Cette semaine cinématographique voit double avec deux films de procès de comédiens-réalisateurs, du bilinguisme et un second opus burtonien. Entre autres…
Langue étrangère de Claire Burger
Venue de Strasbourg, Fanny débarque à Leipzig avec ses 17 ans et son introversion pour un séjour linguistique chez une amie de sa mère ayant une fille de son âge, Lena. Mais sur place, la jeune Française découvre qu’elle n’est pas la bienvenue : Lena, plus mûre et très engagée, ne désirait pas de correspondante. Afin de pouvoir rester malgré tout, Fanny s’ouvre à Lena de ses difficultés personnelles en France; Peu à peu, une amitié se scelle ; des confidences s’échangent. Et même davantage.
« On n’est pas sérieux quand on a dix-sept ans » clamait Rimbaud dans Roman, poème décrivant avec une acuité folle (démentant son titre et la jeunesse de l’auteur) l’ignitabilité adolescente ; cet âge où les élans du cœur l’emportent sur la pensée raisonnable. Il n’y a sans doute pas de hasard si Fanny et Leon traversent ce moment rimbaldien fondateur, propice aux actes impulsifs qu’on croit définitifs. Un temps où les bêtises ont la naïveté de l’enfance mais exposent aux conséquences de l’âge adulte.
Impressionnant film sur la gestion du non-dit et le surplus de paroles, Langue étrangère vas’engager par le silence et l’incommunicabilité : Fanny, fille d’interprètes vivant dans une capitale frontalière polyglotte, arrive dans un pays dont elle maîtrise mal la langue pour se heurter au refus d’échanger de Lena — qui, elle, parle couramment français mais use d’une interface numérique pour converser. Son trouble se devine dès les première images, dans le flou cotonneux de la gare où elle progresse à tâtons. Quelques secondes suffisent ici au chef-opérateur Julien Poupard — dont travail stupéfiant a déjà été remarqué chez Louis Garrel ou Ladj Ly — pour donner à partager, sans le verbaliser, le ressenti de Fanny. Au commencement n’est donc pas le verbe, mais il prendra toute sa place par la suite.
Comme elle respire
Davantage qu’un récit initiatique —“coming of age“ — ou qu’un marqueur des différences entre deux cultures mitoyennes façon Karambolage, Langue étrangère révèle a contrario des points de convergence entre Fanny et Lena, chacune en situation de fragilité relative. Si Fanny se confie beaucoup (voire trop volontiers) sur son harcèlement scolaire, l’existence d’une demi-sœur black block dont elle recherche les traces, Lena possède de son côté une famille disloquée, une mère alcoolique ainsi qu’un grand-père ostlagique et réactionnaire… Autant de fractures mutuelles permettant aux deux jeunes femmes de se rapprocher ; autant de manières d’aborder la chose politique également, d’hier ou d’aujourd’hui. D’ailleurs, les villes choisies, Leipzig et Strasbourg, sont éminemment liées à la Guerre et à l’Europe. Et les lieux où l’action se déroule accentuent cette charge symbolique : cours d’Histoire au lycée, parlement européen etc. Là où se transmet le passé et là où se construit le futur essentiellement par la parole. D’où l’importance de se bien comprendre en dépit de l’obstacle de la langue, source de méprise — ne dit-on pas « traduttore, traditore » ?
Cette bonne compréhension est aussi affaire de transparence. Or, la voix de Fanny est tôt suspectée de manquer de franchise : mensonges véniels de l’adolescence ou mythomanie, la distance qu’elle crée avec la réalité lui sert de refuge autant que de passerelle avec le monde extérieur. Il lui faudra pour s’en libérer “prendre langue” de manière plus physique avec Lena. La polysémie est une bien belle choses !
En toile de fond de cette relation évolutive — glissant de la cordiale l’hostilité à l’intimité — entre les deux correspondantes, Claire Burger cerne également avec justesse l’épouvantable déliquescence d’un merveilleux concept : l’amitié franco-allemande. Ou comment l’on a dévitalisé à petit feu le socle de la construction européenne en sacrifiant les budgets affectés à l’enseignement de l’allemand et échanges linguistiques. Entre les deux pays, la différence de niveau parle d’elle-même ; sans mentir, elle n’est pas à l’avantage des lycéens hexagonaux. Nul besoin d’être grand clerc pour en imaginer les conséquences : le risque, en se parlant moins, de ne plus s’entendre…
Langue étrangère de Claire Burger (Fr.-All.-Bel, 1h41) avec Lilith Grasmug, Josefa Heinsius, Chiara Mastroianni, Nina Hoss, Jalal Altawil… En salle le 11 septembre 2024.
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Le Procès du chien de & avec Laetitia Dosch
Abonnée aux causes perdues, une jeune avocate a promis à son patron de gagner sa prochaine affaire. Hélas, quand se présente le cas de Cosmos, un chien d’assistance accusé d’avoir défiguré une femme, elle ne peut résister et se jette dans la bataille. Pis que tout, elle obtient que le “suspect“ soit jugé comme un prévenu humain devant un tribunal. Et crée malgré elle un phénomène de société autour du toutou…
Bien que l’affiche épouse les codes traditionnels de la “comédie française” avec sa dominante bleue, son éventail de bouilles hilares et la pose saugrenue du héros canin, Le Procès du chien n’a pas grand chose à voir avec une grosse farce hexagonale. Pas seulement parce que le film se situe en Suisse — décor dont “l’exotisme” a séduit la cinéaste — mais aussi car il évoque à bien des égards le registre des classiques à l’américaine de Capra ou de Cukor. Ceux où la situation peut osciller entre le burlesque et l’absurde mais qui reposent sur un solide substrat de justice sociale. “L’affaire Cosmos” déborde en effet du prétoire et devient un enjeu civilisationnel : derrière l’incongruité apparente du procès, ce sont les questions du spécisme, de la marginalité — le propriétaire du chien est un exclus , de l’éducation et de la possibilité (nécessité) d’une seconde chance, y compris pour les quadrupèdes, qui sont ici abordées.
Stratégie de niche
Au-delà de Cosmos, Avril — le personnage campé par Laetitia Dosch, donc — renvoie à ces figures d’héroïnes combinant fragilité et indépendance dont Katharine Hepburn, Claudette Colbert ou Carole Lombard ont su imposer la présence à Hollywood il y a presque un siècle. Ne dissimulant pas les doutes qui la dévorent au moment de plaider (le gag récurent sur sa voix qui monte dans les aigus parlera à tout le monde), Avril surmonte les obstacles mue par ses convictions, de la même manière qu’elle tente de porter secours à son petit voisin maltraité — las, les bonnes intentions ne suffisent pas toujours. En affirmant le droit pour les autres, elle s’affirme elle-même en restant fidèle à son intégrité.
Un poil punk, un tantinet rom-com, versant par instant une larme dramatique, Le Procès du chien se révèle une fable complexe et désespérément réaliste sur notre société aux abois — si l’on ose…
Le Procès du chien de & avec Laetitia Dosch (Fr., 1h20) avec également François Damiens, Pierre Deladonchamps, Jean-Pascal Zadi… En salle le 11 septembre 2024.
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Beetlejuice Beetlejuice de Tim Burton
Trente-cinq ans après avoir subi l’envahissante présence de Beetlejuice, la famille Deetz (ou ce qu’il en reste) est de retour dans sa “maison hanté“. Lydia, devenue mère d’une ado rebelle prénommée Astrid, traîne sa dépression alourdie par la perte de son mari et de son père. Elle va pourtant requérir les services de Beetlejuice lorsque sa fille ouvre par mégarde la porte de l’au-delà. Services loin d’être gratuits…
N’en déplaise aux aficionados (aux idolâtres ?) de Tim Burton, cette suite paresseuse aurait pu rester dans les limbes. Sans être franchement déshonorante, elle n’apporte aucune plus-value à l’histoire initiale ni à la gloire du cinéaste qui semble revisiter ici avec mollesse ou distraction son univers passé, se satisfaisant d’incorporer ses nouveaux interprètes favoris — Jenna Ortega et Monica Bellucci — en guise de mise à jour. Scénario rachitique, enjeux éculés, effets spéciaux numériques moches, séquences trop longues (pourquoi cet interminable finale musical ?), dénouement bâclé répondant à une mise en place laborieuse… Seul le personnage (dés)incarné par Michael Keaton offre du dynamisme à chacune de ses apparitions en mode Looney Tunes ; hélas, elles sont beaucoup trop rares. Dispensable.
Beetlejuice Beetlejuice deTim Burton (É.-U., 1h44) avec Michael Keaton, Jenna Ortega, Winona Ryder… En salle le 11 septembre 2024.
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Le Fil de & avec Daniel Auteuil
Alors qu’il a renoncé depuis belle lurette aux dossiers criminels, un prestigieux avocat accepte un soir pour dépanner sa compagne et associée d’assister un client comme commis d’office. Touché par l’affaire (un père de famille méritant accusé du meurtre de son épouse alcoolique), l’avocat accepte d’assurer la défense aux assises du prévenu. Quitte parfois à flirter avec les règles. À ce jeu, il ne sera pas le plus fort…
Qu’on aurait aimé aimer ce film ! Ne serait-ce que pour rendre hommage à l’auteur du livre dont il est adapté, l’avocat Jean-Yves Moyart (Maître Mô), ou pour ses estimables interprètes Grégory Gadebois et Sidse Babett Knudsen… Oui, mais voilà : tout l’intérêt du Fil repose malheureusement sur sa fin — qu’on ne dévoilera évidemment pas ici, même si le titre contribue au divulgâchage. La question de la culpabilité (et de la cohérence avec le verdict) pèse plus lourd que le reste du film, où l’enquête, l’instruction, le procès mais aussi des portraits psychologiques assez affûtés se succèdent. Sans doute que quelques coupes — davantage que les “coupettes” si chères à Maître Mô — eussent été profitables pour accentuer la tension et ne pas dilapider de bonnes intuitions en cours de route.
Parmi celles-ci, citons le choix de Gaëtan Roussel, authentique “gueule de cinéma“ parfaitement inquiétant et crédible en tenancier de troquet. Autant qu’Auteuil en défenseur. D’ailleurs, prendrait-il goût à la robe ? S’il campe ici à nouveau un avocat, son personnage se situe aux antipodes de celui qu’il tenait dans Un silence de Joachim Lafosse. Le contexte, lui, demeure tout aussi dramatique — heureusement que Podalydès lui a offert entre les deux une fantaisie bienvenue avec La Petite Vadrouille !
Le Fil de & avec Daniel Auteuil (Fr., 1h55) avec également Grégory Gadebois, Sidse Babett Knudsen, Alice Balaïdi, Gaëtan Roussel… En salle le 11 septembre 2024.