Une équipée sauvage de motards, une flopée de nouvelles émotions et une actrice sacrifiée s’acheminent sur les écrans cette semaine. Entre autres…
The Bikeriders de Jeff Nichols
Chicago, années 1960. Jeune photographe, Danny se greffe à un club de motards, les Vandals, fondé par le charismatique Johnny. Il entreprend d’en documenter l’histoire, ajoutant à ses images des interviewes. Donc celle de Kathy, une jeune femme décidée qui partage la vie de Benny, le premier lieutenant de Johnny. Une existence trépidante, aux limites de la loi, mais pas sans risques…
Portraitiste d’une Amérique “périphérique“ (paradoxalement, du point de vue géographique, plus centrale et profonde que celle vivant sur les côtes Est et Ouest), Jeff Nichols opte ici de surcroît pour une de ses fractions marginales en dépeignant les bandes de motards prospérant à partir de la fin des années 1950, à la lisière de la délinquance organisée. Son approche est elle-même doublement périphérique puisqu’il fait raconter l’épopée des Vandals par deux “pièces“ rapportées : la voix féminine d’une compagne d’un des membres du club et le regard du photographe — Danny Lyon, ayant réellement effectué ce travail de sociologue-mémorialiste.
Quand le moteur fait vroum
The Bikeriders ressuscite cette image de l’Amérique jeune et rebelle, idéalisée par Kazan ou Ray ; romantisée par le tube pop The Leader of the Pack des Shangri-Las, mais avec la couche de patine graisseuse qui lui donne le cachet de l’authenticité. Juste retour des choses puisque le personnage de Johnny — que campe avec une logique rugueuse Tom Hardy — a conçu l’idée des Vandals après avoir été fasciné par la vision de The Wild One (1953) de László Benedek, mené par son Brando tout de cuir noir vêtu.
Entre western moderne et drame shakespearien, cette épopée raconte aussi un basculement d’époque pouvant rappeler le Scorsese des Affranchis ou le Coppola du Parrain : quand le vieux chef voit son empire contesté par une nouvelle génération plus ambitieuse et moins respectueuse des règles prévalant jusqu’alors — déglinguée par la drogue et le Vietnam également. Le crime organisé liquide l’héritage en éliminant les membres fondateurs ainsi que leur encombrant “code d’honneur“. Adieu les bastons pour la beauté du geste ; bonjour le cimetière. Sic transit gloria mundi.
Il y a néanmoins dans cette évocation d’un passé brutal une forme de nostalgie pour l’Amérique indomptée et de sauvage, attachée à son destrier de fer. Celle qui se rêve encore dans les pionniers et les cow-boys mutiques eastwoodiens auxquels le longiligne Austin Butler renvoie de toute sa blondeur. Archange à pétrolette, il reste toutefois un protagoniste secondaire de The Bikeriders : Jodie Comer impose ici plus encore que chez Ridley Scott sa présence, pour ne pas dire son autorité, dans le rôle central. Le vrai moteur du film n’est pas celui que l’on pense.
The Bikeriders de Jeff Nichols (É.-U., 1h56) avec Austin Butler, Jodie Comer, Tom Hardy, Michael Shannon… En salle le 19 juin 2024.
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Vice-Versa 2 de Kelsey Mann
La petite Riley a grandi : la voici aux portes de la puberté. Au quartier général de ses émotions intérieures, c’est le chamboule-tout, avec l’irruption de nouvelles expressions typiquement adolescentes. Anxiété, Ennui, Embarras et Envie doivent en effet cohabiter avec les précédentes “locataires” et s’entendre pour aider Riley à franchir un cap difficile, à l’occasion d’un stage de hockey décidant de son avenir relationnel au lycée…
Poursuivre sans trahir. Vice-Versa (2015) compte au nombre de ces pépites du studio Pixar qu’on n’aurait voulu en aucun cas abîmées par une de ces suites inutiles se bornant à capitaliser sur un univers préfabriqué sans apporter de réelle plus-value narrative. Peut-être parce que, derrière ses personnages aux couleurs pop saturées évoluant dans un monde parallèle au nôtre, il invite comme Toy Story, Monstres & Cie ou Ratatouille à une forme d’introspection universelle. Quand les Disney “ordinaires” créent des univers uniformément adoucis et infantilisants, où tout n’est que féérie chantée, les Pixar tentent a contrario de faire resurgir une part d’enfance enfouie au plus intime de chacun pour la faire coexister avec le réel.
La Maison de Riley
Sensible aux étapes-charnières de la vie, et peu importe si cela concerne des tabous, Pixar avait déjà (avec talent) abordé l’épineuse question de la puberté dans Alerte rouge (2022) de Domee Shi — dont la sortie fut hélas compromise par la pandémie. Vice-Versa 2 le complète sans être redondant, ni brûler toutes ses cartouches : il s’abstient de corréler passage de l’enfance à l’âge adulte et questions sentimentales. S’apparentant à un teen movie (et presque à un high school movie), Vice-Versa 2 convoque les codes du genre en animant une sororité trop cool de hockeyeuse (reconnaissable à sa mèche rouge) dont Riley veut faire partie, des épreuves à surmonter pour y accéder.
Alors que l’on s’attendrait à de la duplicité et à des rivalités mesquines émanant des copines de Riley, les relations conflictuelles se délocalisent dans Riley. Les sentiments mènent leur querelle interne, peinent à lui composer une stabilité de caractère avec l’arrivée de nouvelles nuances. L’enjeu, la quête, consiste à lui construire une “estime de soi” à partir de ses expériences… ce qui inclut ses doutes et ses échecs. En apparence emballé de bienveillance, Vice-Versa 2 met en lumière la violence des chamboulements intérieurs inhérents à l’adolescence… autant qu’aux souvenirs refoulés.
Ces territoires secrets de la personnalité abritent la mémoire d’événements honteux ou des passions considérées comme indignes de son âge, telles la préservation de ses idoles de la petite enfance. Avec une savante dose de malice, les scénaristes en profitent pour effectuer un savoureux double tacle à La Maison de Mickey et Dora l’Exploratrice, à travers une parodie des programmes (bêtifiants) pour tout-petits, permettant quelques prouesses graphiques en mêlant à nouveau les styles.
Et puis, parce qu’il faut toujours finir par une note sucrée, on se réjouira de retrouver un caméo de l’inusable scie du précédant opus, ce modèle du genre qu’est la fausse pub pour TripleDent. On a hâte de la retrouver dans de futures aventures en compagnie celle qui fait ici ses première apparitions, Nostalgie. Elle a du potentiel…
Vice-Versa 2 de Kelsey Mann (É.-U., 1h36) avec les voix (v.o./v.f.) de Amy Poehler/Charlotte Le Bon, Kensington Tallmann/Jaynelia Coadou, Maya Hawke/Dorothée Pousséo… En salle le 19 juin 2024.
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Maria de Jessica Palud
Fin des années 1960. Fille naturelle du comédien Daniel Gélin qu’elle ne rencontre réellement qu’à l’âge de 16 ans en cachette de sa mère, Maria Schneider décide de se lancer dans le 7e Art. En 1972, Bernardo Bertolucci lui offre un premier rôle face à Marlon Brando. Ce qui semble une opportunité extraordinaire se transforme en cauchemar sur le tournage. Et en un traumatisme qui va consumer jusqu’à sa vie…
Volontiers auto-réflexif, le cinéma ne craint jamais d’affronter son passé peu glorieux… surtout si c’est par le truchement d’un film — « c’est aussi une industrie », soulignait Malraux. Du Harlow (1965) de Gordon Douglas consacré au destin de la “bombe platine“ à She Said (2022) de Maria Shrader centré sur l’émergence du mouvement #MeToo, les productions ne manquent pas pour critiquer à retard les méfaits des temps jadis. Le 7e Art français commence à explorer sa mauvaise conscience, après avoir refoulé ou minoré pendant un demi-siècle l’agression de Maria Schneider.
Pas vraiment biopic mais quand même très (trop) linéaire, Maria sélectionne des instantanés de l’existence d’une jeune femme enchaînant des déconvenues, des trahisons professionnelles, des blessures psychologiques ou organiques. Une suite de séquences sombres, où le tournage du Dernier Tango… intervient comme un déclencheur puisque le “terrain” est fragile, faisant état d’une considération paradoxale des acteurs : surreprésentés en tant que produits d’appel, invisibilisés en tant qu’êtres sensibles.
Coupez !
Maria semble toutefois réservé aux initiés dotés de sérieux référentiels historiques : pas de date à l’écran, guère de contextualisation — un peu regrettable pour une œuvre d’inspiration historique. Aux générations ignorant que si la libéralisation des mœurs post-soixante-huitarde a battu en brèche le moralisme corseté prévalant auparavant, on rappellera qu’elle s’est accompagnée d’une permissivité dont certains ont abusé aux détriments d’autres. Notamment avec l’émergence dans les salles d’un cinéma érotique et pornographique, particulièrement rentable pour ses producteurs jusqu’à sa surtaxation en 1976.
Ce que montre Jessica Palud est abominable au regard de 2024 ; il l’était pareillement en 1972, mais l’ambiance sociétale déréglait collectivement les curseurs du tolérable — Milgram a bien démontré dans sa fameuse expérience à quel point le conditionnement (par une autorité, mais par extension, une époque) peut influer sur un comportement individuel, voire collectif. En témoigne ici l’apathie du plateau au moment du tournage de la scène problématique d’agression de Maria Schneider. Ce choix d’abolir les marqueurs temporels présente donc le risque de fausser la compréhension d’une situation historique sociologique globale. Faut-il le préciser à nouveau : comprendre n’est pas excuser.
Reste qu’on est frappé par les similitudes entre l’histoire (authentique) de Maria Schneider et celle de Jill, campée par Brigitte Bardot dans Vie privée (1962). Comme si le film de Louis Malle avait brossé les grandes lignes de cette trajectoire tragique : Jill y est une comédienne élevée par une mère seule, devenant du jour au lendemain vedette de l’écran mais aussi la cible de violentes attaques obscènes, avant de succomber, dévorée par l’image qu’elle renvoie, pourtant fort éloignée de son for intérieur. Malle poétise la chute libératrice de son héroïne dans ce film — l’un des plus subtils jamais réalisés sur les ravages de la surexposition médiatique et de sa pression sur les artistes —, il prophétise métaphoriquement celle de Maria Schneider… et de tant d’autres étoiles flambées aux feux ingrats de la société du spectacle.
Maria de Jessica Palud (Fr, 1h42) avec Anamaria Vartolomei, Matt Dillon, Yvan Attal, Marie Gilailn, Céleste Brunnquell, Giuseppe Maggio, Stanislas Merhar… En salle le 19 juin 2024.