’un acteur existe dans le regard ou dans le désir des metteurs en scène et des cinéastes. Est-ce que ce désir, cette confiance, aide à croire en son personnage ?

SC : Quand on reçoit un casting ou un texte, on a un avis sur comment on aimerait le jouer ; comment on aimerait qu’il le soit. Parfois, il y a rencontre, parfois, non. C’est toujours intéressant quand il y a rencontre, quand on est à peu près d’accord et raccord sur la manière dont on voit un personnage. Je pense que c’est assez dangereux pour un acteur de toujours façonner son désir de jeu par rapport à l’autre. Même si — on le dit de manière pas absolue — on n’existe que dans le désir du metteur en scène, il faut d’abord avoir le désir de jouer les personnages et de les jouer pour soi avant que potentiellement ça ne rencontre quelqu’un. Dans toutes les tentatives que j’ai faites pour avoir un rôle, si je ne l’ai pas eu, c’est qu’on n’était pas raccord — et ce n’est pas grave.
Fort heureusement pour moi, on a été d’accord avec Fabienne et on s’est compris. On s’est compris sans se comprendre. Il y avait quelque chose d’assez évident. On vous le dit souvent quand vous ratez le plan de casting ou quand vous ne travaillez pas : « si tu ne sens pas la chose sur le moment, c’est que ça n’existe pas. » On n’a pas envie de croire à ça parce qu’on se dit : « Quand même, j’ai bien envie d’espérer un petit peu. » Mais c’est vrai, c’est automatique : on se sent bien même avec les mots, même à la lecture, il y a quelque chose d’assez surnaturel. La première fois que j’ai lu ce scénario, les dialogues sortaient tout seuls. J’avais envie de les lire à haute voix plutôt que dans ma tête. C’est toujours un bon signe. Après, s’il y a rencontre ou pas, on ne sait pas.
Potentiellement, si j’ai ce rôle, je vais pouvoir faire ma passion pendant au moins 30 jours. Donc, je vais être content. Mais là, on est face à des problèmes. Comment on va arriver au résultat, de la voix, d’y croire moi-même, de ne pas flancher etc. ? Franchement, c’est vraiment des problématiques qu’on ne peut pas régler soi-même. Vient le moment de discussion avec Fabienne ; comment elle compte faire, qu’est-ce qu’on recherche. Est-ce que les petites inspirations que j’ai sont en accord avec ce qu’elle a pensé ? C’est clair qu’il y a des interrogations.
Personnellement, ça m’a fait autant peur que ça m’a réjoui, excité, galvanisé. Et ça, en général, c’est un très bon signe. On a envie de se frotter en tant que comédien à des rôles difficiles. Je ne savais pas du tout où on allait. Je ne savais pas du tout si j’étais capable mais c’est le cas pour quasiment tous les rôles.
Comment avez-vous obtenu l’effet des voix imitées ?
FG : On a travaillé avec trois imitateurs : Michaël Gregorio, Fabien Le Castel et Eklips. Tout le travail pour Salif a été d’aller vers la voix de Denis et de s’en approcher le plus possible. Et de travailler l’intonation, la voix, la manière dont il parle, etc. À un moment donné, quand la monteuse-son écoutait les deux voix, elle me disait : « mais je ne sais plus si c’est Denis ou Salif qui parle ! » Parce que Salif était vraiment approché très, très, très, près de sa voix. Après, c’est Denis qui, du coup, en post-synchro, devait s’approcher de Salif. Chacun a vraiment fait un chemin de l’un vers l’autre.
Ensuite, les monteurs-son ont mélangé les deux voix de manière manuelle, artisanale : on était parfois à la lettre près, notamment toutes les consonnes, les P et les B… On faisait plein d’essais : est-ce qu’on commence d’abord par le P de Denis, le P de Salif ? Ça a été un travail de dentelle ; ce qui fait que la voix n’appartient ni à Denis ni à Salif : elle appartient aux deux. Parce qu’ils vont vraiment travailler à se rejoindre en fait, pour que ça fonctionne. Au générique, d’habitude, on met toujours « image » et « son ». Et là, j’ai mis d’abord le son. Parce que pour moi, le son est premier dans ce film
Le travail du chant, ça a été encore autre chose. Un travail de dingue d’abord pour Salif parce que c’est d’abord lui qui porte la scène : quand il joue Baptiste, il est Baptiste. Et la même journée, je lui demande de jouer la scène et de répondre comme le ferait Chozène : hop, il doit tout de suite changer de personnage, et ainsi de suite. C’est une gymnastique dont il pourrait parler plus que moi.
SC : Et pour les chanteurs, on ne pouvait pas faire la même chose ; on a utilisé une technique différente. On a pris les voix des imitateurs des chanteurs qu’on a fait enregistrer tous les morceaux chantés du film et moi, j’ai dû apprendre toutes les chansons et la façon dont ils les faisaient, au souffle près, pour pouvoir le refaire sur scène. Mais ce n’est pas un travail de playback ; j’ai dû rechanter exactement comme eux pour qu’après, on puisse faire ce travail de mélange — moins subtil que ce qui s’est passé sur Chozène, je pense.
FG : Et en même temps, puisque Salif chante vraiment sur scène, on a été chercher toutes les respirations, tous les bruits de bouche et parfois des syllabes. Ce qui fait que, quand on connaît bien la voix de Salif, on entend dans le live une lettre de sa voix. Et puis, il y avait tout le travail du corps. Que ce soit Fabien Le Castel ou Eklips, qui imite les rappeurs, il y a eu en amour avec Salif tout en travail autour de la la gestuelle puisqu’on sait que l’imitation se joue sur la voix, mais aussi beaucoup sur le corps.
Aviez-vous déjà chanté en public auparavant ?
SC : À part jouer, rien de ce que je fais dans le film, je ne l’avais fait autre part. Quand on est acteur, tout ce qui est talent additionnel, est utile ou sera utile à un moment de notre carrière. C’est ce que disait Michaël Gregorio : « là, tout ce que tu sais faire, on va en avoir besoin. » Heureusement, je savais chanter donc il me poussait un peu dans mes retranchements — c’est un chanteur merveilleux, au-delà d’être un imitateur exceptionnel. Il me coachait vocalement sur tous les sons. Et moi, je lui disais : « Je m’en fous d’être aussi juste que toi ou un chanteur. — Non : quand on a l’habitude de voir des gens chanter, on remarque si c’est aigu ou grave ; on le perçoit par le visage, la posture. Donc, on a besoin que tu chantes vraiment comme si tu devais présenter ce travail avant un public. »
FG : Le pari était risqué. Michael, que j’avais rencontré premier, m’avait dit : « Si ça, ça ne marche pas, ton film il est fichu. » Il y avait un peu d’inconscience de ma part — je ne me rendais pas complètement compte de ce qu’il me disait, parce que j’avais confiance — mais je savais en même temps que ça allait demander beaucoup de travail en post-prod. Mais que la matière première, c’était quand même le tournage ; donc, beaucoup, beaucoup de choses reposaient sur les épaules de Salif.
Toutes ces chansons reprises ont-elles eu un impact sur le budget du film ?
FG : Ça coûte… mais j’avoue que j’en sais trop rien. Le seul truc que je n’ai pas pu faire pour des raisons de budget, c’est la sonnerie de Podalydès : Stayin’ Alive, parce que j’adore. Quand j’avais 14 ans, le premier 33 tours que m’a offert ma mère, que j’ai toujours, c’est les Bee Gees, Sayin’ Alive, Saturday’s Night Fever. Et en plus, j’avais suivi un stage d’une journée de secourisme — quand on fait les massages cardiaques, c’est Stayin’ Alive qu’on utilise pour les BPM. Dans les essais de montage qu’on faisait, je trouvais ça super ! Ce qui était marrant, c’est que cette musique que j’adorais, à la fin, je ne pouvais plus la voir.
Mais bref, ça coûtait une blinde et on était en 🔗“Annexe 3”, donc avec peu d’argent. On m’a dit : « ben, tu es mignonne, mais il va falloir trouver autre chose, ça va pas le faire ». En même temps, j’avais envie de quelque chose qui soit un peu décalé par rapport au personnage de Chozène : il est assez fantaisiste quand même, il a des baskets blanches avec un super costume taillé ; c’est une espèce de mélange entre la jeunesse qu’il n’arrive pas à quitter et puis son âge. C’était drôle, cette chanson…

Les toiles pour lesquelles Baptiste pose sont-elles originales, faites pour le film ?
FG : Oui. Elles ont été faites par des amis, on a travaillé ensemble sur le type de peinture je souhaitais. Ils sont peintres, ils ont une centaine de tableaux chez eux, mais n’exportent pas — pourquoi ? Je ne sais pas. On a créé les toiles vraiment à partir du tableau de 🔗l’Allégorie de la Simulation. Là aussi, c’était un choix par rapport à ce que ça raconte : avec le mensonge, avec le masque et l’idée de faire poser un homme ; en tout cas, de jouer sur le mélange des genres. Et ces toiles sont à vendre, si vous souhaitez en acheter (rires)

Le Répondeur de Fabienne Godet (Fr, 1h42) avec Salif Cissé, Denis Podalydès, Aure Atika, Clara Bretheau… En salle le 4 juin 2025.