Un policier infiltré dans un gang, un charbonnier moral, trois pieds nickelés de la cambriole et deux fois Julia Piaton se retrouvent au cinéma cette semaine. Entre autres…
Little Jaffna de & avec Lawrence Valin
Policier français d’origine tamoule, Michael Beaulieu est chargé d’une mission d’infiltration au sein d’un gang pratiquant l’extorsion de fonds auprès de sa communauté à Paris afin de financer les Tigres, une organisation indépendantiste tamoule du Sri Lanka. S’il parvient à gagner la confiance des chefs du mouvement, sa position l’expose à des risques et à une surveillance accrus…

Dès la première séquence de son premier long métrage, 🔗Lawrence Valin donne le ton avec une course-poursuite trépidante parmi les étals d’une fête traditionnelle. Rythme frénétique, couleurs diaprées et saturées comme si l’image cherchait en sus nous faire ressentir la chaleur épicée se dégageant des stands alimentaire, son film nous transporte ailleurs. Mais cet ailleurs n’a rien de folklorique ni de pittoresque, il est une composante de l’ici, porteur donc de cette idée d’une double culture : dans le décor parisien, la diaspora tamoule s’est créée une enclave. Et le personnage infiltré de Michael en est le cicérone.
Double je
Dévoilant une communauté peu connue et peu visible dans le cinéma occidental (exception faite du Dheepan de Jacques Audiard évidemment), Little Jaffna tire avec intelligence parti de la situation historico-politique du Sri Lanka pour asseoir sa trame de polar — virant volontiers au thriller. Si l’enquête met au jour les réseaux d’approvisionnement économique de la mafia tamoule, ainsi que la destination des fonds collectés pour l’armée indépendantiste du Sri Lanka, elle n’a rien d’une opération routinière, exigeant un investissement corps et biens du policier, bousculant sa propre identité.
On n’est pas loin de penser que cette immersion totale résonne avec celle de Lawrence Valin : lui aussi a dû, pour les besoins du film et du rôle, puiser dans ses origines et sa double culture afin de parvenir à cette synthèse adroite souscrivant aux codes attendus par le public européen… sans pour autant rebuter les spectateurs accoutumés aux canons du cinéma tamoul. Interrogeant en permanence ce qui fait appartenance à une tradition (manger avec des couverts versus avec ses doigts trahit par exemple pour les Tamouls un renoncement à ses racines), Little Jaffna joue au point de vue formel sur les deux tableaux, entre tentation de l’extraversion spectaculaire et réserve intimiste. Preuve que le compromis (ou l’hybridation) est toujours possible et source de créativité.

Little Jaffna de & avec Lawrence Valin (Fr., 1h40) avec également Kawsie Chandra, Puviraj Raveendran, Vela Ramamoorthy… En salle le 30 avril 2025.
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Tu ne mentiras point de Tim Mielants
L’Irlande, au milieu des années 1980. Alors que la crise et la misère frappent le pays, Bill Furlong s’en sort vaille que vaille avec sa petite entreprise de charbonnier. Il compte parmi ses clients le couvent local, institution riche, puissante et crainte dans la région. Mais lorsqu’il découvre à l’occasion d’une livraison qu’une pensionnaire a été sciemment abandonnée en plein hiver dans la réserve à charbon en guise de punition, la vérité de ce lieu lui apparaît. Et un cas de conscience commence à le hanter…

Abrupt et sans fioritures, Tu ne mentiras point exsude à chaque plan cette misère froide et poisseuse qui imprègne les corps de ce village qu’on croirait figé dans les années 1950, voire — s’il n’ y avait pas quelques timides marqueurs de modernité — au XIXe siècle. L’activité qu’exerce Bill Furlong semble surannée tant elle évoque l’époque de la machine à vapeur, dont ce satané charbon permit l’essor. Ce parallélisme entre archaïsme énergétique et obscurantisme moral n’est sans doute pas anodin : le poids des traditions pèse sur la petite communauté terrorisée par le pouvoir spirituel exercé par les sœurs du couvent. Exerçant une autorité morale “de droit divin”, elles président aussi aux destinées des familles en éduquant les élèves méritantes ou distribuant, selon leur bon vouloir, quelques subsides issus de leur caisse rebondie aux nécessiteux.
Couvent odieux
La face sombre que Furlong découvre et contre laquelle il va se dresser, tout chrétien qu’il soit, en tant qu’homme, mari et père, rappellera l’histoire racontée dans The Magdalene Sister. Lion d’Or à Venise en 2002, ce film traitait déjà de la réclusion de jeunes femmes placées de force par leur famille dans des couvents en Irlande, le plus souvent parce qu’elles étaient enceintes et que leurs proches désiraient éviter que le voisinage jase — s’assurer d’une bonne réputation de façade et abandonner sa fille à une vie de pénitence, d’humiliation et de servitude, voilà qui traduit une curieuse interprétation du message d’amour prôné par les Évangiles…
Dans le rôle du bon apôtre, seul contre tous à avoir conservé son intégrité et le sens de la charité, Furlong agit selon sa conscience à l’instar le marin du poème 🔗Les Pauvres Gens de Victor Hugo — dont Guédiguian s’était inspiré pour Les Neiges du Kilimandjaro.
Pour Cilian Murphy, acteur irlandais ayant fait preuve d’’engagement par le passé quant à l’histoire de son pays (voir sa participation à Le Vent se lève de Ken Loach, Palme d’Or en 2006), endosser ce rôle — de surcroît après celui d’Oppenheimer qui lui a valu sa reconnaissance internationale — équivaut à un nouvel acte militant. Comme une incitation à mettre davantage en lumière le passé (récent) honteux pour mieux l’affronter et, peut-être, le réparer. Sa prestation de bon samaritain ne doit pas faire oublier celle de son antagoniste, la mère supérieure campée par une inquiétante Emily Watson : comme dans les James Bond, il faut que le méchant soit bon pour que le film le soit.

Tu ne mentiras point (Small Things Like These) de Tim Mielants (Irl., 1h38) avec Cillian Murphy, Emily Watson, Eileen Walsh, Michelle Fairley… En salle le 30 avril 2025.
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Une pointe d’amour de Maël Piriou
Avocate se sachant condamnée à brève échéance par la maladie, Mélanie a décidé de s’offrir un voyage dans une maison close spécialisée en Espagne. Elle oblige davantage qu’elle ne convainc son meilleur ami Benjamin, lui aussi en fauteuil, de l’accompagner. Et recrute pour les conduire à bon port le très ronchon Lucas, un de ses clients à peine sorti de prison, dont elle doit plaider le dossier…

Adaptation de Hasta la Vista (2011), film belge flamand — comme son nom ne l’indique guère — de Geoffrey Enthoven, Une pointe d’amour en est davantage une relecture qu’un remake puisqu’il se resserre sur trois personnages au lieu d’embarquer un groupe de copains en goguette. Il laisse également affleurer une intrigue sentimentale qui si elle semble de prime abord cousue de fil blanc, s’étoffe grâce à de nombreux changements de cap — à l’instar de l’expédition ne cessant de différer le moment d’arriver au terme du voyage.
Pudeur des sentiments
Cette trajectoire en zigzag vers l’Espagne retarde l’échéance mais renforce la promiscuité-proximité entre Mélanie et Benjamin (ainsi que Lucas, par la force des choses) à l’intérieur de leur van hors d’âge. Et leur offre les occasions de se livrer, voire de se délivrer de leurs secrets intimes ou désirs refoulés. À ce petit jeu de séduction rentrée et confessions muettes, Maël Piriou se montre plutôt habile en mêlant sensualité des frôlements et pudeur extrême. Sa distribution épouse à merveille cette ambivalence : Grégory Gadebois en aidant soupe au lait et introverti colle à l’emploi ; quant à Julia Piaton et Quentin Dolmaire, ils forment non pas un couple de cinéma, mais un couple crédible.
Au-delà de leur romance à vitesse réduite, Une pointe d’amour pose en parallèle ce sujet de l’assistance sexuelle des personnes en situation de handicap — à la base de tout, il y a tout de même ce voyage en Espagne pour que Mélanie et Benjamin puissent bénéficier d’une première relation charnelle — qui n’est pas légalement reconnue en France puisqu’assimilée à de la prostitution. La question avait déjà été posée à l’écran il y a un quart de siècle (!) par Jean-Pierre Sinapi dans Nationale 7 (2000) ; force est de constater qu’il faudra encore beaucoup de films pour que cette problématique soit considérée sans être remise aux calendes grecques.

Une pointe d’amour de Maël Piriou (Fr., 1h24) avec Julia Piaton, Grégory Gadebois, Quentin Dolmaire, Florence Viala, Louis Meignan… En salle le 30 avril 2025.
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Les Règles de l’art de Dominique Baumard
Le hasard place sur le même chemin Éric, un receleur hâbleur et Yonathan, un expert en montres de luxe. Vivant d’escroqueries en entourloupes, le premier tire le diable par la queue quand le second végète dans un confort routinier. Embobiné par Éric, Yonathan commet un “coup” facile qui lui donne le goût vénéneux de la transgression. Les choses se compliquent quand Jo, un cambrioleur travaillant avec Éric, dérobe cinq toiles de maître au Musée d’Art Moderne de Paris pour satisfaire une demande d’Éric. Yonathan se retrouve dans un grand bain où il n’a pas vraiment pied…

Ce qui ressemble à une comédie à l’italienne des années 1960 (Sordi, Mastroianni et Gassman ou Tognazzi au générique), voire britannique des 1990’s (avec Hugh Grant, Alan Rickman et Pete Postlethwaite ou Robert Carlyle et Bill Nighy) repose pourtant sur une histoire authentique et bien française de 2010. À peine romancé pour les besoins de la cause cinématographique, le vol (puis la disparition) de cinq toiles du Musée d’Art moderne de la Ville de Paris est en effet l’œuvre de trois “artistes” amateurs dans ce registre de cambriole. Entre l’audace — ou l’inconséquence — du geste et le fait que le butin n’ait jamais été retrouvé, il y avait de quoi raconter cet enchaînement calamiteux de circonstances.
Images piquées et piqué de l’image
Étrangement, Dominique Baumard ne tire son récit ni vers le polar ni vers la comédie. Bonne intuition : il signe ici un exercice de style hybride cherchant à retranscrire l’effet produit par Éric sur Yonathan : cette étrange séduction tournant à l’emprise. L’escroc s’impose à ses interlocuteurs par son bagout, les hypnotise par des spirales de mots faisant vibrer la corde sensible autant que sa suractivité. La paire Sofiane Zermani/Melvil Poupaud, forme un duo impeccable pour cet intrigant rapport entre un prédateur et sa proie consentante.
Puisque l’on parle de style, évoquons le travail remarquable de l’image — mais doit-on s’étonner lorsque l’on sait que le chef-opérateur Julien Poupard est à la manœuvre ? D’une beauté picturale sur les plans de nuit (il y a une ambiance à la Van Gogh dans les extérieurs de la séquence du braquage), la photo fait écho à la gamme chromatique des toiles disparues : leur absence se trouve ainsi ironiquement suggérée à chaque instant ou presque à l’écran. Et comment ne pas être fasciné par cette composition impressionniste devant cette devanture de café ruisselante de buée lors du face à face final entre Éric et Yonathan ? La forme du film a su se hisser à la hauteur du fond ; il manque toutefois une étincelle de rythme pour faire des Règles de l’art une pièce de musée.

Les Règles de l’art de Dominique Baumard (Fr., 1h34) avec Melvil Poupaud, Sofiane Zermani, Julia Piaton, Steve Tientcheu… En salle le 30 avril 2025.