Une femme insensible et égoïste, une autrice de romans d’espionnage, trois générations de paysans, un pianiste brésilien disparu, un couple yéménite sur les écrans cette semaine. Entre autres…
La Zone d’intérêt de Johnathan Glazer
La vie quotidienne à Auschwitz, côté “administration“, à l’intérieur de la coquette demeure de Rudolph Höss, le commandant du camp ; dans le jardin que son épouse Hedwig entretient avec amour, où leurs enfants s’ébattent. Indifférents à ce qui se passe de l’autre côté du mur, ils se félicitent de leur ascension sociale favorisée par le Reich…
Longtemps la question de la représentation des camps de la mort à l’écran aura été disputée et discutée. Si le documentaire va tenter d’en cerner les contours par la trace, l’évocation et le témoignage dès Nuit et brouillard (1956), puis avec la somme Shoah (1985), la fiction achoppera souvent. Kapò (1960), avec son « travelling-affaire-de-morale » sera le symbole de cette difficulté de donner à voir l’indicible ; Jerry Lewis quant à lui laissera inachevé son The Day the Clown Cried (1972). Il faudra attendra La Liste de Schindler (1993), puis La Vie est belle (1997), Amen (2002) ou Le Fils de Saul (2015) pour que des mises en images plus ou moins elliptiques de l’horreur concentrationnaire arrivent sur les écrans. Mais aussi pour qu’elles ne soient pas rejetées par principe.
Il faut dire qu’il n’y a pas trop intérêt à déconsidérer les bonnes volontés du 7e Art, alors que le négationnisme et le révisionnisme prospèrent sur la disparition des survivants et sur la douloureuse rareté d’images d’archives documentant le quotidien des camps. Aujourd’hui, chaque film traitant du sujet, fût-ce maladroitement, agit comme une piqûre de rappel à destination des mémoires oublieuses.
Hors la vie
Point de faux-pas dans La Zone d’intérêt ; une extrême justesse au contraire dans la tentative de restituer le désir petit-bourgeois de “normalité” éprouvée par Hedwig Höss, capable faire abstraction de l’innommable se déroulant au-delà de son jardin, où fleurissent ses roses et ses arbres fruitiers. Il ne s’agit pas pour autant d’un déni, mais bien d’une acceptation de la déshumanisation en cours : les dignitaires vivent dans leur vase clos, le regard préservé des hideurs concentrationnaires travaillant à l’effacement d’êtres par milliers. Restent les bruits, omniprésents, qui activent un hors champ terrifiant contrastant avec l’image de “famille idéale“. Une carte postale à la teinte légèrement passée rappelant les tirages Agfacolor d’époque, qui renforce le malaise et l’impression “d’y être” — en épousant le mauvais côté, celui des tortionnaires.
C’est ce même sentiment que l’on éprouve à la lecture La Mort et mon métier où Robert Merle raconte (à la première personne) le parcours d’un décalque de Höss. Notons que dans le film de Glazer, cet homme de pouvoir passe au second plan — doublement en retrait de la “zone d’intérêt“, donc — derrière l’ambition de son épouse intriguant sans cesse auprès de sa hiérarchie pour conserver et sa maison, et ses privilèges. Sandra Hüller campe cette reine du logis effrayante de mesquineries et de banalité. Étrange année pour la comédienne, qui aura brillé avec personnages trouble et ambigus.
Un ultime mot pour saluer le génie de l’affichiste qui a su, par un aplat noir, faire hurler le néant tout en obligeant l’œil à l’affronter.
La Zone d’intérêt de Jonathan Glazer (É.-U., G.-B., Pol, 1h45) avec Christian Friedel, Sandra Hüller, Johann Karthaus…
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Argylle de Matthew Vaughn
Autrice d’une série de romans d’espionnage à succès, la tranquille Elly Conway rencontre dans un train Aidan, un authentique agent. La sauvant d’un enlèvement, celui-ci lui enseigne que sa prose intéresse les services du monde entier. D’abord incrédule, Elly va comprendre que ce qu’elle écrit n’est pas le fruit de sa simple inspiration… et apprendre à se méfier de tout le monde — y compris d’elle-même…
Sans nul doute la sucrerie de la semaine, mais rehaussée de saveurs explosives comme Matthew Vaughn a l’habitude d’en concocter depuis Layer Cake et surtout la trilogie Kingsman qui a sérieusement (au sens propre) rafraîchi le concept de spoof movie d’espionnage. En évitant d’une part de sombrer dans l’auto-parodie stérile et le bon mot frelaté ; d’autre part en s’attaquant avec rigueur à la question de la mise en scène, tout particulièrement pour les scènes d’action. Si les Bond demeurent des maîtres-étalons, titillés par la franchise M:I dans le registre spectaculaire — en mode “concours de mâles alpha” —, les films de Vaughn s’appuient sur une réflexion sur le mouvement et la chorégraphie de la violence pour en renouveler la figuration, au-delà des scènes de combat au sens strict.
Espion(ne), lève-toi
La bande-annonce d’Argylle (en fait, ne regardez jamais les bandes-annonces) laisse supposer qu’il pourrait s’agir d’une manière de version 2.0 du Magnifique, le chef-d’œuvre de Philippe de Broca,, où se confondraient dans un même cosmos cinématographique un auteur casanier et les personnages issus de son imaginaire — ces derniers évoluant, bien sûr, dans des univers aux antipodes du quotidien du plumitif. Si l’intrigue semble de prime abord se conformer à ce postulat, elle oblique assez vite vers une mise en abyme plus profonde, renvoyant à l’ontologie du roman d’espionnage classique. Où les questions du masque et de l’identité sont intimement liées, et où les coups de théâtre renversent les perspectives.
Bien que conventionnels dans ce registre, les retournements sont ici adroitement menés ; ils se placent de surcroit au service d’un propos théorique enivrant : le réel inspire-t-il la fiction ou bien est-ce la fiction qui modèle le monde réel ? Dans cet enchâssement, une innocente note des Beatles peut prendre une résonance insoupçonnée. Inattendue est également le choix de Bryce Dallas Howard et Sam Rockwell en têtes d’affiche, reléguant Henry Cavill et John Cena aux troisièmes couteaux, si ce n’est aux utilités. Cela fait sans nul doute partie d’une stratégie de Vaughn visant à dynamiter les codes. Le résultat loin d’être de la poudre aux yeux.
Argylle de Matthew Vaughn (G.-B., 2h19) avec Bryce Dallas Howard, Henry Cavill, Sam Rockwell, Brian Cranston…
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La Ferme des Bertrand de Gilles Perret
C’est lorsqu’il affine patiemment ses sujets et s’en tient à la pratique d’un cinéma en circuit ultra court que Gilles Perret signe ses meilleurs films (Walter, retour en résistance, Les Jours heureux, La Sociale…). Dans une autre vie, le Savoyard aurait sans doute excellé en mettant de telles qualités au service d’une fruitière ; il a heureusement préféré les bobines aux meules.
Entre l’album de famille et la chronique par strates temporelles, La Ferme des Bertrand tient d’une forme de miracle. S’intéressant ici à ses voisins immédiats (trois générations d’agriculteurs — les Bertrand, donc), Perret fait résonner trois sources documentaires pour raconter, à travers leur exemple, l’évolution du monde paysan depuis un demi-siècle. Tout commence par un reportage de Marcel Trillat tourné en 1972 au même endroit, quand lesdits frères dirigeaient l’’exploitation, révélant autant la rudesse du métier que la clairvoyance des paysans. En 1999, Perret consacre son premier film Trois frères pour une vie, à la transmission de la ferme à leur neveu ; un quart de siècle plus tard, il reprend ces deux matériaux et y ajoute des images d’aujourd’hui.
Il y a évidemment quelque chose de bouleversant à contempler ainsi l’entreprise du temps : de film en film, on dénombre les disparus et les deuils à surmonter. L’on retrouve aussi les survivants, chenus et courbés, ressemblant à la description des vieux dans La Montagne de Jean Ferrat. Les générations sont passées, les techniques ont évolué, la mécanisation est arrivée mais l’attachement à la terre ou aux bêtes n’a pas diminué. Ce sont en définitive les mêmes forçats qui arrachent une survie aux flancs de la montagne, et qui font perdurer « la ferme des Bertrand » en dépit… de tout.
On notera d’ailleurs, parmi la foule d’informations qu’il délivre sur la vie du monde paysan, le documentaire fait mention d’une “anecdote“ intéressante : le fait que pendant des années, des agriculteurs ont a leur insu cotisé à la FNSEA. L’affaire a donné lieu à un procès, se soldant au terme d’une longue procédure par une relaxe au grand dam des organisations syndicales parties civiles.
La Ferme des Bertrand documentairede Gilles Perret (Fr., 1h 29)
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They Shot The Piano Player de Fernando Trueba & Javier Mariscal
Qu’est-il arrivé à Francisco Tenório Jr ? Disparu en 1976 à Buenos Aires dans les prémices du coup d’État argentin, le sort de ce pianiste et compositeur brésilien n’a jamais été éclairci. Un journaliste new-yorkais féru de musique raconte l’enquête qu’il a menée de nos jours auprès des proches de Tenório — dont de nombreuses gloires de la bossa nova — pour retracer le parcours d’un génie au destin avorté…
Déjà ensemble à la manœuvre pour un film d’animation de fiction mêlant politique, histoire et musique (Chico & Rita, 2011), Trueba et Mariscal rassemblent à nouveau leurs forces, au service cette fois d’un documentaire. Au-delà de l’indéniable parti-pris esthétique et de l’ambiance visuelle créée en écho à l’univers musical évoqué par le récit, cette démarche offre d’indéniables avantages pratiques ou… éthiques.
Traitant d’une disparition, They Shot The Piano Player doit en effet se coltiner la question de l’absence de représentation visuelle. Non seulement parce qu’il n’existe pas à ce jour d’images d’époque de l’enlèvement de Tenório, mais aussi car certains témoins n’ont pas souhaité s’exposer frontalement à la caméra. Le médium de l’animation et le style adopté — une sorte de ligne claire mâtinée de fauvisme — autorisent en outre un décalage à la réalité, une possibilité d’interprétation ou d’incertitude… tout en conservant une forme unifiée. Au son d’être dépositaire de “l’authenticité“ : par la musique, bien sûr, mais aussi par les interviewes collectées — on mettra évidemment à part les personnages faisant office de passeurs, pris en charge par des comédiens tels que Jeff Goldblum.
Cénotaphe cinématographique pour un musicien martyr, They Shot The Piano Player aura-t-il la même incidence sur sa notoriété que Sugar Man pour Sixto Rodriguez ou Buena Vista Social Club pour Compay Segundo et consorts ? Permettra-t-il d’élucider totalement sa mort ? On le souhaite ardemment.
They Shot The Piano Player de Fernando Trueba & Javier Mariscal (Esp., Fr., Port. Pér., P.-B., 1h43) avec les voix (v.o.) de Jeff Goldblum, Roberta Wallach, Tony Ramos…
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Les Lueurs d’Aden de Amer Gamal
Il se dit des Lueurs d’Aden qu’il est le premier film yéménite sortant sur les écrans français. On ignore s’il a eu l’heur d’être projeté dans les salles à Aden (y a-t-il encore des salles de cinéma à Aden ?), mais ce qu’il ose montrer de la réalité du pays s’avère édifiant.
On suit les infortunes d’une famille moyenne de la capitale confrontées aux aléas du quotidien. Ahmed, jadis employé à la télévision, s’est reconverti chauffeur car il n’était plus payé ; Isra’a, son épouse, découvre qu’elle est enceinte de leur quatrième enfant. Pris à la gorge, car ils doivent déjà payer les frais de scolarité des aînés et déménager, ils se résolvent à interrompre la grossesse, en s’appuyant sur une lecture favorable des textes religieux. Mais trouveront-ils une praticienne pour effectuer l’acte médical ?
En un film, Amr Gamal synthétise donc une quantité stupéfiante de problématiques : guerre civile, crise économique, État laminé, pression de la religion, morale élastique de certains personnels hospitaliers — capable de s’assouplir avec quelques liasses… Optant pour une esthétique sobre “à l’iranienne“ (pour contourner les incursions inquisitrices sur son tournage ?), Gamal flirte ostensiblement par moments avec le documentaire, lorsqu’il pose sa caméra en pleine rue. La fenêtre qu’il ouvre ici sur cette partie du monde ne doit pas se refermer.
Les Lueurs d’Aden de Amr Gamal (Yem., Soud., Ar.-Sao., 1h31) avec Khaled Hamdan, Abeer Mohammed, Samah Alamrani…