Deux incursions dans la pègre mexicaine se toisent sur les écrans cette semaine. Entre autres…
Emilia Pérez de Jacques Audiard
Trois ans après l’insuccès du pourtant splendide Les Olympiades — une vision sensuelle d’un quartier de Paris et de ses habitants sans lien aucun avec les Jeux obnubilant l’été actuel — Jacques Audiard tourne une nouvelle fois la page. Autre film, autre style, autre ambiance, autre continent, autre langue… Adepte des virages esthétiques et narratifs à 180°, le cinéaste demeure néanmoins fidèle à ses équipes techniques comme à ses coauteurs (Thomas Bidegain et Léa Mysius) pour ce mélodrame noir et musical. Une hybridation des genres d’autant plus féconde qu’elle respecte chacun de ceux qu’elle convoque, aucun ne prenant jamais l’ascendant sur les autres : les parties chantées-dansées ont leur place mais le show ne dévore pas l’intensité dramatique laquelle n’étouffe pas l’intrigue socio-criminelle.
Mexico, de nos jours. Avocate brillante mais frustrée par les tâches ingrates que son patron lui octroie, Rita accepte la proposition confidentielle du redouté chef de cartel Manitas : l’aider à “disparaître” en effectuant une transition de genre. Contre une forte rétribution, Rita trouve le chirurgien idoine, organise l’exfiltration en Suisse de l’épouse et des enfants de Manitas (ignorant tout du projet) et se charge des formalités. Des années plus tard à Londres, Rita est abordée par une certaine Emilia Pérez en qui elle reconnaît Manitas. Celle-ci lui demande une ultime faveur : l’aider à rapatrier ses enfants au Mexique…
Ch-ch-changes
« Il faut que tout change pour que rien ne change ». La récente disparition d’Alain Delon a remis en mémoire la phrase-clef du Guépard, qu’Audiard pourrait sans hésitation reprendre à son compte. Ici comme comme à son habitude, le cinéaste a en effet fait germer une histoire à partir de presque rien. Ou plutôt, en brodant sur un matériau préexistant dont il ne reste qu’une silhouette — en l’occurrence, le roman Écoute de Boris Razon, source d’inspiration initiale transmutée par mille variations. Racontant l’histoire d’un personnage souhaitant procéder à une modification radicale de sa personne et de sa personnalité, Emilia Pérez est d’un certain point de vue un manifeste autant qu’une mise en abyme du changement.
Et changer, c’est aussi dézinguer les stéréotypes qui voudraient qu’une comédie musicale hispanophone se pare d’outrances chamarrés, d’extravagances vocales ou d’un déferlement de fanfreluches sulpiciennes — coucou, Almodóvar. En adéquation avec son sujet, Audiard privilégie des ballets sobres dans des décors clairs-obscurs et un mezzo-voce rappelant le désir de Manitas de se faire oublier pour mieux renaître/revivre sous sa nouvelle identité. Pas de sensationnalisme non plus sur la métamorphose d’Emilia, montrée comme un acte désormais ordinaire, voire banal.
Refusant sur-sacraliser la performance du musical comme le changement de genre, le cinéaste ancre un peu plus son histoire dans le réel et le contemporain. Au reste, les arcs secondaires renvoient autant à des problématiques intimes (jalousie, infidélité conjugale, rivalité parentale…) qu’aux blessures endémiques de la société mexicaine (les corps des victimes des cartels rendus par les repentis à leurs familles, la corruption des élites) ou à des questions universelles (sororité, besoin de rédemption, nécessité de réussir quand on est issu d’une modeste extraction…)
Sans doute parce qu’il privilégie le tableau — l’ensemble — au portrait malgré son titre “singulier” Emilia Pérez a vu ses comédiennes couronnées d’un Prix d’interprétation collectif à Cannes sur l’air du E pluribus unum. Certes, le partage est patent à l’écran, mais n’est-ce pas le but de toute distribution que de parvenir à l’osmose entre ses interprètes ? La récompense groupée ressemble surtout à une décision politique du jury évitant au palmarès d’être instrumentalisé parce qu’il n’aurait célébré “que” la prestation de Karla Sofía Gascón ou a contrario celle de Zoe Saldana. Bah, peu importe : l’essentiel reste que le film est réussi.
Emilia Pérez de Jacques Audiard (Fr.-Mex.-É—U., avec avert. 2h10) avec Zoe Saldana, Karla Sofía Gascón, Selena Gomez, Adriana Paz, Édgar Ramirez…
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Hijo de Sicario de Astrid Rondero & Fernanda Valadez
Membre d’un cartel mexicain pour lequel il officie en tant que tueur, Josué “El Ocho“ est exécuté. Promis au même sort, son très jeune fils Sujo doit la vie à l’intervention de Nemesia, sa tante un peu sorcière qui le recueille et l’élève à l’écart du village. Ses seules fréquentations sont alors la nature ainsi qu’une amie proche de sa tante, Rosalia, mère de Jai et Jeremy. Les années passant, Sujo va peu à peu se rapprocher du funeste milieu ayant causé la perte de son géniteur…
À la lisière du naturalisme et du fantastique — pas loin du réalisme magique, donc — Hijo de Sicario est le roman initiatique de Sujo. Et l’histoire de son affranchissement : comment il va échapper à la spirale des déterminismes familial, social, régional en rencontrant différentes personnes, chacune constituant une époque de sa jeune existence… et un chapitre du film. Toutes n’exercent pas une influence totalement bénéfique, mais elles dessinent successivement le tracé de son existence.
Deux-trois femmes fortes
Astrid Rondero & Fernanda Valadez adaptent le récit à l’évolution de leur petit protagoniste, à sa hauteur également. Le début paraît presque lacunaire, abstrait, peu bavard : l’empreinte visuelle, l’onirisme et les ressentis prennent le pas sur le rationnel — les rêves prémonitoires de Nemesia font alors loi. Les cinéastes en profitent pour accorder de longs plans aux paysages ainsi qu’à la lune, veilleuse aux allures de divinité tutélaire. Si à l’adolescence, cette ambiance bucolique de conte poétique s’estompe au profit de tentations plus terrestres venues, Sujo échappera à ces fascinations viriles grâce (de nouveau) à l’intervention d’un référent féminin fort et respecté — le fait que deux réalisatrices signent ce film n’est sans doute pas anodin.
Notons pour finir que si le contexte, l’époque et le pays diffèrent radicalement, l’itinéraire de Sujo rappelle celui du petit Gavino dans Padre Padrone (1977) des Taviani : son salut vient de l’étude des lettres et des mots, à mille lieues de son milieu mortifères.
Hijo de Sicario (Sujo) de Astrid Rondero & Fernanda Valadez (Mex.-É.—U.-Fr., 2h) avec Juan Jesús Varela, Yadira Pérez, Karla Garrido… En salle le 21 août 2024.