Deux pères et deux filles, une mère et son fils et deux histoire corses se retrouvent à l’affiche cette semaine cinématographique. Entre autres…
Le Royaume de Julien Colonna
Années 1990, l’été en Corse. Pour Lesia, les vacances ne sont pas aussi détendues qu’elle le souhaiterait. Et pour cause : l’adolescente est la fille de Pierre-Paul, chef d’une bande vivant dans la clandestinité. Un jour, sans qu’elle s’y attende, un motard la conduit auprès de son père afin qu’elle passe du temps avec lui. Mais les journées sont grevées d’ennui et surtout, une série de règlements de comptes sème la mort autour de la garde rapprochée de Pierre-Paul. Le danger vient troubler les retrouvailles…
Deux semaines après sa (logique) sortie anticipée en Corse, histoire de toucher au cœur le territoire dans lequel il s’ancre si puissamment, Le Royaume s’offre aux yeux des continentaux. Fresque intime filmée à la hauteur de son héroïne, qui découvre le monde tel qu’il est de ses yeux de presque adulte (mais encore un peu enfant), ce film fait fi du “roman” pour épouser un réalisme frontal, en laissant toutefois une grande part aux silences et aux non-dits. La moindre des choses lorsqu’il s’agit d’évoquer la clandestinité et les problèmes d’incommunicabilité entre un père et sa fille, autant séparés par la distance générationnelle que les circonstances.
Film d’ambiance (l’été, la chaleur, les éléments…), Le Royaume se donne à ressentir : avant même que la première image n’imprime la rétine, le son met en condition par des bruits méditerranéens. Il donne également à éprouver les sensations de Lesia, notamment les plus basiques qui ne sont pas les plus aisées à suggérer. Tel l’ennui — cette impression qui tend à disparaître aujourd’hui à force de sur-sollicitations technologiques — que les ados de jadis devait apprivoiser comme ils le pouvaient en regardant défiler les heures. Mieux que n’importe quelle reconstitution de décor, cette évocation du désœuvrement assoit le film dans son époque. Au reste, du fait de certains rebondissements dans l’intrigue, celle-ci ne pourrait pas (plus) se dérouler de la même manière de nos jours.
Des débuts prometteurs
Il arrive que des films se “vendent” sur la nouveauté d’actrices ou d’acteurs inventés par des réalisateurs. Vierges de toute image, ou plutôt de tout passé cinématographique, ils font alors corps de manière absolue avec leur personnage — s’exposant au risque d’être ad vitam æternam confondus avec eux lorsqu’il s’agit d’amateurs se décidant à faire carrière dans le 7e Art. Ne préjugeons pas du futur et sachons apprécier ce que Le Royaume nous offre avec la double découverte de Saveriu Santucci — guide à la haute stature devenant ici chef de gang — et de celle qui joue sa fille, infirmière à la ville. L’allure frêle et la voix de jouvencelle de Ghjuvanna Benedetti sont démenties par l’intensité de son regard — en cela, elle rappelle le portrait de la 🔗Jeune Orpheline au cimetière de Delacroix, tableau lié aux massacres de Scio. Si la réalisation de Julien Colonna va à l’essentiel, elle n’est pas dénuée d’efficacité dans les séquences d’action. Et augure d’une carrière prometteuse dans le registre du thriller comme du drame. Attendons donc avec confiance qu’il confirme.
Le Royaume de Julien Colonna (Fr., 1h51) avec Ghjuvanna Benedetti, Anthony Morganti, Thomas Bronzini de Caraffa En salle le 13 novembre 2024.
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Une part manquante de Guillaume Senez
Tokyo, de nos jours. Séparé de son épouse nippone, Jay connaît le sort de nombreux parents d’un couple binational dans l’Archipel : il n’a plus vu sa fille Lily depuis 9 ans, bien qu’il soit contraint de continuer à subvenir à ses besoins. Devenu taximan, il sillonne la ville dans l’espoir illusoire de la croiser par miracle. Un beau jour, le fameux miracle survient lorsque la jeune fille monte à bord de son véhicule, sans le reconnaître…
C’est à l’occasion de la présentation au Japon de son précédent long métrage — Nos batailles, à voir si ce n’est déjà fait — que Guillaume Senez a découvert la situation des ressortissants étrangers ex-conjoints de Nippons devant batailler pour bénéficier d’une garde alternée. Un sujet diplomatiquement inflammable et tenant sur l’Archipel de l’éléphant dans la pièce, au même titre que celui des “évaporés” — ces personnes qui décident de disparaître de la société comme dans 🔗A Man.
Senez, dont le cinéma est traversé par la question de la paternité, y a naturellement trouvé matière à un nouveau récit, où la quête peut aussi se voir comme un prétexte à un road movie existentiel. Avec son personnage de chauffeur de taxi, le cinéaste ne manque pas l’occasion de sillonner la capitale nippone de jour comme de nuit, dans une fascination dromoscopique rappelant celle manifestée par Wenders dans 🔗Perfect Days. La musique aidant — en particulier lorsqu’il s’agit de standards français repris en japonais —, il crée parfois un sentiment d’égarement faisant écho avec celui de Jay, ballotté entre deux cultures au point — littéralement — de ne plus savoir où il habite
Retour à l’envoyeur
De son propre aveu, Senez s’est inspiré du plus asiatique des polars français pour construire ce personnage de Jay : Le Samouraï (1967) de Melville. En faisant de lui comme Jeff Costello un être vivant dans un dépouillement maximal, possesseur d’un animal de compagnie insolite (baptisé Jean-Pierre comme Melville, de surcroît) et irrésistiblement attiré par une situation aux conséquences fatales, tel un papillon par le feu qui le perdra.
Film d’amour contrarié mais film de retrouvailles malgré tout, Une part manquante peut enfin se ranger dans la (longue) liste des œuvres héritières du matriciel À bout de course (Running on empty, 1988) de Sidney Lumet ; cet éloge de la puissance fusionnelle d’une famille en cavale — puissance qui atteint paradoxalement son apogée dans une fin ouverte sur (et par) la distension plus ou moins consentie des liens. Et l’acceptation du fait qu’aucune distance physique n’empêchera jamais les membres d’une famille de demeurer unis. S’il a l’apparence du mélodrame, ce long métrage n’en est pas vraiment un. Ce qui n’est pas une raison pour vous dispenser de mouchoir.
Une part manquante de Guillaume Senez (Fr.-Bel., 1h38) avec Romain Duris, Mei Cirne-Masuki, Judith Chemla…
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En tongs au pied de l’Himalaya de John Wax
À six ans, Andréa est sur le point de faire sa rentrée en grande section de maternelle. Une petite victoire pour ce petit bonhomme à qui l’on a diagnostiqué un TSA (trouble du spectre autistique). Si Pauline et Fabrice, ses parents, ambitionnent de le voir passer au CP l’année prochaine, la tâche n’est pas facilitée par leur récente séparation, qui bouscule l’environnement affectif d’Andréa. Pour Pauline, le défi est également de taille car elle doit aussi jongler avec des problèmes de boulot, de fric, de cœur, de père, de frère et de bouteille…
Ce premier film réalisé en solo par John Wax creuse, après Tout simplement noir, le sillon d’une comédie sociétale au moins autant destinée à faire rire qu’à poser le doigt sur des problématiques concrètes… sans se transformer en pensum donneur de leçons. Loin d’être une histoire chargée de vertus et d’exemplarité — à la façon de ces insupportables contes de fées américains dégoulinants de modèles hors d’atteinte —, En tongs au pied de l’Himalaya peut donner l’impression de charger la barque alors qu’elle offre un aperçu global et réaliste d’une situation multifactorielle, où chacun à sa responsabilité et ses circonstances atténuantes.
Notons que Wax ne fait le procès de personne : s’il montre ici l’attitude problématique d’une institutrice ou les déboires (!) d’une mère célibataire débordée accumulant les galères, c’est surtout pour pointer les carences au sein de l’institution scolaire et la situation réelle au quotidien des aidants a fortiori lorsqu’il s’agit des parents séparés. Un regard non idéalisé ni complaisance sur des personnes plus que des personnages. Le monde du handicap devrait apprécier cette représentation fidèle qui n’héroïse pas et ne cherche pas à faire pleurer Margot. À cette enseigne, le choix d’Audrey Lamy s’avère plus que judicieux : la comédienne incarne une Pauline terriblement attachante ; vivante et crédible dans son parcours de presque quadragénaire au bout du rouleau. Certains rôles “du quotidien” exigent de trouver la juste distance entre le lâcher-prise naturaliste et la démonstration — ce qu’elle fait ici avec le naturel requis.
En tongs au pied de l’Himalaya de John Wax (Fr., 1h33) avec Audrey Lamy, Eden Lopes, Nicolas Chupin, Naidra Ayadi, Benjamin Tranié… En salle le 13 novembre 2024.
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On aurait dû aller en Grèce de Nicolas Benamou
La famille Rousselot se retrouve hébergée dans la luxueuse villa corse d’un vague ami, dont on comprend vite qu’il n’est pas un modèle d’honnêteté. Pour preuve, il a séduit et abandonné la voisine et truandé les anciens propriétaires du terrain où il a bâti sa demeure. Conséquence ? Ceux-ci prennent en otage les Rousselot qui admettent bien vite qu’ils auraient mieux fait d’aller en Grèce comme d’habitude…
Tous les clichés sur la Corse que vous ne trouverez pas dans Le Royaume ont été rassemblés dans cette comédie pourtant co-écrite par des Corses. Étrange de la voir débarquer au moment-même où émerge un cinéma insulaire de grande qualité, prenant à bras-le-corps ses problématiques particulières : outre le travail de fond mené par Thierry de Peretti, citons Pascal Tagnati (I Comete) et prochainement Le Mohican de Frédéric Farrucci avec un Michel Ferracci excellent… qu’on retrouve cependant co-scénariste et interprète dans la présente pantalonnade. Ne nous méprenons pas, il ne s’agit ici pas de crier haro sur la comédie ; et le boulevard est un genre codifié sanglé par de grosses ficelles (pour On aurait dû aller en Grèce il s’agirait même de câbles). Toutefois, il n’est pas défendu d’en tester l’élasticité pour essayer de lui redonner de la vigueur.
On aurait dû aller en Grèce de Nicolas Benamou (Fr., 1h21) avec Gérard Jugnot, Virginie Hocq, Elie Semoun… En salle le 13 novembre 2024.