Toujours impeccable lorsqu’il s’agit d’incarner des personnages ordinaires entraînés dans des parcours de vie insolites, Karim Leklou a été choisi par les frères Larrieu pour être Aymeric, père adoptif du héros titre du “Roman de Jim”. Un rôle au long cours où il est confronté au désir fluctuant de la mère, Florence (Laetitia Dosch) puis au réconfort auprès d’Olivia (Sara Giraudeau). Rencontre.
Karim, comment fait-on pour approcher un personnage comme celui d’Aymeric, qui vit pendant 20 ans à l’écran ?
Karim Leklou : C’était la première fois que j’avais ce défi-là — déjà, il y avait une très belle écriture à la base. Je me suis surtout basé sur le scénario des frères Larrieu, que je dirais très bien détaillé. On a d’abord parlé des évolutions physiques et fait très vite des tests avec le maquillage, la coiffure… tout ce qu’il faut concrètement pour avoir une évolution légère dans le temps pour qu’on puisse se retrouver dans ce personnage de 25 à 45 ans.
Il y avait déjà toute l’évolution du personnage dans la finesse de l’écriture des frères Larrieu : pas de grand changement psychologique, mais une évolution intellectuelle. On le sent quand il se reconstruit avec Olivia : ce changement, cette “gentillesse“, cette forme de résilience de quelqu’un qui fait face dans la vie et qui n’est pas plus intelligent que le scénario. Tous les personnages, finalement, sont un peu obligés par les événements ; ils n’ont pas une intelligence manichéenne ou qui serait de l’ordre de la manipulation ; ils sont dans l’immédiateté. Et c’était super parce qu’on restait dans une construction de l’immédiateté de la scène et on pouvait se concentrer sur le cœur des scènes.
En plus, on a été obligés de commencer le tournage par l’avant-dernière scène du film — où je retrouve mon fils. À cause de la contrainte des dates des Nuits Sonores : c’est des choses qu’on ne peut pas reproduire, sinon il faudrait avoir un budget de 70 millions d’euros (rires) ! Mais rencontrer tout de suite mon fils “adulte“ — joué par Andranic Manet qui est un super acteur — ça m’a permis de “calibrer“ et du coup ça a scellé en moi une envie de cinéma très forte de continuer sur le film — parce qu’après, il y a eu deux, trois mois avant qu’on retourne. En ayant cette fin, ces retrouvailles, on a pu construire presque à rebours toutes les étapes précédentes. Ce n’était pas si évident, parce qu’il y avait une mise en tension assez forte et il fallait qu’on ait cette tension tout au long du film.
Arnaud Larrieu : Sur les années qui passent, on peut rendre hommage au maquillage, aux coiffures ET aux costumes. On a tourné un mois et demi, mais pas dans l’ordre, évidemment. Et Karim a joué aussi sur sa stature, On a vraiment l’impression de grands changements alors qu’en réalité, c’est que des petits artifices..
Jean-Marie Larrieu : C’était des petits changements, mais en fait l’image de fin montre qu’il y en a du chemin parcouru. Et le jeu aussi, on peut dire : il y avait notre écriture, mais l’interprétation de Karim aussi. La personne humaine est subtile. La subtilité d’évolution d’Aymeric, on ne l’a remarque pas forcément sur le moment, mais clairement, il a évolué.
KL : Oui, en maturité. Je trouve la force d’Olivia sur lui. C’est encore un autre personnage qu’avec Florence… On sent cette blessure, on sent beaucoup de choses en lui, mais en même temps, on sent qu’Olivia lui a fait un bien fou et malgré tout, il arrive à se reconstruire, à aller de l’avant. J’aimais beaucoup sa façon d’aller de l’avant, avec une sorte d’intelligence émotionnelle et d’être là, au bon endroit, sans jamais forcer les choses. C’était aussi des ressorts qu’on ne voyait pas si souvent.
Le film est truffé de marqueurs temporels — en particulier des photographies, des dates — qui sont des marqueurs intimes et internes aux personnages. Mais il y en a un, qui dépasse ce cadre intime : les images de l’élection présidentielle de 2007…
AL : On aime beaucoup cette séquence. Elle dit beaucoup de choses. La mère, c’est un peu une assistée, mais on comprend qu’elle a des idées assez racistes.
JML : Je crois que dans le roman, on se rend compte qu’elle est comme les racistes qui disent : « je suis raciste, mais j’ai un copain qui est noir ou arabe » Elle dit : « Je suis contre les racistes, mais j’aime ma mère. » Aymeric se débrouille le jour des élections pour ne qu’elle oublie le deuxième tour.
AL : Et puis, il y a l’histoire de “l’Élu” : c’est le moment où elle lui lui dit : « tu pourrais peut-être l’adopter » — donc donner un statut officiel à leur relation, et que lui refuse. À ce moment-là, ça va s’annoncer cruellement après, lui-même vote blanc, donc il ne fait pas exactement un choix. Et puis, tout d’un coup, au creux des élections et il y a quand même un résultat qui arrive… et c’est le lendemain que l’Élu officiel arrive, c’est-à-dire le père naturel. La voix-off le dit : «. Le dimanche des élections, la veille du lundi, où tout a basculé ». Le mauvais présage…
On a mis un carton avec la date « hiver 2008 ». À une époque, on n’en avait pas mis [de carton avec les dates, ndr] et il y avait des gens qui naviguaient à vue : ils étaient persuadés qu’ils allaient voir Hollande apparaître (rires) ! Mais non, il n’est pas là, il n’est pas encore arrivé.
KL : J’aime bien la réaction des personnages. Souvent, on voit des gens ultra passionnés, comme des gens un peu désabusés par la politique. Je ne sais plus exactement ce qu’elle dit : « sans surprise… »
AL : On montre la réaction dans un cadre intime, ce qui est assez peu montré, au fond.
La seule à peu près comparable est celle filmée par Depardon dans 1974, une partie de campagne sur l’élection de Giscard d’Estaing, où il est seul à découvrir sa propre élection au ministère des Finances… Revenons justement au personnage de Florence : elle a un côté insensible, mais avez-vous particulièrement veillé à ce qu’elle ne soit pas repoussante ?
JML : Elle ne l’est pas du tout !
AL : On savait que c’était le personnage le plus délicat : elle accompagne un peu tout le récit. Mais on tenait que chaque fois qu’elle veut, qu’elle décide de quelque chose, ce soit sincère et qu’elle soit convaincue. Elle ne veut pas arnaque les autres. C’était ça, le travail avec Laetitia sur Florence : « Tu crois à ce que tu dis, tu crois, tu crois, tu crois… ». Il fallait qu’il y ait zéro manipulation. Mais évidemment, qu’on y pense sans arrêt ! La dernière sortie sur ce qu’elle a fait avec Jim, elle lui dit : « Je ne cherche pas à ce que tu me pardonne. Je veux juste que tu saches la vérité. » Et la vérité ultime, c’est que Jim va bien. C’est ça le travail sur Florence. Elle est le moteur de notre histoire… qui n’est surtout pas une histoire de type qui s’est fait arnaquer.
KL : Non, et je trouve qu’il y a une forme d’honnêteté intellectuelle terrible dans le film. Moi, j’aurais pas eu ce courage. si j’avais fait un coup comme ça, de revenir… Une forme de courage et aussi, quelque part, d’oser dire ce qui a été fait par amour pour cet enfant. J’aimais bien cette confrontation entre ce qu’on peut faire par amour pour un enfant. Dans une autre scène, Aymeric — qu’on pourrait qualifier de gentil — pourrait se retrouver sur une chaîne d’info avec une « alerte enlèvement » et ça serait terminé. Les événements bousculent les personnages ; ils n’ont pas toujours des coups d’avance.
Et puis Laetitia, c’est une actrice fantastique, assez dingue pour amener beaucoup de complexité avec des couches et des sous-couches. Dès la première scène, où ils couchent ensemble, elle donne corps à son personnage. C’était le plus dur à ne pas être justement dans une sorte d’antipathie. Elle a fait un immense travail.
JML : Sans la détourner de ce qu’elle est : de l’énergie et de l’humour. On voulait que Florence garde ça.
AL : C’est des personnages qui avancent “à vue” : elle a des idées, elle essaie. Elle se cogne parfois mais elle avance.
Il n’y pas de préméditation chez elle, donc…
AL : Non. Mais quand on a commencé à parler de de cette fille, ça correspondait un peu à la manière dont on travaille avec les acteurs. C’est-à-dire que c’est très écrit — tout est écrit, on sait où on va tourner, mais chaque matin, on ne sait pas comment on va tourner ; ni où on va mettre la caméra. On fait venir les acteurs et on regarde un peu ce qu’ils proposent. La première fois qu’ils jouent la scène, on sait comment se positionner, la caméra, on va les déployer dans la scène, comment on va le faire… Dans un sens, là aussi, il n’y a pas de préméditation. Il y a : « qu’est-ce qui se passe au moment où on va tourner ? » C’est ça qu’on s’est dit. C’est pour ça que ça nous a plu aussi, chez ce genre de personnage. C’est ça qu’on a capté.
KL : Moi, j’ai eu la sensation qu’ils [Aymeric et Florence, ndr] ont vraiment été heureux ensemble pendant un laps de temps important. Puis comme dans la vie, parfois, il faut avoir du courage. C’est un personnage qui affronte beaucoup la norme. C’est sa liberté. En tout cas, c’est un personnage qui n’était pas cliché — déjà, elle vit montagne ! (sourire) Les personnages féminins sont parfois plus aseptisés ou dans une imagination déjà toute construite, toute faite. Là, il y avait quelque chose de moderne, de fort, dans la vision qui était apportée. Les deux portraits de femmes sont deux très jolis seconds rôles féminins qu’on voit assez rarement dans le cinéma français. Déployer autant de force de caractère sur deux personnages, ça m’a vraiment pété à la gueule.
Le Roman de Jim de Jean-Marie & Arnaud Larrieu (Fr., 1h41) avec Karim Leklou, Laetitia Dosch, Noée Abita, Sara Giraudeau, Bertrand Belin… En salle le 14 août 2024.